Les Lions de mer/Chapitre 10

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 28p. 101-113).


CHAPITRE X.


Le nuage qui est sur ton front s’effacera, le chagrin ne sera plus dans ta voix ; mais là où ton sourire a lui, nos cœurs le chercheront en vain.
Mistress Hemans.



Aussitôt qu’il lui fut possible de mettre ses chaloupes à la mer, le lendemain matin au point du jour, le capitaine Dagget s’approcha du Lion de Mer d’Oyster-Pond. Il reçut un accueil de marin, et ses offres de services furent acceptées aussi franchement qu’on les lui aurait faites dans d’autres circonstances.

Il y avait là un mélange caractéristique du sentiment chrétien et de l’esprit de calcul que nous avons déjà signalé. Si les devoirs de charité qu’enseigne la religion sont rarement négligés par les descendants des Puritains, on peut dire avec autant de justice qu’ils ne perdent jamais de vue leur intérêt personnel. Ils regardent le calcul en affaires et ses résultats comme parties intégrantes des devoirs de l’homme, et comme nos parents de la vieille Angleterre vénèrent l’aristocratie, de même nos frères de la nouvelle Angleterre rendent hommage au veau d’or. Dagget avait donc deux motifs pour offrir ses services à Gardiner : il voulait s’acquitter en même temps d’une obligation morale et rester auprès du Lion de Mer d’Oyster-Pond ; il craignait que ce vaisseau ne trouvât seul la plage sur laquelle Dagget avait obtenu quelque données fort intéressantes sans en avoir assez pour être bien sûr de la découvrir lui-même.

Les chaloupes de Dagget aidèrent à sauver les voiles et les gréements. Puis ces hommes travaillèrent à mettre en état une partie des mâts, et à midi les deux vaisseaux se trouvèrent le long de la côte au sud-est et à l’ouest.

Hatteras n’était plus à craindre, car le vent était au nord-est et l’on avait en vue ces mêmes brisants, si terribles la veille, qu’on aurait donné la valeur des deux vaisseaux pour ne plus les revoir.

Ils passèrent cette nuit-là même devant le cap formidable d’Hatteras. La nuit suivante ils doublèrent le cap Look-Out, excellent point de relèvement pour les vaisseaux qui vont au nord, parce qu’il leur rappelle Hatteras, ce cap des tempêtes, qui, étant peu élevé, ne s’aperçoit pas de loin, et ils arrivèrent au port de Beaufort le lendemain matin au lever du soleil. En ce moment, le vent de nord-ouest avait cessé, et les deux schooners entrèrent avec une légère brise du sud dans ce port, où il y avait juste assez d’eau pour les recevoir.

C’était le seul endroit de toute la côte où il pouvait leur convenir de s’arrêter, et c’était peut-être aussi le port qui devait le mieux fournir à Roswell Gardiner tous les matériaux dont il avait besoin pour son schooner. Cette contrée abondait en bois de construction et en espars ; et le banker (habitant de la grève) qui remplissait la fonction de pilote, dit à notre jeune capitaine qu’il se procurerait tout le bois dont il avait besoin une heure après qu’il serait dans le port. Ce nom de Banker s’applique à une population de pêcheurs habitant les grèves longues et basses qui s’étendent sur toute cette partie de la côte, depuis le cap Fear jusqu’au cap Henri, à une distance de cent cinquante milles. C’est dans cet espace que se trouvent les grands détroits dont nous avons déjà parlé, renfermant Albemarle et Pimlico, et formant comme l’entrée des rivages maritimes de toute la Caroline du Nord.

Le cap Fear (cap de la Peur) mérite son nom. C’est là que commence de ce côté la partie dangereuse de la côte, et le nom même de ce cap est un avertissement pour le marin.

Beaufort est un port magnifique, auquel il manque seulement un peu plus de profondeur, ce qui force les schooners à attendre que la marée monte pour entrer. Cette circonstance offrit à Roswell l’occasion de se rendre à bord de l’autre bâtiment, et de remercier Dagget de ses bons offices.

— Comme de raison, vous ne pensez point à entrer dans le port, capitaine Dagget, dit notre héros ; je vous ai déjà causé un assez grand retard. Si je trouve les espars dont le pilote m’a parlé, je serai en mer au bout de quarante-huit heures, et nous nous rencontrerons dans quelques mois d’ici au large du cap Horn.

— Gar’ner, je vais vous dire la chose, répliqua le marin du Vineyard en passant le rhum à son confrère ; je suis un homme simple et je ne cherche point à faire du bruit, mais j’aime l’esprit de bonne confraternité. Nous ayons couru l’un et l’autre un grand danger, et nous avons échappé au naufrage ; quand on traverse ensemble de telles épreuves, je ne sais, mais il me serait pénible de vous laisser là tout d’un coup, jusqu’à l’occasion de vous revoir avec autant de bras et de jambes que moi-même ; voilà mon sentiment, Gar’ner, et je ne prétends pas décider qu’il soit le meilleur. – Servez-vous.

— C’est un bon sentiment, capitaine Dagget, mon cœur me dit que vous avez raison, et je vous remercie de cette marque d’amitié. Mais vous ne devez pas oublier qu’il y a dans ce monde des armateurs. J’aurai assez pour mon compte d’avoir affaire au mien, et il n’est pas nécessaire que vous ayez des difficultés avec les vôtres. Voilà une jolie brise qui vous pousserait en pleine mer, et en passant au midi des Bermudes, vous pouvez abréger votre route.

— Merci, merci, Gar’ner, je sais mon chemin, et je puis trouver les endroits où je vais, quoique je ne sois pas un grand navigateur. Je ne connais point l’usage du chronomètre ; mais quant à savoir la route entre le Vineyard et le cap Horn, il n’y a pas de capitaine de navire que je craigne à cet égard.

— J’ai peur, capitaine Dagget, que nous n’ayons tous les deux tourné le dos à la véritable route, en allant nous jeter ainsi du côté d’Hatteras. Je n’avais jamais vu cet endroit de ma vie, et je ne désire pas le revoir ! Un pareil endroit est aussi loin de la route d’un baleinier que Jupiter de Mars ou de Vénus.

— Oh ! je ne sais rien de tout cela, et je ne m’en embarrasse point. Voyez-vous, Gar’ner, un homme qui a un bon jugement peut parcourir le monde sans beaucoup se préoccuper de la lune et des étoiles. Nos chasseurs de veaux marins ont besoin moins que personne de toute cette science de collège. La moitié de cette profession n’est que de la chance et les meilleurs parages pour la chasse du veau marin ont été découverts par des marins qui s’étaient égarés dans leur route. Cependant, j’aime à me rendre en droite ligne à ma destination. Prenez un peu de sucre avec votre rhum, nous autres gens du Vineyard, nous aimons le doux.

— Dans ce but, celui d’aller droit au port, capitaine Dagget, vous êtes venu ici pour entrer dans l’Océan Pacifique, c’est-à-dire à cinq cents milles de votre chemin ?

— Je suis venu ici, Gar’ner, pour me trouver en compagnie. Nous n’étions guère libres du choix, vous le reconnaîtrez, car nous ne pouvions doubler les hauts-fonds de l’autre côté. Je ne verrais pas grand mal dans notre position, si vous n’aviez pas été démâté. Cela coûtera deux ou trois cents dollars, et pourra faire grogner votre armateur ; mais il n’y a point là mort d’homme. Je reste avec vous, et vous pouvez le dire au diacre dans la lettre que vous lui écrirez quand nous serons entrés.

— Il semble que c’est faire tort à vos armateurs, autant qu’au mien, capitaine Dagget, que de vous retenir ici, reprit Roswell, qui n’avait pas le moindre soupçon du véritable motif qui faisait agir le capitaine du Vineyard. Je voudrais que vous prissiez le parti de me quitter.

— Je ne puis y penser, Gar’ner, cela ferait trop parler au Vineyard : le dixième commandement de Dieu ne dit-il pas que les époux ne doivent point se séparer ?

— Ce qui fait qu’il y a là tant de vieilles filles, reprit Gardiner en riant. Eh bien, je vous remercie de votre bonté, et je tâcherai de m’en souvenir lorsque l’occasion se présentera de la reconnaître. — Un bon voyage pour nous deux, capitaine Dagget, et un heureux retour auprès de nos maîtresses ou de nos femmes.

Dagget fit raison de ce toast à Roswell, et tous les deux montèrent sur le pont. Roswell Gardiner pensait que jamais il n’avait rencontré un équipage plus généreux que celui du Lion de Mer de Holmes-Hole, car bien que le profit de chaque homme dépendît des résultats du voyage, tous et chacun semblaient s’attacher à lui et à son vaisseau tant qu’ils pourraient lui rendre quelque service.

Les vaisseaux baleiniers et chasseurs de veaux marins ne paient point leurs équipages en argent, comme les autres vaisseaux. Le succès d’une expédition dépend tellement de ces équipages, qu’on a l’habitude de les y intéresser d’une manière directe. Il en résulte que tous les hommes qui sont à bord s’engagent pour la part qu’ils auront dans la cargaison. L’armateur se trouve payé de la même manière, le vaisseau et l’équipement prenant ordinairement les deux tiers des gains, tandis que les officiers et l’équipage, se partagent le reste. Ces conditions varient un peu suivant que les produits de la pêche à la baleine ou de la chasse aux veaux marins augmentent dans le marché, et aussi proportionnellement aux dépenses d’équipement. Il en résulte que le capitaine Dagget et son équipage mettaient la main à la poche lorsqu’ils perdaient du temps près du vaisseau désemparé. Gardiner le savait, et il en appréciait encore plus leur bienveillance.

Quoi qu’il en soit, aidé par l’équipage du Vineyard, Gardiner fit promptement à son vaisseau les réparations nécessaires, et dans l’après-midi du second jour qu’il était entré à Beaufort, il put mettre encore à la voile, et son schooner se trouvait probablement en meilleur état que lorsqu’il avait quitté Oyster-Pond.

Le télégraphe électrique n’existait point à cette époque. Nous avons le bonheur d’être l’ami intime de l’homme éminent qui a fait un tel don à son pays, don qui fera passer son nom à la postérité à côté de celui de Fulton. On a tenté de lui dérober comme l’on a fait pour Fulton, l’honneur et les avantages d’une si belle invention. Nous reconnaissons ici qu’il devient de moins en moins possible, pour un Américain de défendre son droit contre l’empire du plus grand nombre. Il n’est pas douteux que le gouvernement, de cette grande République n’ait eu pour but le triomphe de principes bien définis de justice en soulevant certaines questions qui doivent être soumises à des majorités, ce qu’on regarde comme le mode le plus sage, le plus naturel et le plus juste de les trancher. Un tel gouvemement bien dirigé, et en exacte conformité avec ses principes, serait peut-être le meilleur que pût supporter l’infirmité humaine ; mais quand on commet la faute énorme de supposer que le nombre en lui-même doit décider de tout, sans égard pour les lois fondamentales adoptées par l’État comme des barrières, on peut se demander si un système aussi vague, aussi capricieux, aussi égoïste, n’est pas exposé à devenir pour une société le plus mauvais système qui ait jamais reçu l’impulsion de la cupidité humaine. La tendance, non pas l’esprit des institutions, ces deux choses étant les antipodes l’une de l’autre, quoique les intelligences communes soient si disposées à les confondre, la tendance des institutions de ce pays, en flagrante opposition avec leur esprit, qui a pour objet de mettre obstacle aux innovations, est très-favorable à ce grand abus, et met le nombre au-dessus des principes, même lorsqu’on a adopté solennellement les principes dans le but formel de soumettre le nombre au contrôle de la loi fondamentale.

Cette influence du nombre, cette cruelle erreur sur la nature même de la liberté, en mettant les hommes et leurs passions au-dessus de ces grandes lois du droit qui viennent de Dieu même, prennent de plus en plus d’empire et nous menacent de résultats qui pourront réduire à néant les plans les plus sages adoptés par la dernière génération pour la sécurité de l’État et pour le bonheur de ce peuple, qui ne connaîtra jamais ni la sécurité ni la paix jusqu’à ce qu’il apprenne à se soumettre lui-même, sans une pensée de résistance, à ces grandes règles du droit qui forment l’esprit de ses institutions, et qui ne contrarient que trop, souvent ses passions.

Nous n’avons aucunement la prétention de connaître les dates en fait de découvertes dans les sciences et dans les arts, mais nous nous souvenons dans quel esprit de dévouement à un but d’une si grande utilité notre digne ami nous communiqua, pour la première fois, ses idées sur l’application de l’électricité aux voies télégraphiques.

C’était à Paris, pendant l’hiver de 1831-32, et le printemps suivant, époque à laquelle nous nous vîmes souvent. Nous sommes heureux de pouvoir rappeler cette date, afin que d’autres fassent valoir leurs droits, s’ils en ont de meilleurs à mettre en avant. Si Morse avait fait cette grande découverte trente ans plus tôt, Roswell Gardiner aurait pu communiquer avec son armateur, et recevoir une réponse avant de mettre à la voile, quelle que fût la distance qui les séparât. Il dut se borner à écrire une lettre, qu’au bout de huit jours Marie remit à son oncle au moment où il revenait d’un petit voyage.

— Voici une lettre pour vous, mon oncle, dit Marie en s’efforçant de lutter contre son émotion, quoiqu’elle rougît à la pensée de l’intérêt que cette missive avait pour elle. Elle est venue du port ; Baiting Joe l’a apportée aussitôt après votre départ.

— Une lettre avec la marque de la poste ! Beaufort ! De qui peut me venir cette lettre ? Et quel port de lettre ! cinquante cents !

— C’est une preuve, Monsieur, que Beaufort est bien loin ; et la lettre est double. Je crois que c’est l’écriture de Roswell.

Si la nièce avait tiré un coup de canon aux oreilles de son oncle, il aurait à peine éprouvé autant d’émoi. Il pâlit, et au lieu de rompre le cachet, comme il s’y était apprêté, il hésita, craignant d’ouvrir la lettre.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria le diacre s’arrêtant pour respirer. L’écriture de Gar’ner oui, c’est vrai. Si cet imprudent jeune homme a perdu mon schooner, je ne lui pardonnerai jamais dans ce monde, quoique l’on soit forcé de le faire dans l’autre.

— Il n’est pas nécessaire de mettre tout au pis, mon oncle. En mer, on envoie souvent les lettres par des vaisseaux qu’on rencontre. Je suis sûre que c’est ce qu’a fait Roswell.

— Non, pas lui, pas lui, l’insouciant jeune homme ! Il a perdu mon schooner, et tout mon bien est aux mains de ces pillards qui vivent de naufrages, et qui sont pires que des rats dans un garde-manger. Beaufort, N. C. Oui, c’est là une des Bahama ; et N. C. cela signifie New Providence. Ah ! mon Dieu, mon Dieu !

— Mais N. C. ne peut pas vouloir dire New Providence, ce serait N.-P. dans ce cas, mon oncle.

— N.-C. ou N.-P. il y a tant de ressemblance dans le son, que je ne sais que penser ! Prenez la lettre et ouvrez-la. Comme elle est grosse il faut qu’il s’y trouve un protêt ou quelque mémoire.

Marie prit en effet la lettre et l’ouvrit, quoique d’une main tremblante. Elle eut bientôt vu que c’était à elle-même que la lettre était adressée.

— Qu’y a-t-il, Marie ? qu’y a-t-il, mon enfant ? Ne craignez pas de me le dire, ajouta le diacre d’une voix basse et défaillante. J’espère que je sais supporter le malheur avec le courage d’un chrétien. Avez-vous trouvé dans la lettre un de ces papiers timbrés, de sinistre augure, dont se servent les notaires quand ils réclament de l’argent.

Marie était rose et rouge à la fois, et semblait charmante en ce moment, quoiqu’elle fût toujours aussi résolue à ne jamais donner sa main qu’à celui dont le Dieu serait son Dieu.

— C’est une lettre pour moi, je vous assure, mon oncle, et rien autre ; il y en a une aussi pour vous, qui est incluse dans la mienne.

— Allons, allons ! heureusement qu’il n’y a rien de pire. Eh bien, où cette lettre a-t-elle été écrite ? Marque-t-il la latitude et la longitude ? Ce sera une consolation d’apprendre qu’il était tout à fait dans la direction du sud-est.

Les couleurs de Marie s’effacèrent, et elle devint toute pâte lorsqu’elle parcourut les premières lignes de la lettre. Elle s’arma ensuite de toute sa résolution, et parvint à raconter les faits à son oncle.

— Un malheur est arrivé au pauvre Roswell, dit-elle d’une voix tremblante d’émotion, quoique ce malheur ne paraisse pas la moitié aussi grand qu’il aurait pu l’être. La lettre est écrite de Beaufort, dans la Caroline du Nord, où le schooner s’est arrêté pour se procurer d’autres mâts, ayant perdu près du cap Hatteras ceux qu’il avait à son départ.

— Hatteras ! interrompit le diacre avec un gémissement, qu’est-ce que mon vaisseau allait faire là ?

— Vraiment, je n’en sais rien ; mais je ferai mieux de vous lire le contenu de la lettre de Roswell, et vous saurez ainsi tous les détails.

Marie donna, en effet, lecture de la lettre à son oncle. Gardiner ne cachait rien et avouait franchement la faute qu’il avait commise. Il parlait avec détails du Lion de Mer de Holmes-Hole, et il émettait l’opinion que le capitaine Dagget connaissait l’existence des îles de veaux marins, sans être cependant très-bien instruit de leur latitude et de leur longitude. Quant à la plage où le trésor était caché, Roswell gardait le silence, car il ne lui semblait pas que Dagget sût rien de cette partie de sa mission. Au reste, Gardiner exprimait sa vive reconnaissance du service tout gratuit que Dagget et son équipage lui avaient rendu.

— Un service gratuit ! s’écria le diacre avec un grognement très-prononcé ; comme si un homme travaillait jamais pour rien !

— Roswell nous dit, mon oncle, que le capitaine Dagget s’est conduit de la sorte, et qu’il est convenu de ne rien demander pour être venu à Beaufort avec Roswell et pour ce qu’il a pu faire lorsqu’il y était. Je veux espérer, à l’honneur de la charité chrétienne, que les vaisseaux se prêtent ainsi un secours mutuel.

— Non pas sans le prix du sauvetage, sans le prix du sauvetage ! La charité est une bonne chose, et il est de notre devoir de l’exercer en toute occasion ; mais le prix de sauvetage entre pour sa part dans la charité. Ce schooner me ruinera, j’en ai peur, et il faudra dans ma vieillesse que je sois à la charge de la ville.

— Cela ne peut arriver, mon oncle, car vous ne devez rien pour le vaisseau, et toutes vos fermes, toutes vos autres propriétés ne doivent rien à personne. Je ne sais comment le schooner peut vous ruiner.

— Oui, je suis perdu, reprit le diacre, frappant le plancher du pied dans un état d’agitation nerveuse, aussi perdu que le fut le père de Roswell Gardiner, qui aurait pu être l’homme le plus riche entre Oyster-Pond et Riverhead, s’il ne s’était pas livré à l’esprit de spéculation. Il me souvient de l’avoir vu beaucoup plus riche que je ne suis, et il est mort presque réduit à la mendicité. Oui, oui, je le vois, ce schooner m’a perdu.

— Mais Roswell envoie le compte de tout ce qu’il a payé, et fait traite sur vous pour le paiement. Le tout s’élève à cent soixante dollars et soixante-dix cents.

— Ce n’est point là le prix de sauvetage. Il y aura ensuite une demande de prix de sauvetage pour les armateurs de l’équipage du Lion de Mer de Holmes-Hole ! Je le sais, enfant, je sais ce qui arrivera Gar’ner m’a perdu, et je descendrai au tombeau mendiant, comme mourut son père.

— S’il en était ainsi, mon oncle, il n’y a que moi qui en souffrirais avec vous, et je ferais tous mes efforts pour ne pas me laisser aller à un chagrin. Mais voici un papier que Roswell a mis, sans doute par erreur, dans la lettre qu’il m’adresse ; voyez, mon oncle ! c’est une reconnaissance signée par le capitaine Dagget et par tout son équipage, déclarant que c’est par un sentiment de bonne amitié qu’ils sont allés à Beaufort, et qu’ils ne demandent aucun prix de sauvetage. Voilà le papier, Monsieur, vous pouvez le lire vous-même.

Le diacre ne lut pas le papier, il le dévora. Cette pièce le tranquillisa tellement, que non-seulement il lut lui-même la lettre de Gardiner avec beaucoup d’attention, mais qu’il lui pardonna la dépense qu’entraînaient les réparations exigées par les avaries du vaisseau.

Les larmes que versa Marie sur la lettre de Roswell furent en même temps douces et amères car la résolution de Marie ne changeait point, et quoiqu’elle aimât Roswell, elle était toujours décidée à ne jamais être la femme de celui dont le Dieu ne serait pas son Dieu.

Cependant cette lettre, qu’elle attendait si peu, lui donnait une consolation bien douce. Roswell écrivait, comme toujours, simplement, naturellement ; il ne cachait rien, et se montrait tel qu’il était.

Les journaux donnèrent la nouvelle de l’arrivée des deux Lion de Mer jumeaux à Beaufort, pour y réparer des avaries. Marie coupa cet article dans le journal où il avait paru ; et le mit dans la lettre qu’elle avait reçue de Roswell. L’année suivante, il n’y eut pas un jour qu’elle ne relût et l’article et la lettre.

Cependant, les deux Lion de Mer avaient mis à la voile. Gardiner et Dagget n’étaient point du même avis sur la route qu’il fallait prendre.

Gardiner était d’avis d’aller au midi des Bermudes, tandis que Dagget pensait qu’il fallait se diriger presque à l’est et vers le nord de ces îles. Gardiner était impatient de réparer sa faute et d’abréger la route, Dagget raisonnait plus froidement et tenait compte du vent et des résultats du voyage. Peut-être que ce dernier voulait tenir l’autre schooner éloigné de toutes les plages où il y avait quelque profit à espérer, jusqu’à ce qu’il fût forcé de changer de route, de manière à ce qu’on ne pût se méprendre sur les motifs de cette détermination.

Il y avait une chose dont il était maintenant certain, c’est que Lion de Mer d’Oyster-Pond ne pouvait facilement échapper au Lion de Mer du Vineyard, et il était résolu d’empêcher qu’il ne lui échappât, soit pendant la nuit, soit dans un gros temps. Quant à Roswell, n’ayant pas la moindre idée de chercher la plage en question avant de se diriger vers le nord, après avoir visité le cercle antarctique, il ne pouvait s’expliquer pourquoi le schooner du Vineyard le serrait de si près.

Beaufort est situé à environ deux degrés nord des quatre cents rochers, îles et îlots qu’on appelle les Bermudes ; station navale avancée, qui appartient à une puissance commerçante rivale, et que cette puissance n’occupe que pour le cas d’une guerre avec cette république.

Si les vues de véritables hommes d’État l’avaient emporté en Amérique sur celles de politiques vulgaires, cette république aurait depuis longtemps consacré tous ses efforts à remplacer le pavillon anglais dans ces îles par le pavillon américain. Les choses restent comme elles sont : il y a là une station pour les flottes ennemies, un magasin pour les prises, et un dépôt pour les munitions de guerre, comme si ce point avait été destiné par la nature à tenir en respect toute la côte américaine. Tandis que de petits hommes, portant de grands noms, discutent sur les limites du sud-ouest et du nord-est des États-Unis, qui ne sont d’aucune importance réelle pour le développement et la puissance de cette république, on ne s’est jamais occupé de ces îles, qui ne devraient jamais sortir de la pensée d’un homme d’État américain ; ce qui prouve combien peu les esprits qui devraient exercer de l’influence sur les événements, sont capables de l’œuvre qui leur a été confiée. Deux fois il est parti de ce pays des expéditions militaires pour le Canada, tandis que les deux Canadas n’ont pas, au point de vue de la sécurité et de l’indépendance du pays, la moitié de l’importance des Bermudes.

Lorsque l’Angleterre demanda la cession d’un territoire qui était américain, par la raison que ce territoire était trop voisin de Québec, ou aurait dû lui répondre par la proposition suivante : « — Donnez-nous les Bermudes, et nous changerons avec vous. Vous gardez ces îles comme un moyen d’action contre nous, et nous conserverons cet angle du comté du Maine dans le même but à votre égard. » Heureusement que parmi nous les événements sont plus puissants que les hommes, et le jour n’est pas éloigné où la seule force des choses contraindra une diplomatie peu intelligente à reconnaître ce que demandent les intérêts véritables de la république dans cette grande question.

Roswell Gardiner et Dagget eurent plusieurs discussions sur la route qu’il fallait suivre pour trouver ces îles. Ces consultations avaient lieu pendant que les deux schooners voguaient de conserve vers les îles, ce qui était un compromis entre les deux opinions. La distance où l’on se trouvait des Bermudes était d’environ six cents milles ; ce qui donnait tout le temps nécessaire pour l’examen de la question. Les conversations étaient amicales, et comme le vent continuait d’être doux, elles se renouvelaient chaque après-midi, quand les vaisseaux se rapprochaient comme pour faciliter la reprise de ces conversations.

Pendant les cinq jours que cela dura, on peut se convaincre que la différence de marche entre les deux Lions de Mer était imperceptible, et que s’il y avait quelque avantage, il était en faveur du schooner du Vineyard, quoiqu’on eût encore bien des obstacles à traverser pour que l’épreuve fût complète. Tandis qu’on était dans ces incertitudes sur la route à suivre, on aperçut une terre basse, et Dagget consentit à suivre la direction du sud, ayant toujours le sud en vue, pendant qu’il se dirigeait vers le sud-est.