Les Lions de mer/Chapitre 7

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 28p. 65-76).


CHAPITRE VII.


Marchez à la lumière ! vous connaîtrez ainsi cette fraternité d’amour que son esprit peut seul inspirer, l’esprit de celui qui règne au-dessus de nous. Marchez à la lumière ! et le péché abhorré ne vous souillera plus ; le sang de Jésus-Christ, le Seigneur, effacera toutes les taches.
Bernard Barton.



Il y avait à peine une heure que le Lion de Mer d’Oyster-Pond avait jeté l’ancré dans Gardiner’s-Bay, qu’un sloop, venant de l’ouest, s’en approcha. Comme le vent était fort léger, le dialogue suivant s’engagea entre le patron de ce sloop et Roswell Gardiner, avant que le sloop ne fût plus à la portée de la voix.

— Est-ce là le Lion de Mer d’Oyster-Pond ? demanda hardiment le patron.

— Oui, répondit Gardiner du ton sentencieux d’un marin.

— Y a-t-il dans ce vaisseau un nommé Watson du Vineyard ?

— Il a été à bord pendant une semaine, mais il nous a quittés tout à coup. Comme il n’avait point signé d’engagement, je ne puis pas dire qu’il se soit sauvé.

— Il a donc changé d’idée ? reprit l’autre, comme quelqu’un qui exprime sa surprise d’une nouvelle à laquelle il ne se serait point attendu. Votre schooner part-il demain, capitaine Gar’ner ?

— Après-demain, répondit Roswell Gardiner avec sa franchise habituelle, ne se doutant pas qu’il parlait à un homme qui était dans les intérêts de ses rivaux. Si ce Watson était resté avec moi, je lui aurais montré une mer que le plomb n’a jamais sondée.

— Oui, oui, c’est une girouette, mais un solide gaillard, sur un éléphant de mer. Ainsi vous pensez partir après-demain ?

— Si mes seconds reviennent de terre. Ils m’ont écrit hier qu’ils avaient recruté leurs hommes et qu’ils attendaient un bateau pour s’embarquer. Je suis venu ici les attendre et les rallier, pour qu’ils ne soient pas forcés d’aller jusqu’au port.

— Ça leur épargnera beaucoup de chemin. Peut-être les voilà-t-il dans ce bateau ?

Roswell Gardiner s’élança aussitôt sur les grands haubans, et il vit, en effet, qu’un bateau se dirigeait en droite ligne vers le schooner et n’en était plus qu’à un demi-mille. On lui donna une lunette d’approche, et il put bientôt annoncer à son équipage que M. Hasard et le second officier se trouvaient dans le bateau avec deux marins, et qu’il pensait que maintenant ils avaient tout leur monde. Le patron du sloop n’en perdit pas un mot.

— Vous allez bientôt vous diriger vers le sud, capitaine Gar’ner, dit encore ce digne personnage comme pour le féliciter, et voilà des gaillards qui vous aideront.

— Je le désire de tout mon cœur, car il n’est rien de plus désagréable que d’attendre lorsqu’on est prêt à partir. Mon armateur s’impatiente aussi et désire voir arriver quelques peaux en échange de ses dollars.

— Allons, capitaine Gar’ner, bonne traversée ! C’est une longue route à faire, surtout quand un vaisseau a reçu une destination aussi lointaine pour le midi.

— Comment savez-vous, l’ami, quelle est ma destination ? Vous ne m’avez pas demandé où j’allais à la chasse des veaux marins, et il n’est pas d’usage, dans ce genre d’opérations, d’en publier partout le programme.

— Tout cela est vrai, mais enfin j’ai mes idées à cet égard. Maintenant, comme vous allez bientôt partir, je vous donnerai un avis. Si vous rencontrez un compagnon de voyage, ne vous brouillez pas avec lui, tâchez plutôt de vous entendre ensemble, et regardez comme heureux ce que vous ne pourrez empêcher.

Les hommes qui étaient à bord du sloop rirent de ce discours, tandis que ceux qui se trouvaient sur le schooner en furent surpris. C’était une énigme pour Roswell Gardiner et ses hommes, et ce dernier murmura entre ses dents que l’étranger était un imbécile, pendant qu’il descendait des grands haubans et qu’il donnait des ordres pour recevoir le bateau.

— Ce garçon appartient au Hole, reprit le maître du schooner, et ces gens du Vineyard s’imaginent qu’ils sont les meilleurs matelots du monde, peut-être parce que leur île est plus avant dans la mer que tout ce que j’ai vu en deçà de Montauk.

Le sloop eut bientôt disparu. Le patron était parent d’un de ceux qui se trouvaient intéressés dans l’armement du Lion de Mer rival, et il s’était proposé pour aller en quête de renseignements qui seraient d’un grand intérêt au Vineyard. Car au Vineyard, non-seulement on se préoccupait beaucoup des îles fréquentées par les veaux marins, mais aussi du trésor caché. Les renseignements qu’avaient recueillis les parents du marin mort à Oyster-Pond n’étaient ni clairs ni complets : ils consistaient en récits que Dagget avait faits sur le vaisseau à bord duquel il se trouvait lorsqu’il croyait revenir dans son île natale.

Accoutumés à s’entretenir de ces sortes d’expéditions, il n’était pas surprenant que, parmi les insulaires du Vineyard, il s’en fût trouvé quelques-uns de plus entreprenants qui eussent formé une association pour tenter l’entreprise dont il est maintenant question. Lorsqu’ils apprirent ce qui se passait, ils n’hésitèrent plus ; et, à dater du retour du neveu qui était allé à Oyster-Pond pour prendre des informations sur l’actif laissé par son oncle, on avait travaillé à l’équipement du vaisseau de Holmes-Hole d’une manière qui aurait fait honneur à un bâtiment de l’État. Henri Eckford lui-même, si bien connu pour avoir abattu les arbres nécessaires et lancé dans les eaux de l’Ontario, dans le court espace de soixante jours, deux frégates à deux ponts, dont chacune devait porter cent canons, montra à peine autant d’énergie que ces insulaires rustiques en armant le vaisseau qui devait faire concurrence au Lion de Mer d’Oyster-Pond.

Cependant ces insulaires, fins et énergiques n’étaient pas sans données plus certaines que notre récit jusqu’à présent ne pourrait le faire présumer.

On se souviendra qu’il y avait dans la valise une petite caisse que le diacre n’avait point examinée. Cette caisse renfermait un vieux journal déchiré, non pas du dernier voyage, mais d’une ou deux des précédentes traversées du défunt. À force d’étude, et par le rapprochement de différents passages qui paraissaient n’avoir aucun rapport entre eux, le possesseur actuel de la petite caisse était parvenu à se trouver sur la voie des deux grands secrets de son oncle. Il y avait aussi dans la valise plusieurs morceaux de papier où l’on avait essayé quelques dessins grossiers de cartes de toutes les îles et de tous les parages en question, indiquant leurs positions relatives, à l’égard des îles voisines, mais sans jamais donner les longitudes ni les latitudes.

Pour ajouter à ces preuves évidentes que les bruits rapportés au Vineyard n’étaient pas sans fondement, il y avait une lettre non terminée, écrite par le défunt, et adressée comme une sorte de testament, à toutes les personnes du nom de Dagget qui pouvaient se trouver au Vineyard. Cela pouvait comprendre quelques centaines de personnes, tout un clan ; mais c’était bien significatif. L’individu entre les mains duquel cette lettre était tombée, portant le nom de Dagget, commença par la lire puis il la replia soigneusement et la mit dans un agenda de poche qu’il avait l’habitude de porter sur lui. D’après quel principe cette lettre, dont la désignation avait un caractère si général, devenait-elle la propriété d’un seul individu ? c’est ce que nous ne chercherons pas à examiner. Il en était ainsi, cependant, et aucun de ceux qui avaient pris part à l’équipement du Lion de Mer de Holmes-Hole ne savait rien de l’existence de ce document, à l’exception de celui qui s’en était rendu possesseur. Il lui arrivait quelquefois d’y jeter les yeux, et les renseignements qu’il y trouvait ne lui paraissaient point sans importance.

Les deux entreprises dont nous avons parlé caractérisent l’état de société où elles avaient été conçues. Le diacre, s’il avait une profession, était cultivateur, quoique l’amour de l’argent l’eût entraîné à spéculer en différentes occasions. Les principaux propriétaires du Lion de Mer d’Holmes-Hole étaient aussi des cultivateurs, gens qui labouraient leurs terres, qui coupaient leurs blés et fauchaient leurs prairies. Cependant, pas un de ces hommes, pas plus ceux du Vineyard que celui d’Oyster-Pond, n’avaient, hésité à mettre leur argent dans une entreprise maritime ; comme s’ils avaient été armateurs d’un des grands ports de l’Union américaine. À de tels hommes, il ne s’agit que de montrer en perspective une affaire qui ait des chances réelles de succès, et ils sont prêts à mettre dans une entreprise leur cœur, leurs bras et leur bourse.

Dans la saison dernière, ç’aurait pu être pour aller à la recherche des baleines vers les côtes du Japon ; la saison précédente, pour visiter les îles fréquentées par les baleines ; aujourd’hui, peut-être, pour chasser les caméléopards, tendre des pièges aux jeunes lions, et attaquer les rhinocéros dans les plaines de l’Afrique ; les mêmes hommes transportaient de la glace de Long-Fond à Calcutta et à Kingston, pour ne pas dire à Londres même. Voilà de quelle matière sont faits les descendants des Puritains : un mélange de bien et de mal ; leur religion, qui s’attache au passé plutôt par souvenir que par sentiment, se mêle chez eux à des calculs mondains qui vont jusqu’à la rapacité sous le manteau d’un respect de convention pour tous ses grands devoirs ; mais on ne peut contester la simplicité de leurs mœurs, leur esprit d’initiative et leur infatigable activité.

Roswell Gardiner ne s’était pas trompé à l’égard des personnes qui se trouvaient dans le bateau. C’étaient Philippe Hasard, son premier officier, et Tim Green, le second, ainsi que les deux chasseurs de veaux marins, qu’on avait eu tant de peine à recruter. Bien qu’aucun des deux officiers mariniers ne soupçonnât la vérité, à peine avaient-ils engagé un homme qui leur convint, que celui-ci était travaillé par les agents du Vineyard, et séduit par des propositions plus avantageuses avant qu’il eût pu signer un engagement. Un des motifs pour lesquels on avait envoyé Watson à Oyster-Pond était de faire croire au capitaine Gardiner qu’il avait engagé un homme habile, ce qui l’empêcherait d’en chercher un autre, afin qu’au dernier moment il ne pût mettre à la voile, son cadre n’étant pas complet.

Lorsqu’il s’agit d’un voyage dont le but est la pêche à la baleine ou la chasse des veaux marins, il faut qu’un vaisseau embarque des hommes tout à fait propres à ce genre d’expédition. Depuis quelques années, les marins ont tellement pris l’habitude de déserter, surtout dans l’Océan Pacifique, qu’il n’y a guère que les vaisseaux qui appartiennent aux localités baleinières qui rapportent les équipages qu’ils ont emmenés, et même n’en est-il pas toujours ainsi.

Mais l’équipage de Roswell Gardiner était au grand complet, et il avait fait à peu près tous ses préparatifs pour mettre à la voile. Il ne lui restait plus qu’à se, rendre au port, à obtenir le congé de son vaisseau, à avoir une courte entrevue avec son armateur, une plus longue avec Marie, et à partir pour le cercle Antarctique, si la glace lui permettait d’aller au sud.

L’équipage du Lion de Mer comprenait maintenant seize personnes, nombre suffisant pour le voyage qu’il allait entreprendre. Voici les noms de ces personnes : 1° Roswell Gardiner, capitaine ; 2° Philippe Hasard, premier officier marinier ; 3° Timothey Green, second ; 4° David Weeks, charpentier ; 5° Nathan Thompson marin ; 6° Sylvester Hayens, idem ; 7° Marcus Josué, idem ; 8° Hiram Itint, idem ; 9° Josué Short, idem ; 10° Stephen Stimson, idem ; 11° Barlet Davidson, idem ; 12° Peter Mount, non marin ; 13° Arcularius Mott, idem ; 14° Robert Smith, idem ; 15° Cato Livingston, cuisinier ; 16° Primus Floyd, mousse.

On regardait cet équipage comme bien composé, chacun des hommes étant natif d’Amérique, et la plupart appartenant au vieux comté de Suffolk. Ils étaient presque tous jeunes, actifs, et promettaient de rendre de grands services. Livingston et Floyd étaient des hommes de couleur qui portaient les noms de deux familles respectables dans lesquelles leurs parents avaient été esclaves. Weeks était accoutumé à la mer, et pouvait remplir les fonctions de marin comme celles de charpentier. Mount et Mott, quoique embarqués comme non marins, étaient aussi très-habitués à la mer, ayant navigué dans des caboteurs, bien qu’aucun des deux n’eût fait réellement partie d’une grande expédition.

Il eût été difficile de donner un meilleur équipage au Lion de Mer ; cependant on ne pouvait dire qu’il se trouvât à son bord un véritable marin, un capitaine qui eût été capable de prendre le commandement d’une frégate ou d’un vaisseau de ligne. Gardiner lui-même, qui sous presque tous les rapports était le premier de l’équipage, ne réunissait pas toutes les qualités qui font le véritable loup de mer. On eût remarqué partout son activité, son courage, tout ce qui rend un homme utile dans la profession spéciale à laquelle il s’était voué mais on n’aurait pu reconnaître en lui cette habileté consommée du marin chez qui l’habitude est devenue un instinct, et qui, dans l’occasion, ne manque jamais d’agir à propos, qu’il fasse beau ou mauvais. Sous tous ces rapports, cependant, il était assez supérieur au reste de l’équipage pour obtenir tout son respect. Stimson était peut-être le meilleur marin après le capitaine.

Le lendemain du jour où le Lion de Mer reçut à bord le reste de son monde, Roswell Gardiner se rendit au Port, où il rencontra le diacre qui lui avait donné rendez-vous. Il s’agissait d’obtenir le congé du schooner, ce qui ne pouvait se faire qu’à Sag-Harbour. Marie accompagna son oncle pour régler quelques petites affaires de ménage, et il fut alors convenu que le diacre ferait sa dernière visite au vaisseau, tandis que Roswell Gardiner ramènerait Marie à Oyster-Pond dans le bateau du baleinier qui avait amené Marie et son oncle. Comme Baiting Joe avait servi de passeur, il fallut se débarrasser de lui, le jeune marin désirant être seul avec Marie. Un quart de dollar suffit pour désintéresser le vieux matelot, et rien ne s’opposa plus au désir de Roswell Gardiner. Le vent était favorable, et le bateau glissait rapidement sur les vagues, ce qui permettait au jeune homme de s’occuper à peu près uniquement de sa charmante compagne. Roswell Gardiner avait cherché cette occasion, afin d’ouvrir encore une fois son cœur à Marie avant une longue absence. Il le fit avec une mâle franchise qui était loin de déplaire à l’aimable fille qui l’écoutait. Un instant même elle fut près d’oublier la résolution qu’elle avait prise de ne consulter que le sentiment religieux dans la réponse que lui demandait Gardiner. Mais elle parvint à repousser la tentation que son cœur venait lui offrir et à reprendre plus d’empire sur elle-même.

— Roswell, dit-elle, peut-être aurait-il mieux valu que j’eusse pris congé de vous au port, et que je n’eusse point couru le risque de vous donner et d’éprouver moi-même le chagrin que je prévois. Je ne vous ai rien caché ; il est possible même que j’aie été plus sincère que la prudence ne l’autorisait. Vous savez le seul obstacle qui s’oppose à notre union, ajouta la jolie, puritaine ; mais plus je vous demande d’y réfléchir et de l’écarter, plus il semble augmenter.

— Que voulez-vous que je fasse, Marie ? Vous ne voulez pas sans doute que je me rende coupable d’hypocrisie, et que je paraisse croire ce qu’assurément je ne crois pas, ce qu’après toutes mes recherches je ne puis croire.

— Je suis fâchée sous tous les rapports qu’il en soit ainsi, reprit Marie d’un ton triste ; je suis fâchée qu’un homme d’un cœur si franc, si loyal, trouve impossible d’accepter la croyance de ses pères, et qu’il creuse ainsi pour toujours entre nous deux un abîme infranchissable.

— Non, Marie, cela ne peut pas être ! Il n’y a que la mort qui puisse nous séparer longtemps ! Tant que nous nous verrons, nous serons toujours amis, et des amis aiment à se voir souvent.

— Dans un moment comme celui-ci, Roswell, ce que j’ai à vous, dire pourra vous paraître dur, mais c’est le contraire qui est vrai lorsque je vous dis que nous ne devons plus nous revoir en ce monde, si nous devons suivre deux voies différentes vers l’autre vie. Mon Dieu n’est pas votre Dieu, et quelle paix peut exister dans une famille où l’on n’a pas les mêmes sentiments en religion ? Je ne crois pas que vous ayez assez réfléchi à la nature de ces choses.

— Je ne croyais pas, Marie, que vous eussiez des idées aussi peu généreuses. Si le diacre en avait dit autant, je n’aurais pas été surpris ; mais vous, me dire que mon Dieu n’est pas votre Dieu ! il y a là quelque chose d’étroit.

— N’est-ce pas la vérité, Roswell ? Et s’il en est ainsi, pourquoi chercher à la dissimuler ? Je crois au Rédempteur, au Fils de Dieu, l’une des personnes de la Trinité, tandis que vous ne croyez qu’en un homme juste et sans péché, à la vérité, mais qui est simplement un homme. Or, n’y a-t-il pas une différence énorme entre ces deux croyances ? N’y a-t-il pas là réellement la différence qui existe entre Dieu et l’homme ?

— En savons-nous assez sur ces questions, Marie, pour qu’elles forment un obstacle à notre bonheur ?

— Nous avons appris qu’elles étaient essentielles à notre bonheur, non pas dans le sens que vous voulez dire, Roswell, mais dans un sens plus élevé, et nous ne pouvons montrer à cet égard une indifférence coupable sans en être punis.

— Je crois, chère Marie, que vous portez ces idées-là trop loin, et qu’il est possible pour un mari et une femme de s’aimer tendrement, et d’être heureux ensemble, sans penser tout à fait de même en religion. Combien voyons-nous de femmes bonnes et pieuses, qui jouissent d’un vrai bonheur comme épouses et comme mères, et qui sont membres d’un meeting, tandis que leurs maris ne professent aucune religion.

— Cela peut être vrai. Je n’ai pas la prétention de juger personne. Des milliers de jeunes filles se marient sans se rendre compte de devoirs qu’elles croient respecter ; et puis, dans la suite de leur vie, lorsque leurs convictions sont devenues plus profondes, elles ne peuvent plus rompre les liens qu’elles ont formés. Il en serait autrement d’une jeune femme, qui, pénétrée du sentiment chrétien, deviendrait, de propos délibéré, et en parfaite connaissance de cause, la femme de celui qui regarde Dieu comme un homme, un homme pur, un homme sans péché, peu importe comment vous le caractérisez, du moment qu’il n’est plus qu’un homme. La différence entré Dieu et l’homme est trop immense pour que rien puisse l’affaiblir.

— Mais si je trouve impossible de croire tout ce que vous croyez, Marie, vous ne me punirez sans doute pas de la franchise que je mets à vous dire la vérité, toute la vérité.

— Non, certainement, Roswell, répondit avec douceur, presque avec tendresse, l’aimable fille ; rien ne m’a donné une meilleure opinion de vos sentiments, Roswell, que la noblesse avec laquelle vous avez admis la justice de mes soupçons sur votre manque de foi, car il n’y a de vrai que la foi. Cette droiture de votre cœur m’a fait vous honorer et vous estimer, sans parler de l’attachement d’enfance que, je ne veux point vous le cacher, j’ai depuis si longtemps ressenti pour vous.

— Ô Marie, s’écria Roswell, prêt à tomber à genoux devant la jolie enthousiaste, qui était assise à ses côtés, et dont la physionomie, pleine de sympathie pour Roswell, rayonnait de la lumière de deux beaux yeux bleus, les plus doux qu’une jeune fille ait jamais baissés devant un jeune homme sous l’impression d’un modeste amour, ô Marie comment, vous si bonne en tout, pouvez-vous être si cruelle sur un seul point ?

— Parce que ce seul point est tout pour moi, Roswell, répondit la jeune fille, et en même temps ses traits s’animèrent. Il faut que je vous réponde comme Josué parlant autrefois aux Israélites : Aujourd’hui, choisissez qui vous voulez servir que ce soient le Dieu que vos pères ont servi, ou les dieux des Ammonites, sur la terre desquels vous vivez ; mais quant à moi et à ma maison, nous servirons le Seigneur.

— Me classez-vous parmi les idolâtres et les païens de la Palestine ? dit Gardiner d’un ton de reproche.

— Vous l’avez dit, Roswell. Ce n’est pas moi qui vous ai classé ainsi, c’est vous qui vous êtes classé vous-même. Vous adorez votre raison, au lieu du seul et vrai Dieu vivant ! C’est là une idolâtrie de la plus mauvaise espèce, puisque l’adorateur ne voit jamais son idole, et qu’il n’en connaît pas l’existence.

— Vous regardez donc comme une idolâtrie de se servir des dons qu’on a reçus de son Créateur, et de traiter les sujets les plus importants comme un être raisonnable, au lieu d’adopter une croyance aveuglement et sans réflexion ?

— À quoi sert donc votre raison si vantée ? Elle ne peut expliquer un seul des mystères de la création, quoiqu’il y en ait par milliers. Je crois que tous ceux qui ne sont pas ouvertement incrédules admettent que la mort du Christ a été une expiation offerte pour le salut de l’humanité. Maintenant, peut-on expliquer ce dogme de notre religion, mieux que la nature divine du Rédempteur ? Peut-on mieux raisonner sur la chute que sur la rédemption de l’homme ? Je sais que je suis peu propre à traiter des matières aussi profondes, dit Marie d’un ton modeste, quoique très-animé et très-sérieux ; mais il me semble certain que les faits dont il s’agit nous transportent au delà des limites de notre intelligence ; nous devons croire et non raisonner la révélation, toute l’histoire du christianisme nous l’enseigne : ses premiers ministres étaient des hommes sans éducation, des hommes qui restèrent tout à fait ignorants jusqu’à ce qu’ils fussent éclairés par la foi ; et la leçon que nous devrons en tirer, c’est que la foi au Rédempteur est la première des perfections morales, et qu’elle est le plus grand des biens, celui qui renferme tous les autres. Avec la foi, le cœur ne fait pas une pierre d’achoppement de tout ce que la tête ne peut comprendre.

— Je ne sais pourquoi, Marie, répondit Roswell Gardiner sous l’empire de la parole de la jeune fille, quand je parle avec vous sur ce sujet, je ne suis plus le même qu’avec mes amis, et j’ai de la peine à vous répondre.

— Ne vous excusez pas auprès de moi, Roswell ; parlez plutôt au Dieu Tout-Puissant que vous offensez, et dont vous négligez les enseignements. Mais, Roswell, ne rendons pas cette séparation plus pénible en traitant cette heure de pareils sujets ! J’ai d’autres choses à vous dire et peu de temps à y consacrer. La promesse que vous me demandez de ne point me marier jusqu’à votre retour, je vous la fais volontiers. Il ne m’en coûte rien de vous donner cette assurance, car il n’est guère possible que j’en épouse jamais un autre.

Marie répéta ces paroles, ou plutôt cette idée, en d’autres mots, à la grande satisfaction de Roswell Gardiher.