Les Lions de mer/Chapitre 9

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 28p. 89-101).


CHAPITRE IX.


Roule, Océan au bleu sombre et profond, roule ! dix milliers de flottes balayent en vain tes flots ; l’homme marque la terre de l’empreinte des ruines ; sa puissance s’arrête devant le rivage ; sur la plaine liquide, les naufrages ne sont que ton œuvre, et il n’y reste de trace des ravages de l’homme, que la sienne, lorsqu’en un moment, comme une goutte de pluie, il disparaît dans les profondeurs.
Byron.



Ce soir-là, le soleil se coucha au milieu des nuages. Quoiqu’à l’est l’horizon fût relativement clair, les objets offraient cependant un contour extraordinaire, qui en augmentait les proportions, et les rendait en quelque sorte indéfinis.

Nous ne savons pourquoi le vent d’est produit ces phénomènes, et nous ne nous souvenons pas qu’on en ait jamais donné l’explication ; mais des années d’expérience nous ont convaincu de la justesse de l’observation. Lorsque le vent est tourné à l’est, on voit les objets à travers le médium d’une réfraction qui n’existe pas en présence d’un vent du nord, la crête des vagues jette une lumière qui est beaucoup plus apparente que dans d’autres moments, et à minuit la surface de l’Océan présente quelquefois l’aspect d’une journée nuageuse. Nos nerfs aussi se trouvent soumis à l’influence des vents d’est. Nous avons en nous un baromètre qui nous dit quand le vent est à l’est, sans que nous ayons besoin de nous orienter. Il est vrai qu’on a souvent fait allusion à cette influence du vent d’est, mais sans jamais l’expliquer.

Roswell, lorsqu’il monta à bord le lendemain matin, trouva le temps complétement changé. La tempête qui se préparait depuis longtemps était enfin venue, et le vent soufflait un peu du sud-est.

Hasard avait manœuvré en conséquence. Le Lion de Mer du Vineyard imita chaque mouvement de son rival, et se réduisit à la même voilure. En ce moment les deux vaisseaux n’étaient pas à un câble de distance, celui d’Oyster-Pond se trouvant un peu sous le vent. Le schooner avait cependant quelque avantage dans sa marche lorsque le vent était frais et la mer houleuse.

— Je voudrais que nous fussions à deux cents milles dans la direction de l’est, dit le jeune capitaine à son premier officier, aussitôt qu’il eut examiné l’étendue qui se déroulait devant lui. J’ai peur que nous n’allions nous perdre près du cap Hatteras. Nous sommes menacés de mauvais temps, monsieur Hasard.

— Oui, Monsieur, oui, fut la réponse indifférente du marin. J’ai vu des vaisseaux retourner au fort Pond-Bay et même à l’île Gardiner, pour y chercher un refuge contre ce vent du sud-est jusqu’à ce qu’il eût cessé de souffler.

— Il est impossible d’y songer, nous sommes à cent milles sud-est de Montauk, et si je cherche quelque part un refuge, ce sera à Charleston ou près d’une des îles qui longent la côte.

— C’est une simple observation de ma part, capitaine Gar’ner. Après tout, quand on s’embarque sur les vaisseaux baleiniers, il faut s’attendre aux rafales. Je suis prêt à lutter, quant à moi, à lutter aussi longtemps que notre voisin ; il est visible qu’il fait tous ses efforts pour marcher avec nous.

Cela était assez vrai le Lion de Mer du Vineyard faisait de son mieux, et quoiqu’il ne pût marcher de front avec son rival, il ne s’en trouvait qu’à une si petite distance qu’elle était imperceptible. Les officiers et les équipages de ces deux vaisseaux s’observaient respectivement avec une vigilance extrême et un profond intérêt. L’équipage du Lion de Mer d’Oyster-Pond regardait les mouvements de l’autre vaisseau, comme une belle dans un bal suit du regard le succès des autres belles, ou comme un médecin rival assiste à une opération qui doit ajouter aux lauriers d’un concurrent ou les flétrir à jamais. On fit, de part et d’autre, toutes les observations que l’expérience, la jalousie ou l’habileté purent suggérer, et comme les gens d’Oyster-Pond se donnaient l’avantage, ceux du Vineyard, comme de raison, se permettaient les mêmes commentaires. Ils faisaient leurs comparaisons, et tiraient leurs conclusions avec la même partialité en leur faveur et les mêmes espérances que leurs rivaux.

Le vent augmenta graduellement, et l’on diminua la voilure des schooners. Quoique la marche des deux vaisseaux devint beaucoup moins rapide, on crut qu’il valait mieux filer quelques nœuds que de s’arrêter, et, en définitive, les deux capitaines firent plus de chemin du côté du vent que s’ils avaient exécuté l’autre manœuvre.

Au bout de trois jours, Roswell Gardiner pensa qu’il se trouvait à la latitude du cap Henry, et à trente ou quarante lieues de terre. Il était plus facile de calculer le dernier que le premier de ces deux faits matériels. Le soleil ne s’était pas montré depuis que la tempête avait commencé, et, pendant la moitié de la dernière journée, les deux vaisseaux s’étaient trouvés enveloppés dans le brouillard et la pluie. Une ou deux fois, ces vaisseaux furent sur le point de se séparer, la distance qui les séparait devenant si considérable qu’il semblait impossible, pour eux, de marcher ensemble ; puis les schooners changeaient de place par l’effet d’une manœuvre habile, et se rapprochaient beaucoup l’un de l’autre. Personne, en ce moment n’aurait pu dire d’une manière précise comment cela avait lieu, quoique la plupart de ceux qui se trouvaient à bord en comprissent les raisons. Les grains, la manière de gouverner les schooners, les courants, les remous, et tous les accidents de l’Océan contribuent à produire ces oscillations qui donnent à deux vaisseaux d’une égale rapidité et ayant la même voilure, l’apparence de qualités très-différentes. Pendant les nuits, les changements étaient plus grands, les schooners se trouvaient souvent à plusieurs lieues de distance, et l’on aurait pu croire qu’ils étaient complètement séparés. Mais Roswell Gardiner eut bientôt la conviction que le capitaine Dagget s’attachait à lui par calcul ; car toutes les fois que ce dernier se trouvait loin du Lion de Mer d’Oyster-Pond, il parvenait toujours à s’en rapprocher avant que le danger d’une séparation fût devenu inévitable.

Nos mariniers calculaient la distance où ils étaient de la terre, au moyen de la sonde. Si la côte d’Amérique n’a rien de sublime et de pittoresque, et s’il est impossible au voyageur de ne pas le reconnaître, cette côte offre un avantage essentiel, celui de sondages décroissants.

L’élévation graduelle du fond est si régulière, et les sondages ont été marqués avec tant de soin, qu’un navigateur prudent trouve toujours son chemin près de la côte, et ne risque jamais d’échouer, comme cela arrive souvent, sans avoir pu le prévoir. Les bornes milliaires, sur une grande route, indiquent moins bien les distances que la sonde près de la côte d’Amérique.

Roswell Gardiner pensa donc qu’il se trouvait à environ trente-deux ou trente-trois lieues marines de la terre, le soir du troisième jour que la bourrasque avait commencé.

— Je voudrais savoir quelle est l’opinion de Dagget lui-même, dit le jeune capitaine tandis que la journée finissait et qu’une soirée orageuse allait commencer. Je n’aime pas l’apparence du temps, mais je ne voudrais pas tenir le large si l’autre schooner, en supposant qu’il y ait du danger, le bravait de plus près que nous.

Ici Roswell Gardiner montrait une faiblesse qui est au fond de toutes nos fautes. Il ne voulait pas être vaincu par un rival, même en témérité. Si le Lion de Mer de Holmes-Hole pouvait doubler cette côte en continuant sa bordée, pourquoi le Lion de Mer d’Oyster-Pond n’en ferait-il pas autant ? C’est la vanité humaine qui fait que les hommes s’encouragent ainsi mutuellement dans leurs fautes, et que les plus graves erreurs obtiennent, sinon la sanction de la raison, du moins celle de la foule. Voilà comment les masses sont souvent trompées, ce qui arrive rarement sans qu’elles deviennent tyranniques.

Cependant Roswell Gardiner ne négligea point de se servir de la sonde. Il était évident que le schooner se rapprochait de terre, car le vent était presque au sud. Il arriva de la sorte que les deux vaisseaux, s’encourageant mutuellement dans leur témérité, allaient presque se jeter dans la gueule du lion, car lorsque le jour reparut, le vent tourna à l’est, un peu au nord-est, poussant les vaisseaux droit sur un rivage qui était placé sous le vent ; et le temps était si gros qu’une voile de l’avant, réduite à l’état de chiffon, était plus de voilure que ces petits vaisseaux n’en pouvaient supporter. Quand le jour reparut et que la brume fut un peu tombée, on vit la terre. En consultant ses cartes marines, et après avoir jeté un coup d’œil sur la côte, Roswell Gardiner s’assura qu’il était au vent de Currituck, ce qui le plaçait à environ six degrés au sud-est du port d’où il était parti, et à près de quatre à l’ouest.

Notre jeune homme sentit alors quelle faute il avait commise en se laissant dominer par un fol esprit de concurrence, et regretta de n’avoir pas suivi une autre route la soirée précédente. Maintenant il hésitait sur le parti qu’il avait à prendre.

Gardiner n’imaginait pas que le seul motif de Dagget, en s’engageant dans cette direction, eût été de lui tenir compagnie ; car Dagget, lorsqu’il vit Gardiner faire voile vers la côte, s’était persuadé que le Lion de Mer d’Oyster-Pond se rendait aux Indes Occidentales pour visiter la plage où l’on pensait que le trésor était enfoui, et dont il avait entendu faire des récits qui avaient excité en lui toute la soif de l’or, sans lui indiquer les moyens nécessaires pour réussir. C’est ainsi qu’une vigilance mal entendue d’un côté, et d’un autre côté un faux orgueil, avaient jeté ces deux vaisseaux dans une situation aussi critique que si l’on avait voulu réellement les exposer au plus grand péril.

À dix heures environ, le vent était très-élevé, soufflant toujours de l’est un peu au nord. Dans le cours de la matinée, les officiers qui se trouvaient à bord des deux schooners, profitant de quelques moments de calme, avaient assez bien vu la terre pour se rendre parfaitement compte de leurs situations respectives. Toute pensée de concurrence s’était évanouie. Chaque vaisseau manœuvrait dans l’unique intérêt de son salut. Les grandes voiles furent larguées, on y prit un ris, et les coques des deux bâtiments se trouvèrent ainsi poussées contre vent et marée avec une force extraordinaire.

— Le grand mât plie comme une canne de baleine, dit Hasard lorsqu’on eut fait cette nouvelle expérience pendant dix minutes. Il saute comme une grenouille qui est pressée de se jeter dans une mare !

— Il faut que le schooner soutienne cette lutte ou qu’il échoue, répondit froidement Gardiner, quoique en lui-même il fut fort inquiet. Lors même que le diacre Pratt me le pardonnerait si je perdais son schooner, je ne me le pardonnerais jamais à moi-même.

— Si le schooner périssait, capitaine Gar’ner, il ne resterait que peu d’hommes de l’équipage pour éprouver des remords ou de la joie. Voyez cette côte, Monsieur, maintenant qu’elle se montre clairement à nos regards et qu’on peut en apercevoir une assez grande étendue ; jamais je n’ai vu une terre sur laquelle on fût moins tenté d’aller échouer.

Toute la côte était basse et l’on voyait une ligne non interrompue de brisants qui s’élançaient en pointes brillantes ne laissant aucun doute sur le danger qu’ils indiquaient. Il y avait des moments où des colonnes d’eau jaillissaient dans l’air, et l’écume en allait tomber sur la terre à des milles de distance. C’est alors que le visage des marins devenait sombre, car ils comprenaient parfaitement la nature du danger dont ils étaient menacés.

Les nouvelles recrues montraient le moins d’inquiétude, ne sachant rien et ne craignant rien, suivant l’expression habituelle des vieux matelots lorsqu’ils veulent caractériser l’indifférence des mousses et des hommes de terre.

D’après les calculs de ceux qui se trouvaient à bord du Lion de Mer d’Oyster-Pond, on avait encore deux milles à dériver avant de se trouver au milieu des brisants. Le vaisseau courait en ce moment la meilleure bordée, suivant toute apparence. Virer maintenant aurait été hasardeux, puisque chaque ligne, pour ainsi dire, avait de l’importance. L’espoir secret de Gardiner était de trouver le passage qui conduisait à Carrituck, passage qui était alors ouvert, et qui, depuis, a été fermé, en tout ou en partie, par les sables. Cela arrive souvent sur les côtes de l’Amérique, où l’on trouve aujourd’hui des passages très-suffisants, qui seront fermés quelques années plus tard et transformés en une grève. L’eau qui est contenue dans l’intérieur gagne ensuite du terrain, déborde et s’ouvre un canal, qui subsiste jusqu’à ce que le sable apporté par les vents vienne le combler.

Gardiner savait qu’il longeait la partie la plus dangereuse de la côte américaine, dans un sens au moins. Les grands détroits qui s’étendaient entre les grèves formées par les sables, rendaient la navigation aussi difficile que les bas-fonds qui se trouvaient au nord ; cependant il aurait bien mieux aimé naviguer dans un de ces détroits que d’aller tomber sur les brisants qu’on rencontrait en dehors. L’équipage du Vineyard se trouvait encore dans la meilleure position, étant au vent de la longueur d’un câble, et, dans cette mesure, plus loin de sa perte. Cet avantage toutefois n’était pas très-important dans le cas où le vent continuerait de souffler avec la même violence, le salut devenant alors impossible pour les deux vaisseaux. La situation des deux bâtiments se trouvait en effet si critique, qu’il leur était également impossible de céder une seule brasse de l’espace qu’ils occupaient. Tous les yeux se dirigèrent bientôt sur le passage ; or, on avait résolu d’en tenir éloigné le Lion de Mer d’Oyster-Pond, si ce passage était sous le vent.

On apercevait maintenant d’une manière très-distincte la ligne des brisants, et à chaque minute, non-seulement elle semblait se rapprocher, mais elle se rapprochait en effet. On s’efforça de trouver un mouillage, expédient auquel les marins ont toujours recours avant d’échouer, quoique ce fût sans beaucoup d’espoir.

Hasard avait dépeint le schooner comme sautant dans la mer. Cette expression n’est pas sans justesse, appliquée à de petits vaisseaux, et surtout dans cette occasion. Bien que construit avec beaucoup de soin quant à la légèreté, ce vaisseau faisait des plongeons dans les vagues qu’il rencontrait, et où il allait presque disparaître ; une fois ou deux, le choc fut si violent, que ceux qui se trouvaient à bord crurent qu’ils avaient touché le fond. La sonde, cependant, donnait assez d’eau, quoique les hauts-fonds fussent constants et croissants, et avec une continuité qui avait quelque chose de menaçant. Tel était l’état des choses, quand le schooner fit un de ces plongeons et rencontra une force qui le repoussa comme s’il était allé se heurter contre un rocher.

Le grand mât était solide dans une certaine mesure, mais il n’était pas assez gros ; un pouce ou deux de plus en diamètre auraient pu le sauver ; or, le diacre l’avait acheté ainsi par esprit d’économie, malgré les représentations qu’on lui avait faites. Cet espar se cassa en deux morceaux, et allant tomber à quelques pieds du pont, sous le vent, entraîna la partie supérieure du mât de l’avant, laissant le Lion de Mer d’Oyster-Pond dans une situation plus mauvaise que s’il n’avait point de mât du tout.

Roswell Gardiner se présenta maintenant sous un nouvel aspect ; jusqu’alors il était resté silencieux, mais il avait observé, en donnant ses ordres de manière à ne pas inquiéter ses hommes, et avec un air d’indifférence qui eut réellement pour effet de les induire en erreur sur son appréciation du danger où ils se trouvaient tous. Il n’était plus possible de rien cacher, et notre jeune capitaine se montra aussi actif que les circonstances pouvaient l’exiger, donnant ses ordres au milieu du bruit du vent qui retentissait comme la trompette des mers. Sa conduite pleine d’énergie et de résolution empêcha le désespoir de gagner l’équipage. Ses deux officiers mariniers lui apportèrent le concours d’un noble dévouement, et trois ou quatre des plus vieux marins se montrèrent en hommes dans lesquels on pouvait avoir confiance jusqu’au dernier moment.

Il s’agissait de jeter l’ancre. Heureusement qu’à cet égard Gardiner avait tout prévu. Si l’on ne prenait cette précaution, en dix minutes probablement le schooner allait être jeté sur les brisants, et il n’y avait pas d’espoir de salut pour l’équipage, car il était impossible, dans ce cas, que le bâtiment ne fut pas mis en pièces. On jeta à la fois les deux ancres de poste, et les câbles dans toute leur longueur ; le vaisseau se releva et fit aussitôt face à la mer.

Le schooner se trouva ainsi débarrassé, et il y eut un moment où son équipage crut qu’on pourrait tenir contre le vent, pourvu qu’on échappât au naufrage. On se servit de haches, de hachettes et de couteaux, et Roswell vit flotter sur les vagues toute une masse d’espars et de gréements avec un plaisir qu’il ne cherchait pas à dissimuler. Il éprouva une véritable joie, lorsqu’il vit le schooner voguer sous le vent. On jeta aussi une sonde, afin de voir si les ancres tenaient. Cette expérience, qui est infaillible, donna la triste certitude que le schooner dérivait de toute sa longueur en moins de deux minutes.

Le seul espoir qui restât était que les pattes des ancres s’attachassent à un meilleur terrain que celui qu’elles avaient rencontré jusqu’alors. Le fond n’était que du sable très-dur, ce qui n’offre jamais à un bâtiment les mêmes chances que la vase. D’après les calculs de Roswell Gardiner, le schooner, dans une heure au plus, devait être jeté sur les brisants. Le Lion de Mer de Holmes-Hole était au vent de la longueur d’un câble lorsque cet accident arriva à son compagnon, et à un demi-mille environ au sud. Dans ce moment même les brisants couraient, pour ainsi dire, au-devant du schooner et le forçaient à virer. Cette manœuvre eut lieu en tournant le vaisseau vers le sud, et il se dirigea, non sans de grands efforts, vers son compagnon. Le virement lui avait fait perdre assez de terrain pour le mettre sous le vent du vaisseau qui était à l’ancre et le rapprocher du danger.

Roswell Gardiner se tenait sur son gaillard d’arrière, suivant des yeux avec anxiété la dérive de l’autre schooner, à mesure qu’il approchait en luttant contre des vagues, qui étaient presque aussi blanches que les brisants qui menaçaient les deux vaisseaux d’un désastre inévitable. Le vaisseau à l’ancre, quoique dérivant, s’avançait avec tant de lenteur que sa marche servait à marquer la course rapide et continue du Lion de Mer du Vineyard vers un sort qui n’avait rien de douteux. Gardiner pensa d’abord que Dagget allait raser la proue de son bâtiment, et il trembla pour ses câbles, qui se montraient de temps en temps au-dessus de l’eau comme des barres de fer, à la distance de trente ou quarante brasses. Mais le schooner du Vineyard était entraîné sous le vent avec une trop grande rapidité pour qu’il fît courir ce nouveau danger à son compagnon.

À la distance d’un câble, on aurait dit que le Lion de Mer du Vineyard allait passer à côté de son compagnon ; mais avant que ce court espacé fût franchi on s’aperçut que ce vaisseau dérivait si rapidement qu’il s’écartait même de la poupe du Lion de Mer d’Oyster-Pond. Les deux capitaines, s’appuyant d’une main sur quelque objet pour s’affermir, et de l’autre tenant avec force leur chapeau sur leur tête, eurent un moment de conversation lorsque les schooners se trouvèrent le plus rapprochés.

— Vos ancres tiennent-elles ? dit Dagget, qui fut le premier à parler, comme s’il avait cru que son sort dépendît de la réponse à sa question.

— Je suis fâché de vous dire que non. Nous dérivons en deux minutes de toute la longueur du bâtiment.

— Cela retardera le moment critique d’une heure ou deux. Voyez quel sillage nous faisons en ce moment !

Un effet, le sillage avait quelque chose d’effrayant. Dès que la proue du Lion de Mer du Vineyard se trouva près de l’arrière du Lion de Mer d’Oyster-Pond, Gardiner s’aperçut que le schooner du Vineyard traçait une ligne diagonale, allant sous le vent avec une rapidité toujours égale. Cela était d’une telle évidence, qu’une ligne oblique tirée du vaisseau de Roswell aurait toujours suivi l’autre vaisseau à dater du moment où son avant se présenta devant la poupe du vaisseau d’Oyster-Pond.

— Que Dieu vous bénisse ! que Dieu vous bénisse ! s’écria Roswell Gardiner, lui faisant de la main un signe d’adieu, dans la ferme conviction que le capitaine du Vineyard et lui ne se rencontreraient plus dans ce monde. Les survivants auront à faire connaître les victimes. Quand la crise, arrivera, je ferai descendre mes chaloupes, si je puis.

Dagget ne fit point de réponse. Toute réponse était inutile, car il n’y avait pas de voix humaine qui pût dominer un vent aussi terrible et se faire entendre à une distance qui était devenue si grande.

— Ce schooner sera sur les brisants dans une demi-heure, dit Hasard, qui se trouvait à côté du jeune Gardiner. Pourquoi ne jette-il pas l’ancre ? Il n’y a que la divine Providence qui puisse le sauver.

— Et la divine Providence le fera, grâce en soit rendue au Dieu tout-puissant pour sa bonté, s’écria Roswell Gardiner. – Avez-vous vu cela, monsieur Hasard ?

Cette observation de notre jeune capitaine était en effet de la plus grande importance. Le vent avait baissé si subitement, que les chiffons de voiles que portait l’autre schooner pendaient le long des mâts. D’abord nos marins crurent que la houle de la mer, en élevant, toujours le vaisseau, le maintenait dans un certain calme ; mais le changement qui venait de se produire pour eux était trop évident pour permettre aucune méprise. Le vent souffla une minute encore avec fureur, puis il y eut un autre calme. Gardiner s’élança du côté de la sonde pour juger de l’effet à l’égard de son propre vaisseau. Le schooner ne traînait plus son ancre.

— Dieu est avec nous ! s’écria le jeune capitaine, que son saint nom soit à jamais béni !

— Et celui de son Fils ! répondit une voix.

— Malgré l’émotion du moment, Roswell Gardiner se retourna pour voir d’où ces mots étaient partis. Ils avaient été prononcés par Stimson, le plus vieux des matelots qui se trouvaient à bord. La ferveur avec laquelle il s’était exprimé produisit plus d’effet sur le jeune capitaine que les paroles mêmes ; il y avait en effet, dans cette ferveur, quelque chose de plus extraordinaire de la part d’un matelot que dans les paroles dont il s’était servi. Plus tard, Gardiner n’oublia point cet incident, qui ne fut pas sans résultat.

— Je crois, Monsieur, s’écria Hasard, que le vent a tourné. Il arrive souvent, même sur nos côtés, que les vents du sud-est deviennent tout à coup des vents du nord-est. J’espère que ce ne sera pas trop tard pour sauver le schooner du Vineyard, quoiqu’il glisse vers les brisants avec une effroyable rapidité.

— Voyez sa voile de misaine ! Voilà un autre calme, reprit Gardiner. Je vous dis, monsieur Hasard, que nous aurons un changement de vent qui peut seul nous sauver de ces brisants.

— Ce changement n’arrivera que par la miséricorde du Dieu tout-puissant et de son Fils, ajouta Stimson avec la même ferveur, quoiqu’il parlât très-bas.

Roswell éprouva la même surprise qu’il avait déjà ressentie ; et il oublia quelques instants la tempête. Le vent cessait, quoique le mouvement des vagues menaçât encore l’autre schooner, l’entraînant vers les brisants, mais avec moins de rapidité.

— Pourquoi ne jette-il point d’ancre ? s’écria Gardiner dans son anxiété pour l’autre vaisseau, car il ne craignait plus rien pour lui-même ; s’il ne jette l’ancre, il ira échouer et se perdre sur les brisants.

— Il y songe si peu, répondit Hasard, qu’il prend des ris. Voyez, on détache son hunier, et déjà vous pouvez apercevoir toute une grande voile dehors !

Il semblait, en effet, que Dagget était plus disposé à se servir de ses voiles que de ses amarres. Au bout de très-peu de temps, il avait mis toutes ses voiles dehors, et il s’efforçait de fuir la terre. Puis le vent cessa tout à fait, et à la distance d’un demi-mille, Gardiner et ses compagnons entendaient le bruit des voiles qui pendaient le long des mâts. Puis la voilure fut tendue dans une autre direction et le vent vint de la terre. La proue du schooner se trouva aussitôt tournée du côté de la mer, et la sonde pendue à son côté montra qu’il suivait une bonne direction. Ces changements de temps soudains quelquefois funestes et quelquefois providentiels, amènent toujours à leur suite des contre-courants dans l’air.

— Maintenant, dit Hasard, nous aurons un véritable vent du nord-ouest.

L’opinion que venait d’exprimer Hasard indiquait parfaitement ce qui allait arriver. Au bout de dix minutes, le vent soufflait très-fort dans une direction à peu près opposée à celle qu’il avait suivie jusqu’alors. Comme de raison, le Lion de Mer du Vineyard s’éloigna de terre, fendant les vagues qui venaient du vaste Atlantique tandis que le Lion de Mer d’Oyster-Pond s’efforçait de se mettre sous le vent, et semblait suspendu entre des forces opposées.

Gardiner s’attendait à voir l’autre schooner prendre le large ; mais au lieu de cela, le capitaine Dagget se rapprocha du vaisseau désemparé, et jeta l’ancre. Cet acte de véritable fraternité était trop clair pour avoir besoin d’explication. Les hommes du Vineyard avaient, en effet, l’intention de rester près de leur compagnon tant qu’il pourrait y avoir du danger. Le vent du nord-ouest ne permit aucun rapport entre les équipages jusqu’au lendemain matin. Le coup de vent n’était plus qu’une bonne brise, et les vagues, alors presque effacées, se montraient à peine le long des côtes.

On apercevait un peu d’écume blanche sur les brisants, mais cela n’excitait plus d’appréhension. On rétablit les mâts du vaisseau désemparé, et l’on put, grâce aux chaloupes, retrouver toutes les voiles et la plupart des gréements.