Les Mœurs du jour (Cooper)/Chapitre VI

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 30p. 68-81).



CHAPITRE VI.


Alors aucun homme ne sacrifiait à un parti ; alors tous étaient dévoués à l’État ; alors le grand homme secourait le pauvre et le pauvre aimait les grands ; alors les terres étaient justement partagées, et les dépouilles vendues en commun. Les Romains étaient comme, des frères dans les bons jours du vieux temps.
Macaulay.



Nous avons dit que John Wilmeter avait été laissé à Biberry par son oncle, afin de pourvoir au bien-être de leur cliente. John, ou Jack comme l’appelaient familièrement ses intimes, en y comprenant sa jolie sœur, était en somme un excellent garçon, bien que loin d’être exempt des infirmités auxquelles est sujette la portion mâle de la famille humaine, quand elle approche de trente ans. Il était franc, brave, généreux, disposé à penser pour son compte ; et, ce qui est quelque peu extraordinaire parmi ses compatriotes, d’un tempérament qui le portait à se faire une opinion sur-le-champ, sans se laisser aisément entraîner par celles qui pouvaient circuler dans le voisinage. Peut-être qu’un peu d’esprit d’opposition au sentiment qui se développait si rapidement à Biberry, l’engageait à s’intéresser plus chaudement à cette femme singulière, accusée de crimes si énormes.

Les instructions laissées par M. Dunscomb à son neveu avaient aussi donné à ce dernier quelque malaise. D’abord, elles avaient été très-détaillées et très-attentives au sujet du bien-être de la prisonnière, et l’on y avait pourvu d’une manière peu usitée dans une prison. L’argent, il est vrai, avait contribué pour sa part à obtenir ce résultat ; mais, en dehors des grandes villes, l’argent, dans de semblables conjonctures, a moins de prix en Amérique que dans la plupart des autres contrées. Le peuple a généralement bon cœur ; il est plein d’égards pour les besoins d’autrui ; et de bonnes paroles feront autant, d’ordinaire, que les dollars. Dunscomb, toutefois, avait fait une judicieuse application des deux moyens ; et à l’exception de son emprisonnement et de la nature des terribles charges élevées contre elle, Marie Monson avait très-peu à se plaindre de sa position.

La partie des instructions qui donnait le plus d’inquiétude à John, qui le tourmentait réellement, avait trait à l’innocence ou à la culpabilité de la prisonnière. L’oncle doutait ; le neveu était toute confiance. Tandis que le premier avait considéré froidement les circonstances, et penchait vers l’opinion qu’il pourrait y avoir du vrai dans les charges, le second voyait dans Marie Monson une séduisante jeune femme, dont l’air innocent était le gage d’une âme innocente. Aux yeux de John, il était absurde d’intenter une accusation de cette nature à un être si admirablement doué.

— Je songerais autant à accuser Sarah de si noirs délits, que d’accuser cette jeune dame ! s’écria John à son ami Michel Millington, pendant qu’ils prenaient leur déjeuner le lendemain. Il est absurde, impie, monstrueux, de supposer qu’une femme, jeune, bien élevée, voudrait ou pourrait commettre de semblables crimes ! Ah ça, Mike, elle comprend le français, l’italien, l’espagnol ; et il est fort probable qu’elle peut aussi lire l’allemand, si elle ne peut le parler.

— Comment savez-vous cela ? vous a-t-elle fait l’étalage de ses connaissances ?

— Pas le moins du monde ; cela se découvrit aussi naturellement que possible. Elle demanda quelques-uns de ses livres, et lorsqu’on les lui apporta, je vis qu’elle avait choisi des ouvrages dans ces quatre langues. J’étais, je vous assure, tout à fait honteux de mon ignorance qui va jusqu’à n’avoir qu’une teinture du français, en face de son espagnol, de son italien, de son allemand !

— Ma foi je m’en serais fort peu soucié, répliqua Michel très-froidement, la bouche à moitié pleine de beefsteak. Les jeunes filles ont naturellement le pas sur nous en pareille matière. Nul homme ne songe à rivaliser avec une jeune dame qui possède les langues vivantes. Miss Wilmeter pourrait nous en remontrer à tous les deux, et rire de notre ignorance par-dessus le marché.

— Sarah ! ah ! c’est une assez bonne fille dans son genre ; mais pas à être comparée…

Jack Wilmeter s’arrêta court, car Millington laissa tomber son couteau avec grand bruit sur son assiette, et il regardait son ami dans une sorte de sombre étonnement.

— Vous n’y songez pas, de comparer votre sœur à cette étrangère inconnue et suspecte ! balbutia à la fin Michel, parlant absolument comme un homme dont la tête a été tenue dans l’eau jusqu’à ce que sa respiration soit presque épuisée : vous devez vous rappeler, John, que la vertu ne devrait jamais sans nécessité être mise en contact avec le vice.

— Mike, croyez-vous aussi à la culpabilité de Marie Monson ?

— Je crois qu’elle est en prison sous un verdict rendu par une enquête, et je crois plus sage de suspendre mon opinion quant au fait capital, en attendant plus ample évidence. Rappelez-vous, Jack, que de fois votre oncle nous a dit qu’après tout de bons témoins étaient le fond de la loi. Attendons, et voyons ce qu’un jugement peut mettre au jour.

Le jeune Wilmeter se couvrit la figure de ses mains, baissa sa tête sur la table, et cessa tout à fait de manger. Son bon sens l’avertissait de la prudence du conseil qu’il venait de recevoir, tandis que ses sentimens impétueux, et excités presque jusqu’à la rage, le poussaient à aller en avant et à combattre quiconque niait l’innocence de l’accusée. Pour ne rien cacher, John Wilmeter allait à grands pas s’enlacer dans les filets de l’amour. — Et, à dire vrai, malgré l’extrême fausseté de sa situation, malgré les sentiments de colère qui s’élevaient si rapidement contre elle à Biberry et dans les environs, malgré tout le mystère qui enveloppait son vrai nom, sa réputation et son histoire, il y avait autour de Marie Monson, dans sa tournure, et surtout dans ses manières et dans sa voix, d’autres avantages personnels qui pouvaient très-bien captiver l’imagination d’un jeune homme et toucher son cœur tôt ou tard. De plus, John était entièrement sous l’influence de cette situation nouvelle ; s’il avait été éloigné de Biberry, il est probable que les sentiments et l’intérêt, qui s’étaient éveillés en lui d’une manière si soudaine et si puissante, se seraient évanouis, ou seraient restés dans l’ombre en sa mémoire, comme un mélancolique et pourtant agréable souvenir des heures passées, dans des circonstances où les hommes vivent vite, s’il ne leur arrive pas toujours de vivre bien. L’oncle songeait peu à quel danger il exposait son neveu en le plaçant comme une sentinelle de la loi, près de la porte de sa cliente emprisonnée. Mais l’expérimenté Dunscomb se préoccupait beaucoup de pousser John dans la vie active, et de le mettre dans des positions qui pussent l’amener à penser et à agir pour son compte ; il avait toujours eu l’habitude, précédemment, de produire le jeune homme, toutes les fois que les circonstances le lui avaient permis. Bien que le conseiller eût plus que de l’aisance, et que John et Sarah possédassent chacun une fortune très-respectable, qui les rendait tous deux indépendants, il était excessivement jaloux de voir son neveu lui succéder dans le barreau.

Il avait, pour ainsi parler, les mêmes principes à l’égard de sa nièce ; il aurait voulu la voir devenir la femme d’un homme dans les affaires ; et la circonstance même que Millington bien qu’avec de hautes et belles relations, se trouvait presque sans fortune, n’était pas une objection à ses yeux à l’union que Sarah avait tant de penchant à contracter. Les deux jeunes gens avaient donc été laissés sur le terrain pour prendre en main les intérêts d’une cliente qui inspirait à Dunscomb un intérêt si puissant, quelque disposé qu’il fût à craindre que les apparences ne fussent trompeuses.

Nos jeunes gens n’étaient pas oisifs. Non contents de faire tout ce qui était en leur pouvoir pour contribuer au bien-être personnel de Marie Monson, ils déployaient toute leur activité et leur intelligence à recueillir, en les annotant, tous les faits qui avaient été produits par l’enquête du coroner, ou qu’ils pouvaient glaner dans les environs. Ces faits et ces bruits étaient classés par John en « faits prouvés » « rapportés » « probables » « improbables » ; il accompagnait chaque division d’annotations, qui formaient une espèce de résumé très-utile à celui qui voulait pousser ses recherches plus loin.

— Voilà, Millington, dit-il quand ils arrivèrent à la prison, à leur retour d’une promenade qu’ils avaient faite après leur dîner, jusqu’aux ruines de la maison brûlée ; voilà, je crois, d’assez bon ouvrage pour un jour et nous sommes passablement en voie de donner à l’oncle Tom des renseignements assez complets sur cette misérable affaire. Plus je la vois et l’étudie, plus je suis convaincu de la parfaite innocence de l’accusée. J’espère que vous en êtes frappé comme moi, Mike ?

Mais Mike n’était pas d’un sang aussi chaud que son ami. Il sourit légèrement à cette question et tâcha d’esquiver une réponse directe. Il vit combien étaient vives les espérances de Tom, combien ses sentiments prenaient à ce sujet un intérêt de plus en plus profond, tandis que son propre jugement, influencé peut-être par l’exemple de M. Dunscomb, penchait fortement à pressentir le plus triste résultat. Mais il se faisait un honnête plaisir de dire au frère de Sarah tout ce qui pouvait contribuer à lui être agréable, et une bonne occasion se présentant en ce moment, il ne la laissa pas échapper.

— Il est une chose, Jack, qui paraît avoir été étrangement négligée, dit-il, et dont on peut tirer quelque parti, si on l’examine à fond. Vous pouvez vous rappeler qu’il a été établi par quelques-uns des témoins qu’il y avait une Allemande dans la famille des Goodwin le jour qui précéda le feu ; elle s’occupait du soin de la maison.

— Maintenant que vous le mentionnez, je m’en souviens : c’est vrai ; qu’est devenue cette femme ?

— Pendant que vous traciez votre plan des ruines, et que vous preniez le dessin des bâtiments extérieurs, du jardin, des champs, etc., je me rendis à la maison la plus voisine, et je jasai avec les femmes. Vous pouvez vous rappeler que je vous ai dit que c’était pour boire un verre de lait ; mais je vis des jupons, et je crus que je pouvais tirer quelque chose du penchant de la femme à bavarder.

— Je sais que vous me quittâtes ; mais j’étais trop occupé en ce moment pour voir à quel sujet, et dans quel endroit vous alliez.

— C’était dans la vieille ferme qui n’est éloignée que de cinquante perches des ruines. La famille en possession se nomme Burton, et je ne rencontrai de ma vie une troupe en jupons plus loquace.

— À combien aviez-vous affaire, Mike ? demanda John, jetant les yeux sur ses notes, en posant la question d’une manière qui montrait combien il attendait peu de cette entrevue avec les Burton. — Si c’était à plus d’une de cette bande babillarde, je vous plains, car j’en ai eu un échantillon moi-même hier matin, dans une entrevue passagère.

— Il y en avait trois qui causaient et une qui gardait le silence. Comme d’habitude ; je crus que la silencieuse en savait plus que les bavardes, si elle avait voulu dire quelque chose.

— C’est le moyen qu’on emploie pour juger l’un ou l’autre, mais il est aussi souvent faux que vrai, vu que beaucoup de personnes se taisent parce qu’elles n’ont rien à dire, aussi bien que parce qu’elles réfléchissent, et parmi celles qui ont l’air très-sensé, il y en a la moitié, autant que j’en puis juger, qui prennent cet air, comme une sorte d’excuse de leur sottise.

— Je ne puis dire ce qu’il en était, en cette occasion, de mistress Burton, le membre silencieux de la famille. Mais tout ce que je sais, c’est que ses trois dignes belles-sœurs doivent être rangées parmi les vierges folles.

— N’avaient-elles pas d’huile pour remplir leurs lampes ?

— Elles l’auraient toute employée à rendre leur langue souple. Jamais trois donzelles ne verseraient à flot un courant de paroles comme celui dont elles m’honorèrent pendant les cinq premières minutes. À la fin il me fut permis de poser une question ou deux après quoi elles aimèrent mieux me laisser interroger, tandis qu’elles se contentaient de répondre.

— Avez-vous appris quelque chose, Mike, pour vous dédommager de tout cet ennui ? dit John en regardant toujours ses notes.

— Je le crois. Avec beaucoup de difficulté à éliminer le surplus, j’obtins ces détails : Il paraîtrait que l’Allemande était une émigrante nouvellement débarquée, qui avait couru le pays, et s’était offerte à travailler moyennant sa nourriture, etc. Mistress Goodwin s’occupait ordinairement de tous les soins domestiques ; mais elle eut une attaque de rhumatisme qui l’engagea à accepter cette proposition, et cela d’autant plus volontiers, qu’elle ne devait pas payer son aide. Il paraît que la défunte était un bizarre mélange de penchant à l’avarice et de passion pour l’étalage. Elle amassait tout ce qui lui tombait sous la main, et prenait un plaisir peu commun à montrer son magot. En conséquence de cette faiblesse, tout le voisinage connaissait non-seulement son or, car elle changeait en ce métal tout son argent avant de le déposer dans son bas, mais encore le montant à un dollar près, et l’endroit où elle le gardait. Sur ce point toutes étaient d’accord, même la silencieuse matrone.

— Et qu’est devenue cette Allemande ? demanda John avec un soudain intérêt, et renfermant ses notes. Pourquoi ne l’a-t-on pas interrogée avant l’enquête ? Et où est-elle maintenant ?

— On n’en sait rien. Elle a disparu depuis le feu, et quelques-uns pensent qu’après tout, elle peut bien être l’auteur de tout le mal. Il me semble bien étrange qu’on n’en ait pas vu de trace.

— Il faut y regarder attentivement, Mike. Il est très-surprenant qu’on n’ait pas davantage parlé d’elle devant le coroner. Toutefois, je crains une chose. Le docteur Mac-Brain est un homme des plus profonds en anatomie, et vous vous rappelez qu’il inclinait à penser que les squelettes appartenaient à des femmes. Maintenant, il peut se faire que ce soient les restes de cette Allemande qu’on ait trouvés, ce qui mettra sa culpabilité hors de question.

— Assurément, Jack ; vous ne seriez pas fâché qu’on découvrît que tout être humain est innocent de semblables crimes !

— Nullement ; quoi qu’il me paraisse plus probable qu’une vagabonde inconnue est plutôt coupable dans cette occasion, qu’une jeune femme bien élevée, qui, sous le rapport des talents, a l’air tout à fait comme il faut. D’ailleurs, Michel, ces émigrants allemands ont apporté plus que leur part de crimes parmi nous. Examinez les rapports des meurtres et des vols pendant ces dix dernières années, et vous trouverez que dans une proportion exorbitante, ils ont été commis par cette classe d’émigrants. Il me paraît plus que probable que l’origine de cette affaire remonte précisément à cette femme.

— Je conviens que vous avez raison de tenir ces propos sur les Allemands. Mais il serait bon de se rappeler que quelques-uns de leurs États ont, dit-on adopté la mesure d’envoyer leurs mauvais sujets en Amérique. Si l’Angleterre voulait les imiter, j’imagine que Jonathan ne voudrait pas le permettre.

— Il ne devrait le permettre d’aucune nation de la terre. S’il y avait jamais une cause légitime de guerre, c’est bien celle-là. Oui, oui, il faut avoir l’œil sur cette Allemande et faire des recherches.

Michel Millington sourit légèrement de cette disposition de John Wilmeter à croire pis que pendre des Allemands.

— Si l’un de ces squelettes était celui de l’Allemande, et que le docteur Mac-Brain prouvât qu’il a raison, dit John Wilmeter avec vivacité, que seraient devenus les restes de M. Goodwin ? Il y avait mari et femme dans cette famille.

— C’est vrai, répondit Millington, et j’ai appris aussi quelque chose sur son compte. Il paraît que le vieux buvait sec, parfois, quand sa femme et lui se prenaient à disputer. Tous les Burton convinrent de cette particularité concernant le vieux couple. Le défaut de Goodwin n’était pas généralement connu, et n’avait pas encore été assez loin pour affecter la réputation du vieux, bien que les plus proches voisins en fussent instruits.

— Et l’on ne trouvera pas un mot de tout ceci dans aucun des comptes-rendus des journaux de la ville ! pas une parcelle de témoignage sur ce point devant l’enquête ! Eh quoi ! Mike, ce simple fait peut donner l’explication de toute la catastrophe.

— De quelle manière ? demanda tranquillement Millington.

— Ces os sont des os de femme ; le vieux Goodwin a volé la maison, y a mis le feu, a assassiné sa femme et l’Allemande dans la folie de l’ivresse, et s’est enfui. Voilà pour l’oncle Tom une histoire qui le charmera ; car s’il n’est pas tout à fait certain de l’innocence de Marie Monson, il serait enchantée de l’apprendre.

— Vous faites beaucoup de peu, Jack, et vous en imaginez plus que vous ne pourriez prouver. Pourquoi le vieux Goodwin aurait-il mis le feu à sa propre maison, car on me dit que cette propriété lui appartenait ? pourquoi aurait-il dérobé son propre argent, car quoique des femmes mariées puissent avoir des biens séparés dans ce qu’on appelle leur propre, la loi ne peut pas concerner les accumulations de quelques pièces d’or ou d’argent. Pourquoi enfin aurait-il assassiné une pauvre étrangère, qui ne pouvait ni donner ni emporter rien de ce que contenait le bâtiment ? Le voilà donc brûlant sa propre maison, et faisant de lui-même un vagabond dans ses vieux jours, et cela parmi des étrangers. J’ai appris qu’il était né dans cette même maison, et qu’il y avait passé sa vie. Il n’est pas probable qu’un tel homme l’eût détruite.

— Pourquoi pas, pour cacher un meurtre ? Le crime doit être caché, ou il est puni.

— Quelquefois, reprit sèchement Michel. Cette Marie Monson sera pendue, sans aucun doute, si les circonstances tournent contre elle ; car elle comprend le français, l’italien et l’allemand, dites-vous ; chacune de ces langues suffirait pour la faire pendre ; mais si la vieille mistress Goodwin l’avait assassinée, elle, la philanthropie eût été aux abois et se serait remuée, et il n’y aurait pas eu de corde tendue.

— Millington, vous avez parfois une manière de parler des plus choquantes ! Vous me feriez plaisir de la modifier. Quelle utilité, ici, de mettre une jeune dame comme miss Monson au niveau des criminels ordinaires ?

— Elle sera mise aussi bas, soyez-en sûr, si elle est coupable. Il n’y a pas d’espoir pour une personne qui porte dans son air, ses manières, son langage et sa conduite, des signes non équivoques de distinction. Toutes nos sympathies sont réservées pour ceux qui s’éloignent moins du troupeau commun. La sympathie, comme autre chose, va par majorités.

— À tout événement, vous la croyez une femme de distinction, dit Jack vivement. Comment, alors, pouvez-vous supposer possible qu’elle se soit rendue coupable des crimes dont on l’accuse ?

— Simplement parce que mon père, homme aux mœurs antiques, m’a donné sur la signification des termes des notions qui se ressentaient de ses mœurs. Un homme, une femme de distinction, s’entendent de personnes d’un esprit cultivé et d’un certain raffinement dans les goûts et les manières. La morale n’a rien à faire avec l’un ni avec l’autre ; un homme, une femme de distinction peuvent être très-pervers et très-corrompus ; ils s’abstiendront, il est vrai, de certains actes qui sentent la bassesse, mais il en est mille autres qui, pour n’être pas défendus, sont beaucoup plus criminels. Je vous le répète, John, cette distinction sera, selon toute apparence, des plus préjudiciables à votre cliente, si le jury la déclare « coupable. »

— Le jury ne peut jamais rendre, ne rendra jamais un pareil verdict ; je ne crois même pas que le grand jury prononce de jugement. Pourquoi le ferait-il ? Il n’y a pas de quoi justifier à peine un soupçon.

Michel Millington sourit un peu-tristement peut-être, car John était l’unique frère de Sarah, mais il ne répliqua rien en voyant qu’un vieux nègre, nommé Sip ou Scipion, qui vivait dans les environs de la prison par une sorte de tolérance, se dirigeait vers eux comme s’il était porteur d’un message. Sip était un noir de la vieille école, à tête grise, et en ayant plus vu que ses soixante-dix ans. Il n’y avait donc rien d’étonnant que son dialecte se ressentît à un degré considérable, des traits caractéristiques autrefois si prononcés dans un nègre de Manhattan. Contrairement à ses frères d’aujourd’hui, c’était la courtoisie même à l’égard des personnes comme il faut, tandis que son respect pour les gens du commun était beaucoup plus équivoque. Mais le vieillard avait un profond mépris pour les hommes de couleur ; il les regardait comme une race bâtarde qui ne pouvait ni prétendre au teint pur de la race circassienne, ni avoir des droits à la couleur brillante de l’Afrique.

— Mistress Gott a besoin de vous, Monsieur, dit Scipion faisant un salut à John et en grimaçant, et se tournant avec politesse vers Millington, en inclinant respectueusement une tête aussi blanche que la neige ; oui, Monsieur, elle a besoin de voir maître aussitôt qu’il pourra venir.

Mistress Gott était la femme du sheriff, mais, hélas ! pour la dignité de l’office, le sheriff est le gardien de la prison du comté. C’est un des fruits nés sur les vertes branches de l’arbre de la démocratie. Auparavant, un sheriff à New-York avait une grande ressemblance avec son homonyme d’Angleterre ; il était pris dans la petite noblesse du comté, et remplissait les devoirs de sa charge avec une certaine apparence et un extérieur imposant ; il paraissait au palais avec une épée, et avait avec son nom un poids et une autorité qui lui manque presque aujourd’hui. De pareils hommes eussent été peu empressés de devenir des geôliers ; mais la source de tout mal, l’amour de l’argent, a découvert qu’il y avait profit à être préposé à la nourriture des prisonniers, et des hommes d’une classe inférieure aspirèrent à la charge et l’obtinrent ; depuis ce temps, plus de la moitié des sheriffs de New-York ont été leurs propres geôliers.

— Savez-vous pourquoi mistress Gott désire me voir, Scipion ? demanda Wilmeter.

— Je crois, Monsieur, que la jeune femme qui a assassiné le vieux sieur Goodwin et sa femme, demande d’envoyer chercher maître.

C’était assez clair, et ce simple mot fut poignant pour Jack ; il lui montrait avec quelle logique et quelle sévérité l’esprit populaire avait assis son opinion sur la culpabilité de Marie Monson. Toutefois il n’y avait pas de temps à perdre, et le jeune homme se dirigea en hâte vers le bâtiment attaché à la prison, tous deux situés près du palais. Sur la porte de ce qui était son habitation éventuelle, se tenait mistress Gott, la femme du haut sheriff du comté, et la seule personne dans tout Biberry qui, comme il le parut à John, crût à l’innocence de l’accusée. Mais mistress Gott avait naturellement bon cœur, et, bien que si déplacée dans son double caractère officiel, elle était précisément une personne comme il en faudrait pour avoir la charge des femmes dans une prison. Elle n’avait été séparée que depuis deux mois du sein de la société, et n’en avait pas vu assez dans les voies de sa triste et nouvelle position pour avoir perdu aucune des qualités de son sexe : une extrême douceur, une nature aimante, de tendres sentiments, toutes choses peu rares parmi les femmes d’Amérique.

— Marie Monson vous a envoyé chercher, monsieur Wilmeter, dit d’abord mistress Gott d’un ton bas et confidentiel, comme si elle croyait que John et elle étaient principalement les gardiens de cette jeune inconnue, dont la destinée paraissait si triste. C’est étonnant comme elle est patiente et résignée, beaucoup plus que je ne le serais si j’étais obligée de vivre dans cette prison, c’est-à-dire de l’autre côté de ces portes de fer ; mais elle m’a dit il y a une heure qu’elle n’est pas sûre, après tout, que son emprisonnement ne soit pas la meilleure chose qui puisse lui arriver.

— Voilà une étrange remarque, répliqua John. La fit-elle sous l’impression d’un sentiment, comme qui dirait de repentir, ou de toute autre vive émotion ?

— Avec un doux sourire, un calme, une voix si suave et si tendre qu’on n’en vit, qu’on n’en entendit jamais de semblables. Quelle tendresse infinie, quelle musique il y a dans sa voix, monsieur Wilmeter !

— Vous avez raison. J’en fus frappé la première fois que je l’entendis parler. Avec quelle distinction elle en fait usage, mistress Gott ! quelle élégance, quelle correction dans ses paroles !

Bien qu’au fond mistress Gott et John Wilmeter eussent des idées très-différentes sur les qualités qui constituent la distinction, et que la prononciation de la bonne femme ne laissât pas d’être défectueuse, elle applaudit de tout cœur à la vérité de l’éloge du jeune homme. En effet, Marie Monson, pour le moment, était son thème favori, et bien que jeune elle-même, et d’un extérieur agréable, elle ne tarissait pas sur ses louanges.

— Elle a eu beaucoup d’éducation, monsieur Wilmeter, bien au-dessus de nos dames d’ici, continua la bonne femme. On a apporté ses livres et j’y ai regardé ; il n’y en a qu’un sur quatre dans lequel je puisse lire. Ce qui est plus fort, c’est qu’ils ne semblent pas être tous dans la même langue, mais dans trois ou quatre.

— Elle connaît certainement plusieurs langues vivantes et les connaît bien. Je m’y entends peu moi-même, mais mon ami Millington est très-fort sur les langues mortes et vivantes, et, selon lui, ce qu’elle sait, elle le sait bien.

— C’est consolant ; car une jeune dame qui parle tant de langues différentes songerait difficilement à voler et à assassiner deux vieilles gens dans leur lit. Peut-être, Monsieur, feriez-vous mieux d’aller à la porte et de la voir, bien que je voulusse rester ici et parler d’elle tout le jour. De grâce, monsieur Wilmeter, quelle est d’entre les langues celle qui est réellement morte ?

John sourit, et après avoir éclairé sur ce point la femme du sheriff s’avança, précédé par elle, vers la porte principale qui séparait l’habitation de la famille des chambres de la prison. Une fois ouverte, une communication imparfaite s’établissait avec le dedans de la prison au moyen d’un grillage à la porte inférieure. La prison du comté de Dukes est une construction récente bâtie sur un plan de plus en plus en faveur, bien que défectueux au point de vue de la civilisation, qui voudrait qu’on séparât suffisamment les criminels, et qu’on traitât les accusés avec la considération qui leur est due jusqu’à ce qu’un verdict du jury les ait déclarés coupables.

La construction de cette prison était très-simple. Un bâtiment solide, bas, oblong, a été élevé sur des fondations tellement remplies de pierres, qu’il était impossible de creuser. Le sol se composait d’énormes pierres massives, qui s’étendaient dans toute la longueur du bâtiment, à une distance d’une trentaine de pieds ; ou, si elles étaient jointes, c’était par les murs de séparation, qu’elles rendaient aussi sûrs que solides. Les cellules n’étaient pas vastes, certainement, mais d’une grandeur suffisante pour admettre l’air et la lumière. Les plafonds étaient formés de pierres plates, aussi énormes que celles du sol, et assurées par une charge de pierres et des poutres pour les fortifier ; les séparations étaient en solide maçonnerie. Le prisonnier était littéralement enfermé dans la pierre, et rien n’offrait de chances à une tentative d’évasion, pourvu que le geôlier donnât une attention même la plus ordinaire. Au dessus et autour d’eux s’élèvent les murs extérieurs de la prison. La demeure du gardien se compose d’une maison de pierre, avec toit, fenêtres, et les autres commodités habituelles d’une habitation humaine. Comme ces murs s’élèvent de quelques pieds au-dessus de ceux de la prison elle-même, et par conséquent la dominent, la prison fait un imperium in imperio, une maison dans une autre. L’espace entre les murs des deux bâtiments forme une galerie qui s’étend autour de cellules voûtées ; des grilles en fer divisent les différentes parties de cette galerie en une foule de compartiments, indépendants les uns des autres.

L’air pénètre au moyen de fenêtres extérieures, tandis que la hauteur du plafond dans les galeries, et l’espace au-dessus du faîte des cellules, contribuent abondamment au bien-être et à la santé. Comme les portes des cellules sont en face des fenêtres, la prison tout entière est claire et aérée ; des poëles dans les galeries préservent de la rigueur de la température, et écartent toute humidité malsaine. En un mot, c’est un lieu propre, commode et convenable, comme doit l’être toute prison de condamnés. Un seul point laisse à désirer c’est la juste distinction à établir entre ces derniers et ceux qui sont simplement accusés.