Les Lions de mer/Chapitre 5

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 28p. 37-50).


CHAPITRE V.


Étranger ! j’ai fui le séjour de la douleur, pour tomber devant le sépulcre de Connoch Moran ; j’ai trouvé le casque de mon chef, son arc encore suspendu à notre mur.
Campbell.



Un amphibie ! s’écria Roswell Gardiner, dans un aparté en s’adressant à Marie, lorsque l’étranger entra conduit par Baiting Joe. Ce dernier ne venait que pour avoir son verre d’eau et de rhum ; et dès que le nègre le lui eut donné, il s’essuya la bouche avec le dos de la main, salua et sortit. Quant à l’étranger, l’expression dont s’était servi Roswell Gardiner était très-significative ; elle mérite une courte explication.

Le mot d’amphibie est ou était appliqué à un grand nombre de marins, pêcheurs de baleines ou chasseurs de veaux marins, habitant l’extrémité orientale de Long-Island, le Vineyard, les environs de Bonington et peut-être le voisinage de New-Bedford.

La classe d’hommes auxquels cette dénomination pouvait strictement convenir étaient matelots, sans être marins dans le sens du mot. Un marin de Delaware Bay aurait méprisé leur ignorance nautique ; mais quand il se serait agi de ramer, de lutter contre le mauvais temps, ou de déployer le courage que réclame cette profession, il aurait admiré ceux dont, sous d’autres rapports, il aurait été disposé à rire. Pour bien caractériser ces hommes, on peut dire qu’il y a entre eux et le marin de profession le même rapport qu’entre le soldat et le volontaire.

On invita, comme de raison, l’étranger à se mettre à table. Il accepta sans beaucoup de cérémonies, et Marie, d’après l’appétit qu’il montra, dut croire qu’il rendait justice à son talent culinaire. L’étranger était venu porter le dernier coup au Sheep’s head, et, après ce dernier assaut, il en resta peu sur le plat. Il finit ensuite son verre d’eau et de rhum, et parut disposé à traiter l’affaire qui l’avait amené. Jusque-là il n’avait fait aucune allusion au motif de sa visite, laissant le diacre livré à ses conjectures.

— Le poisson de Peconic est fort bon, dit froidement l’étranger, après avoir prouvé le droit qu’il avait d’exprimer une opinion à cet égard ; nous nous croyons assez bien pourvus, sous ce rapport ; dans le Vineyard.

— Dans le Vineyard ? interrompit le diacre sans attendre ce que l’étranger pouvait dire ensuite.

— Oui, Monsieur, dans le Vineyard, car c’est de là que je viens. Peut-être aurais-je dû me présenter à vous d’une manière un peu plus particulière. Je viens du Vineyard, et mon nom est Dagget.

Le diacre, qui dans ce moment étendait du beurre sur du pain, laissa tomber son couteau sur son assiette.

Dagget et le Vineyard étaient deux noms qui retentissaient fatalement à son oreille. Était-il possible que le docteur Sage eût eu le temps d’envoyer si vite un message au Vineyard ? et cet habitant amphibie de l’île voisine venait-il déjà lui ravir son trésor ? D’abord le diacre fut si ému qu’il ne put voir clair dans sa position ; il crut même que tout ce qu’il avait dépensé pour le Lion de Mer était perdu, et qu’il pourrait avoir à rendre compte devant une cour de chancellerie des renseignements qu’il s’était fait donner par le défunt.

En réfléchissant un peu, cependant, il triompha de cette faiblesse, et il salua l’étranger en lui faisant une légère inclination de tête, comme pour lui dire qu’il était le bienvenu.

Personne, excepté le diacre, ne savait quelles pensées l’agitaient, et au bout de quelques instants l’étranger expliqua l’objet de sa visite.

— Les Daggets sont très-nombreux au Vineyard, continua l’étranger ; et lorsque vous en nommez un, il n’est pas très-facile de savoir à quelle famille il appartient. Un de nos navires est venu à Holmey Hole il y a quelques semaines, et nous a rapporté qu’il avait hélé un brick de New-Haven, dont il apprit que l’équipage de ce bâtiment avait débarqué sur le rivage d’Oyster-Pond un marin du nom de Thomas Dagget, qui était du Vineyard et qui revenait après cinquante ans d’absence.

La nouvelle se répandit dans l’île et fit beaucoup de bruit parmi tous les Daggets. Il y a beaucoup de nos gens du Vineyard, errants de par le monde, et il y en a qui ne retournent dans l’île que pour mourir. Comme la plupart de ceux qui reviennent apportent quelque chose, on regarde toujours leur arrivée comme de bon augure. Après avoir causé avec les vieux de l’endroit, nous avons conclu que ce Thomas Dagget était le frère de mon père, qui s’était embarqué il y a environ cinquante ans, et dont on n’avait plus entendu parler.

C’est la seule personne du nom dont nous ne puissions nous rendre compte, et la famille m’a envoyé à sa recherche.

— Je suis fâché, monsieur Dagget, que vous arriviez si tard, dit le diacre lentement ; comme s’il craignait d’affliger l’étranger. Si vous étiez venu la semaine dernière, vous auriez pu voir votre parent et causer avec lui ; ou, si vous étiez venu ce matin de bonne heure, vous auriez assisté à son enterrement. Il est venu chez nous en étranger ; et nous nous sommes efforcés d’imiter la conduite du bon Samaritain. Il a eu, je crois, tous les soins que nous avons pu lui donner à Oyster-Pond ; le docteur Sage de Sag-Harbour l’a soigné dans sa dernière maladie. Vous connaissez, sans doute, le docteur Sage ?

— Je le connais de réputation, et je ne doute pas qu’on n’ait fait tout ce qu’il y avait à faire. Tandis que le sloop que j’ai nommé, voguait de conserve avec le brick dans un moment de calme, les deux capitaines ont eu une longue conversation, et celui du Vineyard nous avait préparés à apprendre la mort prochaine de notre parent. Nous pensions bien qu’aucune science humaine ne pouvait le sauver. Puisqu’il avait un médecin si habile et qui venait de si loin, je suppose que mon oncle doit avoir laissé quelque chose ?

C’était un appel bien direct, mais heureusement pour le diacre sa réponse était prête.

— Les marins que des vaisseaux ramènent de lointains parages et débarquent sur quelque point de nos rives, reprit-il en souriant, sont rarement surchargés de biens temporels. Quand un homme de cette profession a fait fortune, il aborde au quai de quelque grand port, et prend une voiture qui le conduit à une des premières tavernes.

— J’espère que mon parent, dit le neveu, n’a été un fardeau pour personne.

— Non, répondit le diacre. Il a vendu d’abord quelques objets qui lui appartenaient, et il a ainsi vécu. Comme la Providence l’avait conduit dans la demeure d’une pauvre veuve, j’ai cru que je serais agréable aux amis du défunt, et tout le monde a les siens, en m’occupant de régler avec elle. C’est ce que j’ai fait ce matin, et elle m’a donné reçu du tout, comme vous voyez, ajouta-t-il, en passant le papier à l’étranger. Pour avoir une sorte de garantie de mes avances, j’ai fait transporter chez moi la valise du défunt, et elle est maintenant en haut, prête à être examinée. Elle est légère, et je ne crois pas qu’elle contienne beaucoup d’or ou d’argent.

À vrai dire, le marin du Vineyard paraissait assez désappointé. Il, était si naturel qu’un homme qui avait été absent cinquante années rapportât les fruits de ses travaux, qu’il avait espéré quelque résultat de la peine qu’il s’était donnée en venant à Oyster-Pond. Mais ce n’était point là l’objet spécial de sa visite, comme on le verra plus tard.

Le neveu de Dagget, qui avait toujours en vue son but principal, continuait à faire des questions un peu indirectes, et à recevoir des réponses qui n’étaient pas moins évasives et prudentes. C’est là un des caractères de la race circonspecte dont ils étaient sortis l’un et l’autre : les Américains, lorsqu’il s’agit d’affaires, ne disent pas un mot sans calculer toutes les inductions que d’autres pourraient en tirer. Après un quart d’heure de conversation, où toute l’histoire de la valise fut racontée, on décida qu’on ferait immédiatement l’inventaire de ce qu’avait laissé Dagget. Tout le monde, sans en excepter Marie, se réunit donc dans la chambre du diacre, au milieu de laquelle on plaça la valise.

Tous les yeux étaient fixés sur cette valise ; car chacun, à part le diacre, supposait que le contenu en était secret. La veuve White aurait pu dire le contraire pour y avoir fouillé une douzaine de fois, sans y prendre, il est vrai, une épingle. C’était la curiosité bien plus que la cupidité qui l’avait fait agir. Il est vrai que la bonne femme éprouvait quelque sollicitude pour ses propres intérêts, et qu’elle n’était pas sans inquiétude à l’égard de la pension que lui devait le marin, laquelle s’élevait seulement à un dollar et cinquante cent par semaine. Mais la vente de divers objets qui appartenaient à Dagget ayant suffi pour payer la pension assez régulièrement, l’anxiété de la veuve n’était pas extrême sous ce rapport. C’était surtout la curiosité qui l’inspirait dans ses recherches. Non-seulement elle avait manié tous les objets qui se trouvaient dans la valise, mais elle avait lu et relu tous les papiers qu’elle renfermait, y compris une demi-douzaine de lettres, sur lesquelles elle avait fait ses propres, conjectures. Toutes ces recherches n’avaient rien appris à la bonne femme. Elle ne savait rien du grand secret à part quelques mots qu’elle avait recueillis, et dont elle ne comprenait pas la signification. Mais là s’arrêtait son ignorance. Elle avait examiné chaque trou qui se trouvait à une chemise, chaque raccommodage qu’avait subi un pantalon, chaque reprise faite à une paire de bas, et elle avait établi ses calculs sur la valeur des objets d’après ces différentes circonstances. La seule chose qui eût échappé à son examen était une petite caisse soigneusement fermée. Elle aurait bien voulu y regarder, et il y avait des moments où elle aurait donné un doigt pour l’examiner.

Cette veste, se disait la veuve White, se vendrait un dollar, si elle n’avait pas un trou dans le coude, et, bien raccommodée, elle irait jusqu’à soixante-quinze cent. Ces pantalons doivent avoir coûté deux dollars, mais ils n’en valent pas maintenant la moitié. Cette veste verte est ce qu’il y a de mieux dans la valise et si on la vendait au port au moment du départ des vaisseaux, on en tirerait de quoi payer un mois des dépenses de Dagget.

— Voici la clef, dit le diacre en la prenant dans le tiroir d’une table, comme s’il l’y avait gardée soigneusement jusque-là. Je crois qu’elle ouvrira la serrure ; il me souvient d’avoir vu Dagget s’en servir lui-même deux ou trois fois.

Ce fut Roswell Gardiner qui, étant le plus jeune homme de la réunion, prit la clef et ouvrit la valise. Chacun, excepté le diacre, parut désappointé du spectacle qui s’offrit à tous les regards. Non-seulement la valise était à moitié vide, mais les objets qu’elle contenait étaient de l’espèce la plus commune : c’étaient des vêtements de marin qui avaient vu de meilleurs jours, mais qui n’avaient pu appartenir qu’à un matelot.

— Il n’y a guère là de quoi indemniser de la traversée du Vineyard à Oyster-Pond, dit Roswell Gardiner un peu sèchement, car il n’aimait pas l’esprit de cupidité qui se montrait dans le tardif intérêt qu’éprouvait le neveu pour le sort de son oncle. Que faire de tout cela, diacre ?

— Ce qu’il y aurait de mieux à faire, ce serait de retirer tous les objets de la valise, article par article ; et de les examiner à part. Maintenant que nous avons commencé l’inventaire, il vaut mieux le continuer.

Le jeune homme obéit, et appela chaque objet en le tirant de la valise, et le passa ensuite à celui qui se présentait comme l’héritier du matelot. Le nouveau venu jetait un coup d’œil scrutateur sur chaque vêtement, et mettait prudemment la main dans toutes les poches pour s’assurer qu’elles étaient vides, avant de jeter l’objet sur le plancher.

Longtemps il ne découvrit rien, mais il finit par trouver une petite clef dans le gousset d’un vieux pantalon. Comme il y avait dans la valise une caisse dont nous avons déjà parlé, et qu’à cette caisse il se trouvait une serrure, le neveu de Dagget garda la clef sans rien dire.

— Il ne paraît pas que le défunt ait été très affligé des biens temporels, dit le révérénd M. Whittle, qui était un peu trompé dans son attente. Cela aura mieux valu pour lui au moment de quitter cette vie.

— Je ne doute pas, reprit Gardiner, qu’il n’eût porté le fardeau de très-bonne grâce s’il avait, joui d’un peu plus d’aisance !

— Vos idées sur l’état moral et matériel qu’il faut souhaiter à l’homme lorsqu’il approche de sa fin ne sont peut-être pas les plus sages, capitaine Gar’ner, dit le ministre ; la mer ne produit pas les théologiens les plus orthodoxes.

Le jeune marin rougit, regarda Marie, et se mit à siffler tout bas. Il eut oublié en un instant la réprimande qu’il avait reçue, et continua en riant son inventaire.

— Eh bien, ajouta-t-il, voilà une défroque un peu plus pauvre que ne l’est d’habitude, celle de Jacques[1]. Je ne pense pas, capitaine Dagget, que vous preniez la peine de transporter ces effets au Vineyard.

— Je n’en vois pas non plus la nécessité, quoique des amis et des parents puissent attacher à ces objets un prix que n’y mettent point des étrangers. Je vois là deux cartes marines : voulez-vous me les passer, s’il vous plaît ? Elles peuvent avoir pour un marin un certain prix, car les vieux matelots prennent quelquefois des notes qui valent mieux que les cartes elles-mêmes.

Cela fut dit d’un ton très-simple et très-naturel ; mais cela inspira beaucoup d’inquiétude au diacre, qui ne fut ancunement rassuré par le sérieux de celui que nous appellerons désormais Dagget, lorsqu’il étendit la carte sur le lit et qu’il commença à l’examiner. La carte qu’il venait d’ouvrir ainsi était celle où se trouvait le cercle antarctique, et dont le diacre avait eu tant de peine à effacer les îles fréquentées par les veaux marins. Il était évident que l’homme du Vineyard cherchait quelque chose qu’il ne pouvait trouver, et qu’il en éprouvait un vif désappointement. Au lieu de regarder la carte, on pouvait dire qu’il en étudiait tous les trous et toutes les mesures, qui ne manquaient pas, car le papier était vieux et déchiré. Plusieurs minutes se passèrent ainsi ; l’étranger ne paraissant plus s’occuper de la garde-robe de son parent.

— C’est là une vieille carte, et à la date de 1802, ajouta Dagget en se redressant ; elle ne peut avoir aujourd’hui que bien peu de valeur. Nos chasseurs de veaux marins sont déjà allés si loin au sud des deux caps, qu’ils doivent pouvoir faire beaucoup mieux maintenant.

— Votre oncle avait les dehors d’un vieux matelot, dit froidement le diacre, et il est possible qu’il préférât les vieilles cartes.

— Il fallait alors qu’il eût bien oublié la première éducation qu’on reçoit au Vineyard ; il n’y a pas là une femme qui ne sache que la dernière carte est la meilleure. J’avoue qu’il y a ici pour moi un certain mécompte, car le maître du sloop m’a donné à entendre qu’il avait appris du maître du brick qu’on pouvait trouver quelques détails assez importants sur les cartes du vieux marin.

Le diacre tressaillit ; il vit là une preuve que le défunt avait parlé de son secret à d’autres. Il était si naturel pour un homme comme Dagget, de se vanter de ses cartes, qu’il entrevit la grande probabilité que la difficulté vînt de ce côté. Cependant, il n’avait rien de mieux à faire que de garder le silence. L’étranger, qui ne semblait que peu songer aux vieilles chemises et aux vieux habits, examina la carte une fois encore, et, bien plus, dans les hautes latitudes, non loin de l’endroit où l’on avait placé les îles des veaux marins, et dont on les avait effacées avec tant de soin.

— Il n’est pas compréhensible qu’un homme se soit autant servi d’une carte, dit le capitaine Dagget, et n’y ait écrit qu’un si petit nombre de notes. Et le capitaine Dagget semblait se plaindre d’un ton de reproche.

— Voici des brisants au milieu de la mer, continua le capitaine Dagget, là où, j’en suis sûr, l’eau n’est agitée que par les poissons, et pas un mot qui indique des îles. Qu’en pensez-vous, capitaine Gar’ner ? ajouta-t-il en mettant le doigt sur l’endroit où le matin même le diacre s’était donné tant de peine pour effacer les îles. Au moins voit-on qu’on y mis les doigts.

— C’est un banc de crasse, répondit Gardiner en riant. Voyons, ceci est près de la latitude…° et de la longitude…° Il ne peut y avoir là de terre connue, car le capitaine Cook lui-même n’est pas allé aussi loin au midi.

— Vous avez été souvent dans ces mers, capitaine Gar’ner ? dit Dagget d’un ton curieux.

— J’ai été élevé dans le métier, répondit le jeune homme avec franchise. Au reste, je ne me préoccupe pas des cartes marines, elles peuvent servir lorsqu’un vaisseau est en route ; quant aux baleines et aux veaux marins, ceux qui veulent en trouver maintenant, n’ont qu’à les chercher, comme je le dis à mon patron. On assure qu’autrefois un vaisseau n’avait qu’à mettre à la voile pour jeter le harpon ; mais ce temps-là est passé, capitaine Dagget, et il faut chercher les baleines dans la mer, non moins qu’ici l’argent sur le rivage.

— Le vaisseau que j’ai vu près du quai est-il destiné à la pêche à la baleine ?

— Il va chercher fortune, prêt à l’accepter sous quelque forme qu’elle se présente.

— Il est un peu petit pour la pêche à la baleine, quoique des vaisseaux de cette dimension aient réussi en restant près de nos côtes.

— Nous saurons mieux à quoi il est bon après l’avoir essayé, reprit Gardiner évasivement. Que pensez-vous d’une expédition à Terre-Neuve ?

L’homme du Vineyard lança un coup d’œil d’impatience qui signifiait : Dites donc cela à des marins ; et il ouvrit la seconde carte, qu’il avait négligée jusqu’alors.

— Assurément, murmura-t-il à voix basse, mais assez haut cependant pour être entendu du diacre, dont l’oreille était fort attentive, voilà une carte des Indes Occidentales et de tous les parages qui s’y trouvent.

Ces paroles, échappées à Dagget, apprenaient au diacre que l’étranger savait quelque chose, et son inquiétude ne faisait qu’en augmenter. Il avait maintenant la conviction que, grâce aux maîtres du brick et du sloop, les parents de Dagget avaient eu les renseignements sur lesquels il avait lui-même compté pour faire sa fortune. Jusqu’où les conjectures étaient-elles allées ? c’est ce qu’il ne pouvait que supposer ; mais il fallait qu’on fût entré dans des détails pour que le neveu de Dagget fût venu à Oyster-Pond examiner les cartes marines avec autant de soin.

Il se félicita donc de s’y être pris à temps pour effacer les notes importantes qui se trouvaient sur le papier.

— Capitaine Gar’ner, vous avez de plus jeunes yeux que les miens, dit l’homme du Vineyard en tenant la carte marine au jour ; voulez-vous avoir la bonté de regarder ceci ? Est-ce qu’il ne vous semble pas qu’il y avait une note à côté de ce parage, et qu’on a effacé les mots qui se trouvaient sur la carte ?

Le diacre, en ce moment, regarda par-dessus l’épaule de Roswell Gardiner, et il fut heureux de pouvoir s’assurer que l’étranger avait mis le doigt sur un point qui était à plusieurs centaines de milles de celui qu’il supposait renfermer le trésor des pirates.

On eût dit, en effet, qu’il y avait quelque chose d’effacé au point indiqué ; mais la carte était si vieille et si sale, qu’il était presque inutile de l’examiner. Si le capitaine Dagget avait en vue le parage qu’il venait de montrer, c’était tout ce que l’on pouvait désirer, puisque ce parage était fort éloigné du point véritable.

— Il est étrange qu’un si vieux marin ait usé une carte à force de s’en servir et qu’il n’y ait laissé aucune observation, répéta l’étranger, dont le mécontentement et la surprise étaient visibles. Toutes mes cartes sont couvertes de remarques, comme si j’avais voulu en faire un livre pour mon usage particulier.

— Les goûts et les habitudes diffèrent, répondit Roswell Gardiner d’un ton indifférent. Il y a des navigateurs qui sont constamment à la recherche de rochers et de brisants, et qui ne cessent d’écrire sur leurs cartes marines ; mais je ne me suis jamais aperçu qu’ils en obtinssent un bon résultat. C’est à ceux qui ont faites cartes qu’il faut surtout se fier. Pour ma part, je ne donnerais pas six sous d’une note prise par un homme qui a passé au milieu d’une rafale à côté d’un rocher ou d’un banc de sable.

— Que diriez-vous donc d’une observation d’un chasseur de veaux marins qui avait indiqué sur sa carte marine une île où les veaux marins se trouvent en foule sur la grève, comme des troupeaux de pourceaux ? Appelleriez-vous une telle carte un trésor ?

— Ceci est autre chose, répondit Gardiner en riant, quoique je ne croie pas qu’on puisse trouver de pareilles richesses dans cette valise. La plupart de nos marins naviguent trop au hasard pour que leurs cartes aient beaucoup de valeur. Il y a des gens qui sauraient eux-mêmes trouver leur chemin, mais qui ne peuvent le montrer à d’autres. J’ai vu tel vieux marin indiquer un banc de sable qu’il croyait avoir vu, et se tromper de tout un degré. Une observation de ce genre peut faire plus de mal que de bien en trompant ceux qu’elle devrait guider.

— Sans doute, lorsqu’il s’agit d’hommes nerveux qui voient toujours le danger où il n’est pas mais cela est différent s’il est question d’îles déjà connues. Je ne vois pas, monsieur Pratt, qu’il soit nécessaire, que vous vous donniez plus de peine. Mon oncle n’était pas très-riche, cela est évident, et si j’ai envie d’avoir plus que je n’ai déjà, il faut que je m’occupe de faire fortune moi-même. Si le défunt a laissé quelques dettes, je suis prêt à les payer.

La question se trouvait ainsi posée d’une manière si catégorique, que le diacre ne sut trop d’abord que dire. Il pensa à ses dix dollars, et son avarice l’emporta assez sur sa prudence pour le déterminer à en parler.

— Le docteur Sage a sans doute une note à présenter, mais votre oncle a payé sa dépense tant qu’il a vécu. J’ai cru que la veuve qui a eu soin de lui avait droit à quelque chose de plus, et ce matin je lui ai remis dix dollars, que vous pouvez, comme vous voudrez, me rendre ou ne pas me rendre.

Le capitaine Dagget compta aussitôt cette somme à M. Pratt. Puis il remit les cartes en place, et, sans ouvrir la petite caisse, qui se trouvait dans la valise, il ferma cette valise et mit la clef dans sa poche en disant qu’il ferait tout emporter, car il désirait débarrasser le diacre de tout cet encombrement. Cela fait, il demanda l’adresse de la veuve White, avec laquelle il désirait causer avant de quitter Oyster-Pond.

— J’aurai à répondre, dit-il en souriant, aux questions de tant de cousins, lorsque je reviendrai à la maison, que je ne puis partir sans m’être mis en état de les satisfaire le mieux possible. Si vous voulez bien me montrer le chemin, capitaine Gar’ner, je promets d’en faire autant pour vous, lorsque vous viendrez au Vineyard à la piste de l’héritage de quelque vieux parent.

Roswell Gardiner se prêta très-volontiers au désir de l’étranger, sans s’apercevoir du mécontentement du diacre. Ils sortirent tous les deux et, ils se trouvèrent bientôt devant la porte de la veuve ; là, le jeune homme se sépara de l’étranger, étant forcé de se rendre à bord du Lion de Mer.

La veuve White accueillit le capitaine Dagget avec une vive satisfaction ; un de ses plus grands plaisirs consistant à adonner et à recevoir des nouvelles.

— Je suis sûr que les rapports vous ont paru agréables avec mon oncle dit le capitaine, les gens du Vineyard étant d’une nature ouverte.

— C’est vrai, capitaine Dagget, et, lorsque le diacre n’était pas venu le tourmenter et éveiller en lui l’esprit mondain, il était aussi bien préparé qu’aucun malade que j’aie jamais vu. C’était différent, sans doute, quand le diacre lui avait rendu visite.

— Le diacre Pratt avait l’habitude de venir ici lire et prier avec le malade ?

— Lui, prier ! Je ne crois pas que, dans toutes ses visites, il lui soit arrivé de dire un mot de prière. Ils ne parlaient que d’îles et de veaux marins quand ils étaient ensemble.

— En vérité ! s’écria le neveu en prêtant un nouvel intérêt à la conversation. Et que pouvaient-ils trouver à dire sur un pareil sujet ? Des îles et des veaux marins, c’était un étrange sujet de conversation pour un mourant.

— Je le sais, répondit la veuve, je le sentais bien en les entendant ; mais que pouvait y faire une pauvre femme ? Et quand on pense que M. Pratt est diacre du meeting !

— Ainsi cette conversation avait lieu ouvertement en votre présence, devant vous, madame ?

— Non pas précisément. Ils parlaient, et j’entendais ce qui se disait, comme cela arrive lorsqu’on n’est pas loin de ceux qui parlent.

L’étranger n’insista point. Il avait été élevé dans un pays d’écouteurs. Une île qui est privée de presque toute communication avec le reste de la terre, et dont les deux tiers des habitants mâles sont forcés à des absences périodiques, doit avoir atteint la perfection dans l’art du commérage, qui comprend celui d’écouter aux portes.

— Oui, dit-il, il y a bien des choses qu’on apprend, l’on ne sait trop comment. Ils parlaient donc d’îles et de veaux marins ?

À cette question, la veuve répondit en révélant au capitaine Dagget tous les détails qu’elle trouva dans sa mémoire. À mesure qu’elle avançait dans le récit des conférences secrètes qui avaient eu lieu entre le diacre Pratt et le vieux matelot, son zèle augmentait, et elle n’omit rien de ce qu’elle avait entendu, en y ajoutant beaucoup de ce qu’elle n’avait pas entendu.

Mais le capitaine Dagget était accoutumé à de pareils récits, et il savait le degré de foi qu’il devait y prêter. Il écoutait avec la résolution de ne pas croire plus de la moitié de ce qu’on lui disait, et, grâce à une longue expérience, il réussit admirablement à séparer la partie croyable du récit de cette femme de celle qui était vraiment incroyable. Ce qui jetait beaucoup d’obscurité sur le récit de la veuve White, c’est qu’elle n’avait point assisté à la conférence la plus importante. En somme, le capitaine Dagget ne doutait plus que le diacre ne sût l’existence de l’île des veaux marins, quoiqu’il n’eût point la certitude que le bruit du trésor caché fût arrivé jusqu’à M. Pratt. L’achat et l’équipement du Lion de Mer coïncidant avec le récit de la veuve, suffisaient pour convaincre un homme de son expérience qu’il s’agissait d’une expédition pour aller à la chasse des veaux marins.

L’entrevue entre le capitaine Dagget et la veuve White dura plus d’une heure. Le premier eut ainsi le temps d’obtenir tous les renseignements que la dernière pouvait lui donner, et ils se séparèrent dans les meilleurs termes du monde. Il est vrai que le capitaine n’avait rien donné à la veuve ; il s’était acquitté à cet égard, en remettant au diacre l’argent que celui-ci avait avancé ; mais il l’écouta avec la patience la plus exemplaire, et, auprès des grands parleurs, il n’y a personne qui soit plus en faveur que les écouteurs, dévoués.

L’intérêt avait donné à l’étranger un grand air d’attention, et la veuve charmée s’était épanchée en un torrent de paroles ; ce qui avait satisfait au plus haut degré le besoin extrême qu’elle éprouvait sans cesse de mettre son prochain au fait. En se séparant, les deux interlocuteurs convinrent de s’écrire.

Dans la même journée, le capitaine Dagget transporta à Sag-Harbour la valise de son parent, et il s’y rendit lui-même. Il passa aussi une heure ou deux pour prendre des informations sur l’état où se trouvait l’équipement du Lion de Mer, et sur le moment de son départ.

On causait beaucoup de cet équipement dans Sag-Harbour, et l’homme du Vineyard entendit faire, à cet égard, beaucoup de conjectures, mais n’obtint aucun renseignement positif. Cependant il put conclure que le Lion de Mer partirait dans une dizaine de jours, que son voyage serait long, que son absence durerait plus d’une année, et qu’on pensait que l’expédition avait encore un autre but que celui de la chasse des veaux marins. À la nuit, le rude marin, à moitié cultivateur, se jeta dans son bateau baleinier et fit voile tout seul vers le Vineyard, remportant la valise. Cela n’était rien pour lui cependant, car bien souvent il avait affronté la mer dans ce bateau, lorsqu’il allait comme pilote au-devant des vaisseaux qui arrivaient au port.



  1. Nom généralement donné aux matelots.