Les Mœurs du jour (Cooper)/Chapitre V

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 30p. 54-68).


CHAPITRE V.


Ce furent les Anglais, cria Kaspas, qui mirent les Français en déroute ; mais pourquoi se tuèrent-ils les uns les autres ? C’est ce que je ne pourrais vous dire. Chacun cependant s’écriait : Ce fut une fameuse victoire !
Southey.



Le jour suivant, après un déjeuner matinal, Dunscomb et son ami le docteur se mirent en route pour retourner à la ville. Le premier avait des clients et des procès, le second des malades qui ne devaient pas être négligés, sans parler des droits de Sarah et de mistress Updyke. John et Michel restèrent à Biberry ; le premier retenu par diverses commissions qui avaient rapport au bien-être et au traitement de Marie Monson, mais encore plus par sa propre inclination ; et le second demeurant quelque peu contre son désir, comme compagnon du frère de celle qui l’attirait si fortement à New-York.

Comme l’emprisonnement avait lieu pour les crimes les plus graves que la loi reconnût, une caution n’eût pas été acceptée, quand même on l’aurait trouvée. Sur ce dernier point, toutefois, nous ne devons pas parler avec trop d’assurance ; car le docteur Mac-Brain, homme dans une belle position, résultat d’une profession libérale exercée avec zèle et intelligence, était plus qu’à moitié disposé à s’offrir lui-même comme un des garants, et à aller chercher le second parmi ses amis. Rien ne l’eût détourné, à coup sûr, de ce dessein, sans les assurances réitérées de Dunscomb qu’on ne recevrait pas de caution ; même de charmantes jeunes femmes, sous le poids d’accusations d’incendie et de meurtre, doivent se soumettre à l’incarcération, jusqu’à ce que la loi ait établi leur innocence en due forme, ou, ce qui est la même chose en réalité, jusqu’à ce que le caprice, les influences l’ignorance ou la corruption dû jury prononcent leur acquittement.

Les amis n’étaient pas entièrement d’accord, dans la manière d’envisager cette affaire. Le docteur était fermement convaincu de l’innocence de Marie Monson ; tandis que Dunscomb, qui avait plus d’expérience dans les voies du crime et dans les faiblesses du cœur humain, avait ses doutes. De si nombreux motifs de soupçon s’étaient rencontrés et avaient été mis à nu pendant l’heure de la conférence particulière, qu’il n’était pas facile à un homme qui avait tant vu le mauvais côté de la nature humaine, de repousser ces soupçons, sous la simple influence d’une forme gracieuse, de manières engageantes, et d’une séduisante tournure. Puis, les faits secondaires bien établis, et, sur un point important, admis par l’accusée, n’étaient pas d’un caractère à dédaigner. Il arrive souvent, et Dunscomb le savait bien, que l’innocence apparaît sous un extérieur repoussant, tandis que le crime se cache sous des formes si brillantes qu’il trompe tout le monde, excepté l’homme prudent et expérimenté.

— J’espère qu’on a pourvu convenablement au bien-être de miss Monson, puisqu’elle doit être enfermée pour quelques jours, dit Mac-Brain en jetant un dernier regard sur la petite prison, comme la voiture passait sur le sommet de la colline. La justice ne peut demander rien de plus que sécurité contre l’évasion.

— C’est une tache sur le caractère du temps et sur ce pays en particulier, répondit froidement Dunscomb, qu’on fasse si peu attention aux prisons. Nous sommes bourrés de fausse philanthropie pour ce qui concerne des scélérats déclarés, qui devraient ressentir la peine de leurs forfaits, tandis que nous ne sommes même pas justes à l’égard de ceux qui ne sont qu’accusés, et dont un grand nombre est réellement innocent. Sans mon intervention, cette jeune fille délicate et sans amis aurait, selon toute probabilité, été claquemurée dans un cachot.

— Quoi ! avant que sa culpabilité soit bien établie ! Son traitement après condamnation serait donc relativement beaucoup plus humain qu’auparavant ! Des appartements confortables, bien garnis, mais sûrs, devraient être préparés pour les accusés dans tous les comtés de cet État, comme acte de pure justice, avant qu’un seul mot d’une humanité mal entendue fut proféré au sujet du traitement des criminels reconnus.

— Et cette pauvre fille est jetée dans un cachot ?

— Non, ce n’est pas tout à fait aussi mauvais que cela. La prison a un appartement convenable, qui a été arrangé confortablement pour un boxeur qui y était confiné il n’y a pas longtemps ; et, comme la chambre est suffisamment sûre, j’ai persuadé la femme du geôlier d’y placer Marie Monson. Sauf la privation d’air et d’exercice, et le bonheur de se savoir respectée et chérie, la jeune femme n’y sera pas trop mal. La chambre est assurément aussi bonne que celle qu’elle occupait sous le toit de ces infortunés Goodwin.

— Quelle chose étrange qu’une femme de son apparence ait été la locataire d’une telle maison ! Avec cela, elle ne semble pas manquer d’argent ; vous avez vu l’or qu’elle avait dans sa bourse ?

— Hélas ! il eût mieux valu que cet or ne fût pas là, ou ne fût pas vu. J’aurais franchement voulu qu’il n’y eût que de la monnaie d’argent.

— Vous ne partagez sûrement pas l’opinion de cette sotte femme, la veuve Pope, comme ils l’appellent, en croyant qu’elle s’est approprié l’argent des personnes qui ont été assassinées ?

— À cet égard, je préfère suspendre mon opinion ; cela se peut, ou ne se peut pas ; c’est selon comme les affaires tourneront. Elle a de l’argent, et en suffisante quantité pour se racheter du danger. Du moins, elle m’a offert, comme honoraires cent dollars en bon papier de banque.

— Que vous n’avez pas pris, Tom ?

— Pourquoi pas ? C’est mon métier, et j’en vis. Pourquoi ne pas prendre son argent, s’il vous plaît, Monsieur ? Est-ce la veuve Updyke qui vous enseigne de semblables doctrines ? Irez-vous dans les environs de la ville pour rien ? Pourquoi ne pas prendre des honoraires, maître Ned ?

— Pourquoi pas, au fait ? Cette jeune fille m’a ensorcelé, je crois ; voilà l’explication.

— Je vous dis, Ned, que si vous ne mettez fin à cette folie, j’en instruirai mistress Updyke tout au long, et romprai le mariage n° 3. Jack se jette déjà dans l’amour à corps perdu ; et vous voilà à mille lieues de vos engagements et des devoirs de votre profession, pour tomber aux pieds d’une inconnue de vingt ans, qui vous apparaît, dans une première entrevue, sous le jour attrayant d’une femme accusée des plus grands crimes.

— Et dont je ne la crois pas plus coupable que je ne vous le crois vous-même.

— Hum ! nous verrons. Oui, vous dis-je, elle a de l’argent pour acheter trois ou quatre journaux afin d’obtenir la sympathie en sa faveur, et alors son acquittement serait presque certain, si son jugement ne devenait une impossibilité. Je ne réponds pas que ce ne soit la marche la plus sûre pour elle dans l’état actuel des faits.

— Voyons, Dunscomb, si quelqu’un s’adressait à vous pour un conseil, l’engageriez-vous à suivre cette marche ?

— Non, assurément, et vous le savez bien assez, Mac-Brain ; mais cela ne diminue ou n’augmente en rien les chances de l’expédient. Les journaux ont grandement affaibli leur propre puissance par la manière dont ils en ont abusé ; mais il en reste assez encore pour aveugler et même obscurcir entièrement la justice.

— Obscurcir entièrement la justice, dit Mac-Brain, me paraît un mot un peu fort.

— Peut-être l’est-il ; mais obscurcir souvent, trop souvent, est un terme dont je puis justifier l’emploi. Tout être pensant voit et sent la vérité de cette opinion, mais voilà où est le côté faible d’un gouvernement populaire. On renforce les lois au moyen de la vertu publique, et la vertu publique, comme la vertu privée, est bien fragile. Nous admettons assez volontiers la dernière, pour ce qui regarde nos voisins du moins, tandis qu’il semble exister dans la plupart des esprits une espèce de vénération idolâtre pour le sentiment public.

— Vous ne méprisez pas, à coup sûr, l’opinion publique, Tom, et vous ne la dédaignez pas comme indigne de tout respect.

— En aucune manière, si vous parlez de cette opinion qui résulte d’un jugement réfléchi, et qui a des rapports directs avec notre religion, nos mœurs, nos manières. C’est là une opinion publique pour laquelle nous devons avoir de la déférence, quand elle est noblement produite, quand elle est nettement et librement formulée, surtout quand elle vient d’en haut, et non d’en bas. Mais le pays est plein de ce que j’appellerai une opinion publique artificielle, et dont un homme sage ne doit tenir aucun compte, s’il peut s’en empêcher. Voyez aujourd’hui notre manière d’administrer la justice. Douze hommes sont pris dans le sein de la communauté par une espèce de loterie ; ils siègent à part pour prononcer sur votre fortune ou la mienne, que dis-je ? pour proférer les terribles mots de coupable, ou non coupable. Tous les accessoires de ce plan, tels qu’ils existent ici, s’opposent à ce qu’il réussisse. D’abord les jurés sont payés, et cela, juste assez pour engager les derniers de la liste à exercer, pas assez pour retenir les hommes d’éducation et d’intelligence, qui préfèrent se laisser mettre à l’amende.

— Pourquoi ne remédie-t-on pas à un si flagrant ? J’aurais cru que tout le barreau aurait protesté contre cet abus.

— Quel en serait le résultat ? Qui se soucie, du barreau ? Les législateurs seuls peuvent changer ce système, et il faut que des hommes très-différents de ceux qu’on envoie maintenant aillent au palais législatif, avant qu’on en trouve un assez honnête, ou assez hardi, pour se lever et dire au peuple que tous ne sont pas capables de cette mission. Non, non, ce n’est pas là la manière du jour. À vous dire vrai, Ned, l’État se soumet à l’influence des deux plus absurdes motifs qui puissent gouverner les hommes : l’ultra-réaction et l’ultra-progrès ; ni l’un ni l’autre ne sont appropriés aux besoins actuels de la société, et tous les deux sont pernicieux à son développement. Au milieu de ce conflit d’intérêts, le courant nous emporte, et tandis que les uns, par peur ou par indifférence, ne sont que spectateurs passifs du mouvement, les autres, partisans effrénés d’innovations, poussent au changement, avec l’arrière-pensée d’en profiter, du moment que les institutions seront aussi populaires que possible.

— Et n’est-ce pas la vérité ? La masse ne gagnera-t-elle pas à exercer le pouvoir autant qu’elle le peut ?

— Non ; et par la raison simple que dans la nature des choses les masses, ne peuvent exercer qu’une puissance très-limitée. Vous-même, par exemple, un de la masse, vous ne pouvez exercer le pouvoir de choisir un juge comme il doit l’être, et, par conséquent, vous êtes sujet à faire plus de mal que de bien.

— Le diable si je ne le puis ! Mon vote n’est-il pas aussi bon que le vôtre, ou que celui de qui que ce soit ?

— Par la raison bien simple que vous êtes complétement ignorant du sujet. Posez-vous vous-même la question, et répondez-y en honnête homme : voudriez-vous, pourriez-vous, avec les connaissances que vous avez, mettre le doigt sur un homme de ce pays, et dire : « Je vous fais juge ? »

— Oui ; je mettrais le doigt sur vous à la minute.

— Ah ! Ned, cela ira pour un ami ; mais ce choix serait-il judicieux s’il tombait sur un juge que vous ne connaissez pas ? Ignorant de la loi, vous devez nécessairement ignorer les qualités requises pour en être l’interprète. Ce qui est vrai de vous, l’est également de l’immense majorité de ceux qui sont aujourd’hui les électeurs de nos juges.

— Je ne suis pas peu surpris, Tom, de vous entendre, vous, parler dans ce sens ; car vous vous donnez pour un démocrate !

— Oui, en tant qu’il faut donner au peuple tout le pouvoir dont il peut faire un usage utile et intelligent ; mais non jusqu’à lui permettre de faire les lois, d’exécuter les lois, d’interpréter les lois. Tout ce dont le peuple a besoin, c’est d’un pouvoir suffisant pour sauvegarder ses libertés. Il vaudrait bien mieux pour lui et pour l’État, avoir exclusivement le choix d’agents principaux, sur le caractère desquels il peut connaître quelque chose, et conférer ensuite les autres pouvoirs à ceux que nommeraient les principaux agents, sous une responsabilité sévère. Quant aux juges, ils auront bientôt un caractère politique, et les hommes les accuseront et les défendront avec le même aveuglement qu’ils le font aujourd’hui à l’égard de tous les autres chefs politiques. Avec nos élections de juges et nos élections de jurés, nous aurons bientôt un pandémonium légal.

— Cependant il y en a encore qui croient que le jugement par jury est le palladium de nos libertés.

Dunscomb rit à gorge déployée, car il se rappelait sa conversation avec les jeunes gens, conversation que nous avons déjà rapportée. Puis, mettant fin à cet accès d’hilarité, il reprit d’un air grave :

— Oui, un ou deux journaux bien payés avec les épargnes de cette jeune fille, lui feraient plus de bien que tous mes services. J’imagine que les articles publiés aujourd’hui, ou qui vont bientôt l’être, laisseront contre elle de fortes préventions.

— Pourquoi ne pas payer un journaliste aussi bien qu’un avocat ? eh ! Tom. Il n’y a pas grande différence, à ce que je puis voir.

— Si fait, vous pouvez le voir, et vous le verrez, des que vous examinerez la question. Un avocat est payé pour un secours connu et autorisé, et le public reconnaît en lui un homme engagé dans les intérêts de son client, et accepte en conséquence ses assertions et ses efforts. Mais le directeur d’un journal public établit sa prétention à une stricte impartialité, dans l’exercice de sa profession, et il ne devrait avancer rien que ce qu’il croit la vérité, sans inventer ni supprimer. Dans ses actes, il n’est qu’un rapporteur ; dans son raisonnement, c’est un juge et non un avocat.

Le docteur rit alors à son tour, et avec raison ; car peu d’hommes sont assez ignorants au point de ne pas comprendre combien sont éloignés de ce type la plupart de ceux qui dirigent les journaux.

— Après tout, s’écria-t-il, c’est une puissance trop redoutable pour être confiée à des hommes irresponsables.

— C’est vrai ; et il n’y a rien parmi nous qui démontre si complétement combien l’esprit public est en arrière des faits du pays que la manière aveugle et inconsidérée avec laquelle on permet à la presse de tyranniser la communauté au milieu de nos hosannas la déesse de la Liberté. En vérité, de ce qu’une presse libre est utile, et a été utile en abaissant, dans d’autres mains, un pouvoir irresponsable et héréditaire, nous sommes assez stupides pour croire qu’elle est d’une égale importance ici, où n’existe aucun pouvoir de cette nature, où tout ce qu’il reste à faire est de maintenir rigoureusement les droits égaux de toutes les classes de citoyens. Si nous nous comprenions nous-mêmes, et nos véritables besoins, on n’imprimerait pas un journal dans l’État avant qu’il ait déposé un cautionnement destiné à faire face aux peines légales qu’il peut encourir en abusant de la confiance qu’on lui accorde. Cela a lieu, ou avait lieu, en France, le pays qui, plus que tous les autres, respecte l’égalité des droits en théorie sinon en pratique.

— Vous ne voudriez assurément pas imposer des restrictions à la presse ?

— J’en mettrais, certes, et de très-sévères, comme de salutaires barrières à l’immense pouvoir qu’elle confère. Je prohiberais, par exemple, la publication de tout document concernant les parties en procès, soit au civil, soit au criminel, tant que durerait l’action ; afin que l’esprit public ne fût pas influencé par calcul. Donnez le droit de publier, on en abusera, et on en abuse, et cela de la manière la plus flagrante, afin d’aller au-devant de la corruption. Je vous le dis net, du moment que vous faites un commerce de nouvelles, vous créez un marché qui aura sa hausse et sa baisse, sous les influences de la peur, du mensonge, de la faveur, absolument comme vos transactions pécuniaires. C’est une perversion de la nature des choses de faire des nouvelles autre chose qu’un simple exposé des événements qui ont eu lieu.

— Le mensonge aussi est dans la nature des choses.

— C’est vrai ; et voilà pourquoi nous ne devrions pas accorder une protection extraordinaire à des milliers de langues qui parlent au moyen de caractères, quand nous la refusons à la langue elle-même. Le mensonge débité par la presse est dix mille fois un mensonge, en comparaison de celui qui sort de la bouche de l’homme.

— Par George ! Tom, si j’avais votre manière de voir, je ferais en sorte qu’une partie de l’argent de cette étrange jeune femme fut employée à la défendre par le moyen des agents que vous mentionnez.

— Cela ne se peut pas. Ceci est un des cas où le défaut de principe a un avantage sur le principe. L’homme droit ne peut consentir à se servir d’indignes instruments, quand les malhonnêtes gens les saisissent avec avidité. C’est une nécessité de plus pour la loi de surveiller les intérêts des premiers avec une extrême attention. Mais, malheureusement, nous nous contentons du son des choses, et nous en négligeons le sens.

Nous avons rapporté tout au long cette conversation, qu’une certaine partie de nos lecteurs trouvera probablement fastidieuse, mais elle était nécessaire pour bien comprendre les différentes nuances du tableau que nous sommes en train de tracer. À la Tête-du-Cerf, les amis s’arrêtèrent pour laisser souffler leurs chevaux, et pendant que les animaux se rafraîchissaient, grâce aux soins de Stephen Hoof, cocher de Mac-Brain, les maîtres firent une petite promenade dans le hameau. À différents endroits de leur route, ils entendirent les entretiens rouler sur les meurtres, et virent quelques journaux dans les mains de plusieurs individus, qui lisaient avec avidité les comptes-rendus du même événement ; quelquefois entre eux, le plus souvent à des groupes d’auditeurs attentifs. Les voyageurs étaient maintenant si près de la ville qu’ils se trouvaient complétement dans son atmosphère morale, pour ne pas dire physique, vu qu’ils étaient dans un faubourg de New-York.

À leur retour à l’auberge, le docteur s’arrêta sous le hangar pour examiner ses chevaux avant que Stephen les eût bridés pour le prochain départ. Stephen n’était ni Irlandais ni nègre, c’était un cocher à l’ancienne mode, un Manhattanois pur sang, classe à part, et de ceux dont il reste un petit nombre dans la confusion de langues qui envahit cette Babel moderne ; ils sont là comme ces monuments du passé épars le long de la voie Appienne.

— Comment vos chevaux supportent-ils la chaleur, Stephen ? demanda le docteur d’une voix douce parlant toujours des bêtes comme si elles étaient la propriété du cocher et non la sienne ; Pill a l’air d’avoir eu bien chaud ce matin.

— Oui, Monsieur, il le prend un peu plus chaudement que Bolus, dans le printemps de l’année, comme tout en général. Pill travaillera crânement si on lui donne sa nourriture, et d’une façon distinguée. Mais les auberges de village n’offrent rien de bon, pas même une mangeoire propre ; et un cheval de ville, accoutumé à une belle étable et à une compagnie convenable, ne se tiendra pas au râtelier dans un de leurs trous comme il le devrait. Pour en revenir à Bolus, c’est ce que j’appelle un fameux mangeur ; peu lui importe où il se trouve, à la maison ou dans une ferme, il finit son avoine ; mais il n’en est pas de même de Pill, Monsieur, son estomac est délicat, et le cheval qui n’a pas la nourriture qui lui convient suera, été ou hiver.

— Parfois je pense, Stephen, qu’il vaudrait mieux leur retirer l’avoine pour quelques jours et les saigner, peut-être ; on dit que la flamme fait autant de bien au cheval que la lancette à l’homme.

— N’y pensez pas, Monsieur, je vous prie. L’avoine est une médecine suffisante pour un cheval, et quand les créatures ont besoin de quelque chose de plus, laissez-m’en le soin, Monsieur. Je connais une boisson particulière comme il n’en entre jamais dans le gosier d’un trotteur, sans m’embarrasser de l’académie de Barclay-Street, où tant de savants vont deux ou trois fois par semaine, et où l’on dit qu’il en entre beaucoup qui n’en sortent pas avec toute l’intégrité de leur bon sens.

— Eh bien, Stephen, je n’interviendrai plus dans votre traitement, car j’avoue que je m’entends très-peu aux maladies des chevaux. Qu’avez-vous vu dans ce journal, que vous venez de lire, à ce qu’il me paraît ?

— Eh, Monsieur, répondit Stephen en se grattant la tête, ça roule en entier sur notre affaire de là-bas.

— Notre affaire ! Oh ! vous voulez dire l’enquête et l’assassinat ; ah ça, qu’en dit le journal, hein ?

— Il dit que c’est une triste affaire et une terrible tragédie, et il s’étonne que de jeunes femmes en viennent là. Je partage assez moi-même sa manière de penser, Monsieur.

— Vous avez l’habitude d’avoir tout à fait la même opinion que le journal, Stephen, n’est-il pas vrai ? demanda Dunscomb.

— Vous l’avez dit, Esquire Dunscomb. C’est étonnant la ressemblance qu’il y a dans nos pensées. Je ne me mets jamais à lire un papier sans qu’avant d’être arrivé au milieu, je trouve qu’il pense juste comme moi. Ça me confond de savoir comment ceux qui y écrivent trouvent si bien les pensées des autres.

— Ils ont une manière de faire cela ; mais ce serait une trop longue histoire vous raconter. Ainsi ce journal a quelque chose à dire à propos de cette jeune femme, n’est-ce pas, Stephen ? et il parle de l’affaire de Biberry ?

— Beaucoup, Esquire, et ce que j’appelle même, avec bon sens. Qu’allons-nous devenir, Monsieur, si des jeunes filles de quinze ans nous frappent à la tête, en tuent deux d’un coup, et puis mettent le feu à l’étable et font de nous des momies ?

— Quinze ans ! L’article dit-il que miss Monson n’a que quinze ans ?

— Elle paraît avoir l’âge tendre de quinze ans, et elle est douée d’agréments personnels peu communs. Ce sont les propres expressions, Monsieur. Mais peut-être aimeriez-vous à le lire vous-même, Esquire.

En faisant cette remarque, Stephen offrit avec beaucoup de politesse le journal à Dunscomb ; il le prit, mais il n’était pas disposé à laisser tomber la conversation, bien qu’il jetât un coup d’œil sur l’article en continuant l’entretien. C’était son habitude ; ses clercs disaient de lui qu’il pouvait suivre le fil du raisonnement sur deux sujets à la fois. Son but, pour le moment, était de se renseigner près de cet homme sur les sentiments populaires à regard de sa cliente dans l’endroit qu’ils venaient de quitter, et qui était le théâtre même des événements.

— Que pense-t-on, que dit-on à Biberry parmi ceux avec qui vous avez causé, Stephen, sur cette affaire ?

— Que c’est un terrible événement, Esquire ! un des plus criminels qui soit arrivé dans ces temps des plus pervers. J’ai entendu un monsieur énumérant tous les meurtres qui ont eu lieu dans les environs de New-York pendant ces dix dernières années, et Dieu merci il y en avait un fameux nombre ; il y en eut tant que je commence à m’étonner de n’en avoir pas été la victime moi-même ; il les comptait sur ses doigts, et prétendait que celui-ci était le plus abominable de tous. Ça, il l’a dit, Monsieur.

— Était-ce un journaliste, Stephen ? un de ceux que les journaux envoient en avant pour recueillir les nouvelles ?

— Je le crois, Monsieur ; tout à fait un homme comme il faut et ayant quelque chose à dire à tous ceux qu’il rencontrait. Il vint souvent à l’écurie, et eut une longue conversation avec un pauvre diable comme moi.

— Que pouvait-il avoir à vous dire, s’il vous plaît, Stephen ? demanda le docteur avec un peu de gravité.

— Oh ! une foule de choses, Monsieur. Il commença par faire l’éloge des chevaux et demander leurs noms. Je lui donnai mes noms à moi et non les vôtres, car je pensai qu’il pouvait se faire qu’on imprimât que le docteur Mac-Brain appelle ses chevaux de voiture Pill et Bolus ; comme s’il avait consulté pour cela son dictionnaire de médecine. Oui, Monsieur, je ne voulais pas que les noms que vous aviez donnés se trouvassent dans les journaux ; c’est pourquoi je lui dis que Pill s’appelait Marygoold, et Bolus Dandelion. Il me promit un article sur eux, Monsieur, et je lui donnai l’âge, la race, les père et mère de ces deux merveilles. Il me dit que ces noms lui semblaient charmants, et j’espère, Monsieur, que vous renoncerez à vos noms, après tout, et que vous prendrez les miens.

— Nous verrons. Et il vous a promis un article ?

— Oui, Monsieur, de la meilleure grâce du monde. Je savais qu’on n’en pouvait dire trop de bien, et je ne m’en fis pas faute ; car je pensai, puisqu’ils étaient sur le tapis, qu’il valait autant les faire ressortir dans tout leur avantage. Peut-être que, quand ils deviendront trop vieux pour travailler, vous pourrez désirer vous en défaire, Monsieur, et alors une bonne recommandation de journal ne leur fera pas de mal.

Stephen était, en général, un parfait honnête garçon ; mais il avait la maladie qui semble si commune parmi les hommes, le penchant à tromper dans le commerce des chevaux.

Dunscomb s’amusa de ce trait de caractère, qui l’avait frappé souvent dans sa vie, et se sentit disposé à pousser son interrogatoire plus loin.

— Je crois que vous avez eu quelque difficulté à vous procurer l’un des chevaux, Stephen ? — Mac-Brain autorisait son cocher à faire tous les marchés de ce genre, et n’avait jamais rien perdu à cette confiance. — C’était Pill, je crois, qui n’était pas aussi bien dressé qu’il aurait pu l’être ?

— Je vous demande pardon, Esquire ; ce n’était pas lui, mais Marygoold. Voici le fait. Un homme d’église avait acheté Marygoold pour aller à un tilbury ; mais il eut bientôt besoin de s’en défaire, parce que l’amiral était ombrageux, attelé tout seul ; ce qui effrayait sa femme, à ce qu’il disait. Maintenant, toute la difficulté consistait en un point : non pas que je me préoccupasse le moins du monde de le savoir ombrageux, ce qui n’est guère inquiétant dans un double attelage, et vu qu’un cocher habile pouvait facilement lui faire passer ce défaut, mais la difficulté était ceci : Si le propriétaire d’un cheval dit tant de mal de sa bête, elle doit avoir beaucoup de défauts sous-entendus qu’on trouvera comme on pourra. J’ai connu un animal ruiné, auquel on avait fait la réputation d’être ombrageux.

— Et le propriétaire était un homme d’église, Stephen ?

— Peut-être que non, Monsieur ; mais cela ne fait pas grand’-chose dans le commerce des chevaux : l’Église et le monde, c’est tout un.

Le journaliste vous fit-il quelques questions sur le propriétaire des chevaux comme sur les chevaux eux-mêmes ?

— Mais, oui, Monsieur. Après en avoir fini avec les animaux, il me fit quelques observations sur le docteur. Il voulait savoir s’il était déjà marié, et quand cela devait avoir lieu ; et combien je pensais qu’il avait de fortune, et quel était l’apport de mistress Updyke ; s’il y avait des enfants ; quelle maison on devait habiter ; combien la clientèle du docteur lui valait ; et par-dessus tout, il voulait savoir pourquoi lui et vous, Monsieur, vous aviez été à Biberry au sujet de ce meurtre.

— Que lui avez-vous répondu, Stephen, pour ce qui est de la dernière question ?

— Que pouvais-je lui répondre, Monsieur ? je ne le sais pas moi-même. J’ai mené bien des fois le docteur, pour voir des personnes qui sont mortes peu après notre visite ; mais jusqu’à ce jour je ne l’avais jamais mené pour visiter les morts. Ce monsieur paraissait croire qu’il y avait une grande erreur touchant les squelettes. Mais tout cela est dans le journal, Monsieur.

À ces mots, Dunscomb parcourut de nouveau les colonnes du journal, dont il lut tout haut le contenu à son ami. Pendant ce temps, Stephen remit Marygoold et Dandelion en route.

Le compte-rendu était à peu près conçu comme Dunscomb s’attendait à le trouver écrit de manière à ne pouvoir faire du bien, tandis qu’il pouvait faire beaucoup de mal. Le but était de nourrir cette passion mauvaise parmi le peuple, pour les récits exagérés de faits révoltants : le motif, c’était le gain. Tout ce qu’on vend devient du grain pour le moulin ; et plus l’histoire est surprenante et terrible, plus le succès promet d’être grand. Les allusions à Marie Monson étaient conduites avec beaucoup d’adresse ; car, tandis qu’on semblait respecter ses droits, on induisait le lecteur à conclure que son crime était non-seulement hors de question, mais de la teinte la plus sombre. Ce fut pendant que les deux amis lisaient et commentaient ces articles, que la voiture entra à Broadway, et déposa Dunscomb à sa porte. Le docteur en descendit aussi, et préféra marcher jusqu’à la maison de mistress Updyke, plutôt que de fournir à Stephen de nouveaux matériaux pour le journaliste.