Les Lions de mer/Chapitre 8

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 28p. 76-88).


CHAPITRE VIII.


Et je t’aime, Océan, et la joie des jeux de ma jeunesse était de me sentir porté sur ton sein, comme tes bulles d’eau enfant, je bravais tes brisants ; ils étaient mes délices ; et si la mer fraîchissante leur donnait un aspect de terreur, c’était un charme que cette crainte, car j’étais comme ton enfant et je me fiais à tes vagues, au loin et près du rivage, et je portais la main sur ta crinière flottante, comme je le fais ici.
Byron.



Le soleil se couchait lorsque Roswell Gardiner fut de retour au vaisseau, après avoir accompagné Marie chez son oncle et lui avoir dit un dernier adieu. Nous ne nous étendrons pas sur cette séparation. Elle fut touchante et en même temps solennelle ; car Marie remit à son amant une petite Bible, en le priant d’en consulter quelquefois les pages. Ce livre fut accepté avec le même esprit qui le faisait offrir, et placé dans une petite caisse qui contenait une centaine d’autres volumes.

À mesure que l’heure de lever l’ancre approchait, l’inquiétude toute nerveuse du diacre se montrait au jeune capitaine. À chaque instant il allait trouver Roswell, et il était, qu’on nous passé l’expression, toujours sur son dos, ayant toujours quelque avis à lui donner ou quelques questions à lui adresser. On aurait dit qu’au dernier moment le vieillard n’avait pas le courage de se séparer du vaisseau, sa propriété, ou de le perdre de vue. Cela fatiguait beaucoup Roswell Gardiner, quelque favorablement disposé qu’il fût pour tout ce qui portait le nom de Pratt.

— Vous n’oublierez pas les îles, capitaine Gar’ner, disait le vieillard, et vous aurez soin de ne pas aller toucher. On dit que dans ces latitudes élevées la marée est terrible, et qu’elle galope comme un cheval ; on assure que les marins échappent avant de savoir où ils sont.

— Oui, oui, Monsieur, je m’en souviendrai, répondit Gardiner, las de s’entendre recommander ce qu’il était si difficile d’oublier. Je me connais en marées, et j’ai croisé dans ces mers. Eh bien, monsieur Hasard, où en sommes-nous pour l’ancre ?

— Nous sommes à pic, Monsieur, et nous n’attendons plus que l’ordre de partir et de quitter la terre.

— Allons, partons, Monsieur ; et adieu à l’Amérique, à cette partie de l’Amérique du moins.

— Près de ces parages, ajoutait le diacre, qui ne pouvait se résoudre à quitter le vaisseau, on assure que la navigation est périlleuse, Gar’ner, et qu’on a besoin de tous ses yeux pour éviter le danger dont un vaisseau est menacé prenez garde au vaisseau, Gar’ner !

— Il y a partout du danger pour le navigateur qui s’endort, mais celui qui a toujours les yeux ouverts n’a que peu de chose à craindre. Si vous nous aviez donné un chronomètre, il n’y aurait pas eu la moitié du péril que nous pourrons courir faute d’en avoir un.

Cette question avait été vivement débattue entre le capitaine et l’armateur du Lion de Mer. À l’époque de cette histoire, les chronomètres n’étaient pas d’un usage aussi général qu’aujourd’hui, et le diacre avait repoussé avec horreur la dépense à laquelle pouvait le soumettre l’achat de cet instrument. S’il avait réussi à s’en procurer un au quart de la valeur ordinaire, il aurait pu se résigner ; mais il n’entrait nullement dans ses principes de savoir dépenser pour éviter une plus grande perte.

À peine le schooner fut-il démarré du rivage, que ses voiles s’enflèrent et qu’il côtoya cette langue de terre basse et sablonneuse dont il a déjà été question, avec une légère brise du sud-ouest qui était favorable, et une marée descendante.

Jamais vaisseau probablement ne partit sous de meilleurs auspices. Le diacre persista à rester à bord jusqu’à ce que Baiting Joe, qui devait lui servir de rameur, lui rappelât la distance déjà parcourue et la probabilité que la brise descendrait entièrement avec le soleil. Pour le retour, on aurait à lutter contre vent et marée, et il faudrait toute sa connaissance des remous pour conduire le bateau baleinier à Oyster-Pond en temps raisonnable. L’armateur, ainsi pressé par Baiting Joe, s’arracha de son vaisseau bien-aimé en faisant au jeune Gardiner autant de recommandations dernières que si celui-ci allait être exécuté. Roswell avait aussi une dernière recommandation à lui faire, et celle-là était relative à Marie.

— Répétez à Marie, diacre, dit le jeune marin en le prenant à part, que je me fie à sa promesse et que je penserai à elle, soit sous le soleil brûlant de la Ligne, soit au milieu des glaces du pôle antarctique.

— Oui, oui, c’est comme cela qu’il faut que ce soit, reprit le diacre avec une certaine cordialité. J’aime votre persévérance, Gar’ner, et j’espère que la jeune fille finira par se rendre, et que vous serez mon neveu. Il n’y a rien qui séduise les femmes comme l’argent. Remplissez le schooner de peaux et d’huile, et rapportez le trésor, et vous êtes aussi sûr d’avoir Marie pour femme que si le ministre vous avait déjà donné la bénédiction.

Voilà comme le diacre Pratt jugeait sa nièce et toutes les femmes. Pendant plusieurs mois, il regarda ce discours comme un coup de Maître, tandis que Roswell l’eut oublié au bout d’une demi-heure, tant l’amant comprenait mieux que l’oncle le caractère de la nièce.

Le Lion de Mer avait maintenant rompu le dernier lien qui l’attachait à la terre. Il n’avait point de pilote, aucun n’étant nécessaire dans ces eaux ; tout ce qu’un vaisseau avait à faire était de se tenir assez au large de Long-Island en doublant l’extrémité orientale de l’île. Le bateau fut embarqué près de Gardiner’s-Island, et il n’y eut plus qu’un lien moral qui attachât les hardis aventuriers à leur patrie. Il est vrai que le Connecticut, et ensuite Rhode-Island étaient encore visibles d’un côté, et une petite partie de New-York d’un autre mais à mesure que l’obscurité augmentait, ce dernier rapport se rompait aussi. Le phare de Montauk fut pendant plusieurs heures le seul fanal de ces intrépides marins, qui en firent le tour vers minuit environ, et ils se trouvèrent alors vraiment en présence des grandes vagues de l’Atlantique. On pouvait dire qu’en cet instant le vaisseau mettait à la voile pour la première fois.

Le Lion de Mer manœuvrait bien. Il avait été construit avec l’idée d’en faire un vaisseau à la fois commode pour l’équipage et bon voilier. Il y avait dans sa coque une juste proportion, qui le rendait éminemment propre à la navigation.

Comme le vent était au sud-ouest, le schooner fut orienté au plus près un peu largue, aussitôt qu’il eut relevé droit de l’avant le phare de Montauk. Il se dirigea ainsi vers le sud-est, un peu à l’est. Comme le temps paraissait fixé, et qu’il n’y avait aucun signe de changement, Gardiner descendit, laissant le commandement à l’officier de quart, avec ordre de l’appeler au lever du soleil. La fatigue eut bientôt exercé son influence sur le jeune homme, et il dormit aussi profondément que s’il ne venait point de quitter pour deux ans une maîtresse qui lui inspirait plus que de l’amour, presque de l’adoration.

Le capitaine du Lion de Mer fut réveillé à l’heure précise qu’il avait indiquée. Cinq minutes suffirent pour qu’il fût sur le pont, où il trouva tout comme il l’avait laissé, à l’exception du schooner lui-même. Pendant les six heures que Gardiner avait passées dans sa cabine, son vaisseau avait fait près de quarante milles. On n’apercevait plus de terre, car la côte américaine est très-basse et n’a rien de pittoresque à l’œil. Ce que le meilleur patriote, s’il a quelque connaissance d’autres parties du monde, doit être forcé d’admettre. Une longue côte monotone, qu’on aperçoit à peine à la distance de cinq lieues, n’est assurément pas comparable aux magnifiques rivages de la Méditerranée, par exemple, où la nature semble s’être épuisée elle-même à réunir la beauté à la grâce. Sur ce continent, du moins dans la partie que nous en habitons, nous devons nous tenir satisfaits de l’utile et n’avoir aucune prétention au beau ; les rivières et les baies, par les admirables facilités commerciales qu’elles nous procurent, nous offrent d’assez grandes compensations de cette monotonie et de cette tristesse de nos côtes. Nous disons ceci en passant, parce qu’un peuple qui ne comprend pas sa position relative à l’égard des autres nations, est un peu enclin à commettre des erreurs qui ne contribuent pas à relever son caractère, surtout lorsqu’il montre un amour-propre fondé généralement sur l’ignorance et nourri par la flatterie.

La première chose que fait un marin quand il monte sur le pont, c’est de regarder du côté du vent. Puis il lève les yeux pour voir ce qu’il y a de voiles dehors. Quelquefois il intervertit l’ordre de ses observations, il regarde d’abord les voiles et ensuite les nuages. Roswell Gardiner jeta un premier regard sur le sud et l’ouest, et il vit que la brise promettait de durer. Puis, en levant les yeux, il fut satisfait de la manière dont le vaisseau marchait ; ensuite il se retourna vers le second officier marinier qu’il avait chargé du commandement, et lui adressa la parole avec cordialité, et même avec une politesse qu’on n’a pas toujours entre marins.

— Une belle journée, monsieur, dit Roswell Gardiner, pour prendre congé de l’Amérique. Nous avons une longue route à suivre, Monsieur Green ; mais aussi avons-nous un solide navire. Nous voilà tout à fait au large. Rien en vue à l’ouest, pas même un caboteur. Il est de trop bonne heure pour un bâtiment parti à la dernière marée, et trop tard pour celui qui aurait levé l’ancre à la marée précédente. Jamais je n’ai vu ces parages aussi nus et sans une voile à l’horizon.

— Oui, oui, Monsieur. On dirait qu’il n’y a rien à l’horizon ! Voilà cependant un gaillard sous le vent qui semble disposé à lutter de vitesse avec nous. Le voilà, Monsieur, un peu en arrière, et, autant que j’en peux juger, c’est un schooner à peu près dans les mêmes proportions que le nôtre ; si vous voulez vous servir de cette lunette, capitaine Gar’ner, vous verrez qu’il n’a pas seulement notre gréement, mais aussi notre voilure.

— Vous avez raison, monsieur Green, répondit Roswell après avoir regardé ; c’est un schooner du même tonnage que le nôtre à peu près, et exactement avec la même voilure. Combien y a-t-il de temps qu’il marche ainsi ?

Il s’est montré au-dessous de Blok-Island il y a quelques heures, et nous l’avons vu au clair de la lune. Toute la question, pour moi, est de savoir d’où il vient. Un vaisseau de Bonnington serait passé naturellement au vent de Blok-Island, et un gaillard venant de Newport ou de Providence ne serait pas allé aussi loin au vent sans courir dans ce but une ou deux bordées. Ce schooner m’a tourmenté depuis le point du jour, car je ne sais comment le placer où il est, et j’y perds toute ma science.

— On dirait qu’il s’est trompé de route.

— Non, non, capitaine Gar’ner, ce gaillard va au sud comme nous-mêmes, et il n’est pas compréhensible qu’il soit où il est maintenant, si loin au vent et si près sous le vent, comme on pourrait dire. S’il s’était dirigé au sud-est d’un port quelconque voisin de Judith-Point, il serait arrivé près de No-Man’s-land, et le voilà presque en ligne directe avec Blok-Island !

— Peut-être vient-il de New-London, et allant aux Indes Occidentales, s’est-il peu préoccupé de doubler l’île. Ce n’est pas une grande affaire.

— C’est quelque chose, capitaine Gar’ner, comme de faire le tour d’un meeting au lieu d’entrer par la porte qui est devant vous. Mais il n’y avait pas de vaisseau de cette espèce à Bonnington ou à New-London, comme je le sais pour avoir été, il y a quarante-huit heures, dans ces deux endroits.

— Vous commencez à me rendre aussi curieux à l’égard de ce vaisseau que vous l’êtes vous-même, Monsieur.

— Et maintenant que j’y pense, continua Roswell, il me semble aussi extraordinaire qu’avons que ce vaisseau soit où il est ; mais il est facile de le voir de plus près. — Et Roswell donna aussitôt les ordres nécessaires pour que l’on manœuvrât dans cette direction.

Il était midi quand les deux schooners furent à portée de voix l’un de l’autre ; comme de raison, dès qu’ils se trouvèrent ainsi rapprochés, les équipages des deux vaisseaux purent s’observer mutuellement. Pour la dimension, il n’y avait aucune différence apparente entre les deux vaisseaux, et dans les détails il y avait une ressemblance très-remarquable.

— Ce vaisseau, dit Roswell Gardiner lorsqu’il se vit à moins d’un mille du nouveau venu, n’est pas destiné aux Indes Occidentales ; il a un bateau sur le pont, il en a deux à l’arrière. Est-il possible qu’il soit destiné, comme le nôtre, à la chasse des veaux marins ?

— Je crois que vous avez raison, Monsieur, répondit Hasard, le premier officier marinier, qui, en ce moment, se trouvait sur le pont. Le capitaine, si je ne me trompe, a quelque chose d’un chasseur de veaux marins. Il est assez extraordinaire, capitaine Gar’ner, que deux vaisseaux qui vont à l’autre extrémité du monde se rencontrent ainsi au large.

— Il n’y a rien de si extraordinaire là-dedans, lorsqu’on pense que c’est le moment du départ pour tous les vaisseaux qui veulent arriver au cap Horn dans la saison d’été. Nous n’y serons que vers le mois de décembre, et je suppose que le capitaine de ce schooner sait cela aussi bien que moi-même.

— Monsieur, dit Stimson, qui était un vieux loup de mer, ce vaisseau porte une tête d’animal, autant que j’en puis juger à cette distance.

— Vous avez raison, Stephen, cria Roswell Gardiner, et cet animal est un veau marin, c’est le frère jumeau du lion de mer que nous avons sur notre beaupré. Qu’est donc devenu, à propos, le schooner que vous avez vu ?

— J’ai entendu dire, Monsieur, qu’il avait été acheté par quelques hommes du Vineyard, et qu’on l’avait dirigé vers Holmes-Hole. J’aurais voulu aller voir ce que c’était, mais je rencontrai M. Green, et je m’engageai.

— Et j’espère que vous n’y perdrez pas, mon brave, dit le capitaine. Vous pensez que c’est là le bateau qui a été construit à New-Bedford et équipé par les gens du Vineyard ?

— Certainement, Monsieur, et je le reconnais très-bien.

— Donnez-moi le porte-voix, monsieur Green, nous serons bientôt assez près d’eux pour les héler.

Roswell Gardiner attendit quelques minutes que les deux schooners se trouvassent tout près l’un de l’autre, et il allait se servir du porte-voix, lorsque le nouveau venu salua le premier le Lion de Mer. Pendant la conversation qui s’engagea, les deux vaisseaux se rapprochèrent de plus en plus, jusqu’à ce que, de part et d’autre, on mit de côté les porte-voix, et l’on continua de se parler sans aucun intermédiaire.

— Hohé du schooner ! furent les premières paroles du nouveau venu. — Holà ! fut la réponse.

— Quel est ce schooner, je vous prie ?

— Le Lion de Mer d’Oyster-Pond, Long-Island, à la destination du sud et frété pour la chasse des veaux marins, comme vous pouvez en juger par notre équipement.

— Quand avez-vous quitté Oyster-Pond, et comment avez-vous laissé le bon diacre M. Pratt ?

— Nous avons mis à la voile hier dans l’après-midi, à la première marée, et le diacre nous a quittés lorsque nous avons levé l’ancre. Il allait bien, et paraissait plein d’espoir quant au succès de l’expédition. Quel est, je vous prie, ce schooner ?

— Le Lion de Mer de Holmes-Hole, à la destination du sud, et frété pour la chasse des veaux marins, comme vous pouvez le voir à notre équipement. Qui commande ce schooner ?

— Le capitaine Roswell Gar’ner. Qui commande, je vous prie, le vôtre ?

— Le capitaine Jason Dagget, — et il se montra plus à découvert en ce moment. — J’ai eu le plaisir, ajouta-t-il, de vous voir à Oyster-Pond, lorsque je m’y rendis pour recueillir ce qu’avait pu laisser mon oncle ; vous pouvez vous en souvenir, capitaine Gar’ner, il n’y a de cela que peu de jours, et vous n’avez sans doute pas oublié ma visite.

— Pas le moins du monde, capitaine Dagget, quoique je n’eusse point alors la pensée que vous aviez l’intention de faire si tôt un voyage au sud. Quand avez-vous quitté Holmes-Hole, Monsieur ?

— Avant-hier, dans l’après-midi. Nous sommes partis à cinq heures environ.

— Comment était le vent, Monsieur ?

— Sud-ouest et sud-est ; depuis trois jours il n’y a guère eu de changement à cet égard.

Roswell Gardiner murmura quelque chose entre ses dents ; mais il ne jugea pas à propos d’exprimer les pensées qui se présentaient alors à son esprit.

— Oui, oui, reprit-il au bout de quelques instants, le vent est resté le même toute la semaine ; mais je crois qu’il y aura bientôt du changement. Il y a dans l’air quelque chose qui sent le vent d’est.

— Eh bien, soit. En allant comme nous allons, nous pourrions passer devant Hatteras avec un vent de sud-est. Il y a là le long de la côte les vents du sud qui vous suivent pendant deux ou trois cents milles.

— Un vent du sud-est, s’il était violent, pourrait nous jeter au milieu des bancs de sable d’une manière qui ne me conviendrait pas beaucoup, Monsieur ; j’aime autant que possible à me tenir à l’est du courant dès que je quitte la terre.

— Très-vrai, capitaine Gar’ner ?

— Très-vrai, Monsieur. Il vaut mieux se tenir en dehors du courant lorsqu’on le peut.

— Eh bien, Monsieur, puisque nous faisons le même voyage, je suis heureux de vous avoir rencontré, et je ne vois pas pourquoi nous n’agirions pas en bons voisins, et pourquoi nous ne nous verrions pas quand nous n’aurons rien de mieux à faire. Votre schooner m’a tellement plu, que je me suis efforcé de le prendre, autant que possible, pour modèle du mien. Vous voyez qu’il est absolument peint de la même manière.

— J’ai fait cette observation, capitaine Dagget, et vous pourriez en dire autant des figures de nos proues.

— Oui, oui, lorsque j’étais à Oyster-Pond, on m’a dit le nom du sculpteur en bois qui avait fait votre lion, et je lui en ai commandé le frère jumeau. Si les deux vaisseaux se trouvaient dans un chantier, je doute qu’on pût en faire la différence.

— C’est vrai, Monsieur. N’avez-vous pas bord un homme qui s’appelle Watson ?

— Oui, oui, c’est mon second officier marinier. Je vous comprends, capitaine Gar’ner, vous avez raison, c’est le même qui était à votre bord ; mais j’avais besoin d’un second officier marinier, et il a mieux aime venir à mon bord avec un grade plus élevé.

Cette explication satisfit probablement tous ceux qui l’entendirent, quoique ce ne fût que la moitié de la vérité. Pour tout dire, Watson était engagé comme second officier marinier à bord du schooner de Dagget, avant qu’il eût jamais vu Roswell Gardiner, et il avait reçu la mission de surveiller l’équipement du schooner d’Oyster-Pond, comme nous l’avons déjà dit. Il était cependant si naturel qu’un homme acceptât l’avancement qui lui était offert, que Gardiner lui-même fut beaucoup moins disposé à blâmer Watson qu’il ne l’avait fait jusqu’alors. Cependant la conversation continua.

— Vous ne nous avez point parlé de l’équipement de ce schooner, dit Roswell Gardiner, lorsque vous étiez à Oyster-Pond.

— J’étais tout préoccupé des affaires de mon pauvre oncle, capitaine Gardiner. La mort est notre destinée à tous, mais elle paraît plus triste quand elle frappe nos amis.

Malgré le ton naturel du capitaine Dagget, Roswell Gardiner n’était pas sans soupçon. Cet équipement d’un autre vaisseau lui donnait à réfléchir, et il était tenté de croire que Dagget aussi savait quelque chose du but de l’expédition.

Ce qu’il y a de bizarre, c’est que cette disposition d’esprit chez Roswell Gardiner fut favorable aux intérêts du diacre. Tout d’abord, Gardiner avait été peu enclin à ajouter beaucoup de foi aux renseignements donnés par le vieux marin, attribuant la plus grande partie de ses récits à une tactique de matelot et au désir, de se rendre important. Mais maintenant qu’il voyait un membre de la famille de ce matelot embarqué dans une entreprise semblable à la sienne, il commença à changer d’opinion sur la portée même de cette entreprise.

Sachant avec quelle prudente mesure on agit dans cette partie du monde, il ne pensait pas qu’une compagnie d’hommes du Vineyard eût risqué son argent dans une affaire sans avoir de bonnes raisons pour croire qu’elle réussirait. Quoiqu’il ne pût se rendre compte des renseignements qu’elle s’était procurés, il lui était facile de voir que les îles de veaux marins ou le butin que renfermait l’île des Pirates, étaient les mobiles de l’expédition des hommes du Vineyard. Voilà sans doute les motifs qui les avaient déterminés à risquer leur argent. Il en résultait naturellement que Roswell crut devoir attacher plus d’importance qu’il ne l’avait fait jusqu’alors aux cartes marines et aux instructions que lui avait données le diacre Pratt. Jusqu’à ce moment il avait pensé qu’il ne devait pas contrarier le diacre dans ses fantaisies, mais au fond il s’en remettait surtout à lui-même du succès de son voyage. Maintenant il se décida à faire voile vers les îles de Dagget, comme son armateur appelait les îles dont l’existence lui avait été révélée. Il pensa que l’autre Lion de Mer pourrait vouloir lui tenir compagnie ; mais la distance était si grande que des milliers d’occasions devaient s’offrir de se débarrasser de cette société, si cela devenait nécessaire.

Pendant plusieurs heures, les deux schooners marchèrent de conserve, et avec une égale rapidité. Il n’y avait rien d’extraordinaire dans ce fait que deux vaisseaux construits pour le même genre d’entreprise eussent un grand caractère de ressemblance ; mais il était rare de voir des vaisseaux dont la marche était à peu près la même. S’il y avait quelque différence, elle était en faveur du Lion de Mer du Vineyard, qui, dans l’après-midi, dépassait son compagnon.

Il est à peu près inutile de dire qu’à bord des deux vaisseaux rivaux on faisait beaucoup de commentaires sur la bizarrerie de cette situation.

— Plus j’y réfléchis, monsieur Hasard, dit Roswell Gardiner à l’un des officiers mariniers, plus je crois que ce schooner n’a fait un tel détour que pour nous rencontrer, sachant bien qu’à un certain moment nous devions tourner Montauk.

— Eh bien, Monsieur, c’est peut-être bien là ce qu’ils ont voulu. Des hommes qui ont la même destination aiment à se trouver en bonne compagnie pour rendre le voyage plus court en le rendant plus agréable.

— Il est impossible que ces gens-là supposent que les deux schooners resteront en vue l’un de l’autre du 41e degré nord jusqu’au 70e sud, ou peut-être plus loin encore au sud ! C’est tout au plus si nous resterons une semaine ensemble.

— Je n’en sais rien, Monsieur. Je me suis trouvé une fois à bord d’un vaisseau baleinier qui n’a jamais pu se débarrasser d’un voisin curieux.

— On ne fait pas ainsi des armements au hasard ; ces gens du Vineyard savent aussi bien que-nous où ils vont, peut-être mieux.

— Ils ont une grande confiance dans le chef, capitaine Gar’ner, et je puis vous assurer qu’à cet égard il n’y a parmi eux qu’une opinion.

— Quelle opinion, monsieur Hasard ?

— Qu’une part dans cette expédition vaudrait une part et demie dans tout autre schooner d’Amérique ! Les matelots se décident en général d’après le talent et le bonheur du capitaine qui doit les commander. J’en ai connu qui n’auraient pas voulu s’embarquer avec les meilleurs capitaines qui aient jamais dirigé un navire, s’ils n’avaient pas cru qu’ils fussent aussi heureux qu’habiles.

— Oui, oui, le bonheur ! Ces gens-là se soucient peu de la Providence. Eh bien, j’espère que le schooner ne trompera ni l’espoir de notre équipage, ni celui de son capitaine ; mais quand il s’agit de la pêche à la baleine et de la chasse des veaux marins, on peut être déçu dans ses plus flatteuses espérances.

— Oui, oui, Monsieur ; cependant le capitaine Gar’ner s’est fait un nom, et l’on y mettra sa confiance.

Notre jeune capitaine ne pouvait entendre qu’avec plaisir de telles paroles, au moment où la concurrence d’un schooner rival le poursuivait au milieu des mers.

Vers le soir, le vent tomba, et, après avoir échangé les compliments d’usage entre marins, Roswell Gardiner fit mettre une chaloupe à la mer et alla rendre visite au capitaine de l’autre schooner.

Chacun de ces petits vaisseaux était bien pourvu de chaloupes, et de celles dont se servent ordinairement les vaisseaux baleiniers. Un vaisseau baleinier se termine en pointe aux deux bouts ; on le dirige avec deux avirons au lieu d’un gouvernail ; il est léger et peut résister au choc des vagues, et il est facile de le diriger. Lorsqu’on pense qu’une de ces petites coques, petites comme vaisseaux, quoique d’une assez grande dimension comme bateaux file quelquefois dix ou douze nœuds au milieu d’une mer agitée, et que souvent la marche de ce vaisseau est plus rapide, on comprend facilement l’importance qu’on attache à sa forme, à sa légèreté et à sa solidité. Les marins croient généralement qu’un vaisseau baleinier est le bâtiment le plus sûr pour affronter les dangers de l’Océan.

Le capitaine Dagget reçut son hôte avec une politesse marquée. On servit l’eau et le rhum, et tous les deux en prirent un verre. Les deux capitaines burent à leurs succès mutuels et échangèrent leurs observations au sujet des lions de mer, des éléphants de mer, et de la manière de prendre ces animaux. Gardiner donna même une poignée de main amicale à Watson, quoique ce dernier fût à moitié déserteur.

L’Océan offre beaucoup des aspects de l’éternité, et dispose souvent les marins à regarder des camarades avec ce sentiment fraternel qui répond à leur situation commune. Son étendue leur rappelle l’éternité qui n’a ni commencement ni fin ; son mouvement perpétuel, l’agitation incessante des passions humaines, et ses dangers, la Providence qui nous protège tous et qui peut seule nous préserver.

Roswell Gardiner avait le cœur naturellement bon et il était disposé à juger autrui avec bienveillance. Aussi, l’adieu qu’il fit à Watson fut-il aussi franc et aussi sincère que celui qu’il adressa au capitaine Dagget lui-même.