Les Lions de mer/Chapitre 4
CHAPITRE IV.
e lendemain matin de bonne heure, tout le monde était levé
chez le diacre Pratt. Au moment où le soleil semblait sortir des
eaux, le diacre, et Marie se rencontrèrent sous le porche de la
maison.
— Voici la veuve White, et elle paraît très-pressée, dit la nièce avec anxiété ; j’ai peur que son malade n’aille plus mal.
— Hier soir, reprit l’oncle, il semblait mieux, bien qu’il fût un peu fatigué d’avoir causé. Il voulait parler, quoi que je fisse pour l’en empêcher. Je ne lui demandais que deux ou trois mots, il en disait mille, et non pas ceux que je désirais entendre. Ce Dagget est bien-parleur, je puis vous l’assurer, Marie.
— Il ne parlera plus, diacre, s’écria la veuve White, qui s’était assez approchée pour entendre les dernières paroles du diacre. Il ne dira plus rien ni en bien ni en mal.
Le diacre fut si frappé de la nouvelle, qu’il resta muet. Quant à Marie, elle exprima tout son regret que le malade eût été appelé si tôt devant Dieu, et après avoir eu si peu de temps pour se préparer, ce qui était pour elle la plus grande des affaires.
Au reste, la veuve, dans sa volubilité, leur eut bientôt donné tous les détails de l’événement. Il paraît que Dagget était mort pendant la nuit, la veuve l’ayant trouvé raide et froid quelques minutes auparavant. Qu’un événement qui, pour l’instant où il était arrivé, pourrait paraître un peu imprévu, eût été hâté par la fatigue d’une longue conversation, c’est ce qu’il était difficile de révoquer en doute, quoique personne ne fît de commentaires à ce sujet. La cause immédiate de la mort fut la suffocation déterminée par la suppuration, comme cela arrive souvent dans le dernier degré de l’étisie.
Il y aurait de l’injustice envers M. Pratt à prétendre que cette mort subite ne produisit aucun effet sur ses sentiments. Dans les premiers moments, il pensa à son âge, à l’avenir qu’il avait devant les yeux. Pendant une demi-heure, ces réflexions l’agitèrent ; mais Mammon reprit peu à peu son empire, et les images pénibles s’effacèrent devant d’autres qu’il trouva plus agréables. Puis il songea sérieusement à ce qu’exigeaient les circonstances.
Comme il n’y avait rien d’extraordinaire dans la mort de Dagget, on n’eut pas besoin du coroner. C’était une mort naturelle, quoique subite. Il n’y avait donc plus qu’à donner les ordres nécessaires pour l’enterrement et à conserver soigneusement les effets du défunt.
Le diacre fit donc transporter, chez lui la valise de Dagget, après avoir retiré la clef de la poche de sa veste, et il donna les ordres nécessaires pour l’enterrement.
Le diacre passa encore une demi-heure sérieuse et pénible, lorsqu’il vit le cadavre. Elle était là, étendue, cette enveloppe insensible, abandonnée par son hôte immortel, et complètement indifférente au sujet qui les avait tant occupés tous les deux. On aurait dit que la physionomie du mort exprimait le sentiment de la vanité de tous les projets terrestres de richesses et de bonheur. L’empreinte de l’éternité semblait gravée sur ces traits flétris et décolorés. Quand tout l’or des Indes aurait été à sa portée, Dagget n’aurait pu étendre le bras pour y toucher.
Quel commentaire plus frappant sur la vanité des choses humaines pouvait s’offrir aux méditations du diacre ? Formaliste en fait de religion, il s’était montré irréprochable dans ce qu’on pourrait appeler l’extérieur de la piété. Il est vrai qu’il n’avait jamais pris le nom de Dieu en vain pendant tout le cours de sa vie, mais il s’était abstenu d’un si grand péché plutôt parce qu’il avait appris, dans sa jeunesse à l’éviter, et parce que ses voisins auraient été choqués de le lui voir commettre, que parce qu’il éprouvait un profond respect pour son Créateur. Il avait respecté de la même manière la plupart des commandements du Décalogue.
Il avait à la bouche toutes les paroles de sa secte, n’employait jamais une expression hasardée, était régulier au meeting, remplissait en apparence tous les devoirs que son église exigeait de lui, à l’égard des pratiques religieuses ; mais il était loin de cet état que saint Paul a caractérisé par ces mots : « vivre dans le Christ. »
Le corps ne fut pas enlevé de la maison de la veuve White, mais le lendemain matin on le porta au cimetière, et on l’enterra dans un coin abandonné à la sépulture des inconnus, dont les restes ne recevaient aucun honneur. Ce fut alors seulement que le diacre se crut l’unique dépositaire, des grands secrets de Dagget.
Il avait les cartes marines en son pouvoir, et Dagget ne pouvait plus faire de révélations. Si les amis du défunt apprenaient sa mort et venaient réclamer ses effets, il était peu probable qu’ils y trouvassent aucune indication à l’égard des îles fréquentées par les veaux marins, ou du trésor caché du pirate. Il fit plus : il exagéra même ses précautions ordinaires, et il alla jusqu’à payer de sa bourse les dettes du défunt à la veuve White, à laquelle il remit dix dollars. Et pour détourner les soupçons qu’aurait pu exciter un si grand acte de libéralité, il dit qu’il s’adresserait aux amis du matelot, et que, dans le cas où ceux-ci ne pourraient acquitter ses avances, il ferait vendre les effets du défunt.
Il paya aussi le prix du cercueil et de la fosse, ainsi que les frais peu considérables de l’enterrement. En un mot, le diacre espéra, avec de l’argent, couper court à toutes les questions impertinentes.
La valise avait été transportée dans un grand cabinet qui donnait dans la chambre du diacre. Quand il eut réglé tous ses comptes, ce fut là qu’il se rendit armé de la clef qui devait livrer un si grand trésor à ses regards. Il éprouva bien quelques scrupules, après s’être enfermé, dans la chambre, à l’égard du droit qu’il pouvait avoir d’ouvrir la valise. Il est certain qu’elle ne lui appartenait pas mais il interprétait les révélations de Dagget de manière à justifier à ses propres yeux l’acte qu’il croyait pouvoir se permettre.
Il avait acheté le schooner pour aller à la recherche des veaux marins et du trésor. Il l’avait fait à la connaissance de Dagget et avec son assentiment et il n’admettait pas que la mort du marin eût rien enlevé à ses droits. Le diacre n’avait jamais cru que l’homme du Vineyard pût accompagner l’expédition, de sorte que, Dagget présent ou absent, les droits de M. Pratt restaient toujours les mêmes. Il est vrai que le diacre n’avait reçu aucune donation légale des cartes marines mais il croyait que toutes les circonstances dont nous avons fait mention l’autorisaient au moins à y jeter les yeux.
Il y eut quelque chose de solennel pour le diacre dans le moment où il ouvrit la valise. Il lui était impossible d’oublier le décès récent de celui auquel elle appartenait, et il se mêlait à son émotion une certaine anxiété, car était-il certain de trouver même sur ces cartes les endroits dont il cherchait les longitudes et les latitudes ? Assurément il ne s’offrit à lui rien qui ressemblât à un trésor quand tout ce qu’avait laissé Dagget parut aux regards du diacre. Une partie des effets de Dagget avait été vendue pour suffire à ses dépenses. Ceux qui restaient dans la valise étaient destinés aux climats chauds, et portaient les traces d’un long usage. Il y avait deux vieilles cartes marines, sales et usées, sur lesquelles le diacre porta la main et s’abattit comme l’épervier tombe sur sa proie.
Mais au moment où il agissait ainsi, il fut saisi d’un tel tremblement, qu’il se trouva forcé de se jeter sur une chaise et de s’y reposer un instant.
En ouvrant la première carte, le diacre vit à l’instant que c’était celle du cercle antarctique. On y avait certainement indiqué par quelques points à l’encre trois ou quatre îles avec la latitude−0, et la longitude−0, écrite en marge. Nous sommes forcés de ne pas reproduire ici les chiffres qui se trouvent sur la carte, car cette découverte est encore regardée comme importante par ceux qui possèdent le secret.
Nous sommes autorisés à raconter toute l’histoire, à cette exception près.
Le diacre respirait à peine tandis qu’il s’assurait de ce fait important, et ses mains tremblaient tellement, que le papier de la carte claquait pour ainsi dire entre ses doigts. Il eut recours ensuite à un expédient qui peignait tout son caractère. Il écrivit la longitude et la latitude dans un agenda qu’il portait toujours sur lui puis il se rassit et, avec la pointe d’un canif, il effaça très-soigneusement de la carte marine les indications d’îles et les chiffres qui s’y trouvaient. Cela fait, il se trouva débarrassé d’un grand poids. Ce ne fut pas tout.
Les cartes marines destinées au schooner se trouvaient sur une table dans sa propre chambre ; il traça sur l’une de ces cartes, aussi bien qu’il put y réussir, les îles des veaux marins qu’il venait d’effacer de la carte de Dagget. Là aussi il écrivit au crayon les chiffres importants qu’il nous est défendu de révéler. Il ouvrit ensuite la seconde carte : c’était celle des Indes Occidentales, et en particulier de certaines plages. L’une d’elles était indiquée de manière à ne point permettre de douter que ce ne fût celle du pirate. La même interdiction existant à l’égard de cette plage que relativement à l’île des veaux marins, nous ne pouvons en dire davantage.
Ce qu’il y avait d’écrit près de l’indication de cette plage étant au crayon, il fut aisé de l’effacer avec de la gomme élastique ; le diacre eut encore la précaution de frotter quelque objet sur l’endroit blanc que son canif avait fait sur l’autre carte, et alors il se dit qu’aucun regard ne pourrait découvrir ce qu’il avait fait. Ayant marqué cette plage sur sa propre carte des Indes Occidentales, il remit les cartes marines de Dagget dans la valise, et la referma. Il avait déjà transcrit sur le papier tous les détails qu’il tenait de la bouche même de Dagget, et maintenant il se croyait pourvu de tous les renseignements qui pouvaient le rendre l’homme le plus riche du comte de Suffolk !
Quand il se retrouva avec sa nièce, Marie fut surprise de la gaieté de son oncle si tôt après un enterrement.
C’est qu’il avait le cœur léger. Dagget, après l’avoir conduit pas à pas, à son but, avait ensuite refusé obstinément d’entrer dans ces détails particuliers que l’on ne peut même révéler aujourd’hui, et dont l’ignorance aurait rendu inutiles toutes les dépenses préalables que le diacre avait faites. Sa mort cependant avait levé le voile, et le diacre se croyait le maître absolu du secret.
Une heure ou deux après, le diacre Pratt et sa nièce étaient à table avec deux autres personnes. Le dîner était simple, mais bon. Le poisson entre pour beaucoup dans la consommation journalière de ceux qui, dans ces contrées, demeurent sur le rivage de la mer ; et cette fois l’oncle, dans son enthousiasme, après une victoire et une conquête, suivant lui, avait fait ce que l’on pouvait regarder, de sa part, comme une folie. Il y a toujours, dans ces contrées, des vieillards courbés sous les poids des ans qui gagnent leur vie en faisant le métier de pêcheurs. L’alcool a été généralement leur plus grand ennemi, et ils offrent tous le même caractère de paresse entremêlée de travaux violents, après lesquels ils retombent dans leur indolence habituelle, et se livrent à des accès d’intempérance qui se terminent ordinairement par la mort. Le pêcheur qui faisait ce métier entre Oyster-Pond et Shelter-Island, connu de tout le monde dans la localité, portait le nom familier de Baiting Joe.
Aussitôt après la découverte des longitudes et des latitudes sur les cartes marines, le diacre s’était rendu sur le quai, dans l’impatience où il était de voir comment Roswell Gardiner menait l’équipement du Lion de Mer.
Le jeune homme, avec les marins qu’il avait déjà réunis, travaillait de son mieux, et il y avait déjà dans l’armement du schooner un grand changement depuis que nous l’avons vu au début de cette histoire. Le schooner faisait de l’eau pour le voyage, et, de temps en temps, un chariot de campagne, ou une charrette traînée par des bœufs, amenait sur le quai les provisions que l’on allait mettre en magasin. De cargaison, il n’y en avait pas ; car un vaisseau destiné à la chasse du veau marin n’emporte guère que du sel et ses provisions. En un mot, l’ouvrage avançait rapidement, et le capitaine Gar’ner dit à l’impatient armateur que dans une semaine le vaisseau serait prêt à mettre à la voile.
— J’ai réussi à engager le premier officier, dont j’avais besoin, continua Roswell Gardiner, et il est maintenant à Bonington où il cherche des hommes d’équipage. Il nous faut une demi-douzaine de marins, dans lesquels nous puissions avoir confiance ; et nous prendrons ici quelques-uns de nos voisins encore novices, comme pour leur rendre service.
— C’est cela, dit le diacre avec empressement ; ayez un bon nombre de nouvelles recrues ; elles coûtent moins cher et laissent de plus grands profits aux propriétaires. Eh bien, capitaine Gar’ner, les choses ont l’air de bien aller entre vos mains je vous laisse ; il faudra qu’après dîner je vous dise un mot en particulier. On dirait que Baiting Joe a trouvé quelque chose qui en vaut la peine.
— Ma foi, oui ! Je suis sûr qu’il a au bout de sa ligne un Sheep’s head[1] qui pèse huit ou dix livres.
Gardiner ne se trompait pas, car Joe amena à l’instant le poisson dont il venait d’être question. Voilà comment le diacre s’était trouvé tenté de faire une folie. Il appela Joe, et, après avoir beaucoup marchandé, il acheta le poisson un demi-dollar. Comme Marie possédait à un degré supérieur l’art de préparer cette espèce de poisson, le diacre, qui tenait le Sheep’s head à la main, invita le capitaine Gar’ner à venir prendre sa part du régal.
Ce ne fut pas tout. Avant que le diacre eût conclu son marché avec Joe, le révérend M. Whittle vint sur le quai dans l’intention manifeste de trouver quelque chose à manger. Cet ecclésiastique avait pour occupations particulières d’écrire des sermons, de prêcher, de faire des conférences, de marier, de baptiser, d’enterrer, et d’aller à la chasse d’un dîner. À peu près la moitié de son temps était consacrée à ce but. Nous ne voulons pas dire que cet ecclésiastique fut gastronome, mais que ses honoraires lui étaient si mal payés, qu’il ne pouvait jamais meubler son garde-manger ni sa cave d’une manière un peu convenable. Tantôt c’était la farine, tantôt c’étaient les pommes de terre qui lui manquaient ; puis il ne lui restait plus de porc, il y avait toujours chez lui grande disette d’épiceries et d’articles aussi nécessaires. Cette négligence de la part des paroissiens, à laquelle se joignait, de la part du pasteur, une certaine imprévoyance, pesait sur l’économie domestique de la famille du ministre, et il en résultait une situation à laquelle il était sans cesse obligé de pourvoir.
Le diacre Pratt se trouva un peu embarrassé lorsqu’il rencontra le révérend M. Whittle. Ce n’était pas à cause du poisson qu’il tenait à la main. Cent fois il avait rencontré le pasteur, courant d’un air inquiet et affamé, lorsqu’il avait à la main, ou bien dans sa voiture, de quoi rendre heureuse toute une semaine la famille entière du ministre, jamais le cœur du diacre n’avait éprouvé à cet égard aucun sentiment de commisération. Mais le dernier jour du sabbat, il avait manqué au sermon de l’après-midi, faute dont il ne savait comment s’excuser, quoiqu’il en sentît la nécessité. Le ministre et le diacre se saluèrent cependant, l’un très-occupé de son absence de l’office, et l’autre du sheep’s head. Il vint heureusement à l’esprit du diacre d’inviter son pasteur à prendre sa part du poisson. Cette invitation, qui arrivait à propos, occupa tellement le ministre, qu’il ne fut aucunement question d’un accident aussi extraordinaire que l’absence du diacre pendant le meeting de l’après-midi le jour du dernier sabbat.
Les convives réunis chez M. Pratt, en commençant par le diacre lui-même, étaient Marie, Roswell Gardiner et le révérend M. Whittle. Le poisson était excellent, et tout le monde félicita Marie de la manière dont elle l’avait accommodé. Mais Marie paraissait triste. Elle ne s’était pas encore remise de l’impression douloureuse que la mort récente et l’enterrement de Dagget lui avaient fait éprouver ; puis ses pensées se reportaient longuement sur le voyage prochain de Roswell et sur l’état de son esprit, de ses idées, au point de vue de la croyance religieuse, au moment d’entreprendre une périlleuse expédition.
Plusieurs fois elle avait exprimé au ministre son désir qu’il parlât à Roswell ; le ministre l’avait promis, mais il faisait comme ses paroissiens qui oubliaient de lui remettre ses honoraires, il ne s’en était pas souvenu.
Roswell Gardiner restait donc dans son incrédulité, ou, ce qui revenait au même, sous l’influence de certaines opinions qui contredisaient tout ce que l’église a enseigné à dater du temps des apôtres — au moins, c’est ce que pensait Marie, c’est aussi ce que nous pensons nous-même. Au contraire, le pasteur et le diacre étaient fort gais pour des hommes ordinairement si graves. Roswell Gardiner, ce qui est rare chez un marin, ne buvait que de l’eau, tandis que les autres convives prenaient de l’eau et du rhum.
— J’ai regretté que mon dernier voyage dans le Connecticut m’eût empêché de voir le pauvre homme qui a été si vite emporté dans la maison de la veuve White, fit observer le révérend M. Whittle, quelque temps après avoir dirigé sa première attaque contre le sheep’s head. On m’a dit que le malade était condamné dès l’origine.
— Ç’a été l’opinion du docteur Sage, répondit le diacre le capitaine Gar’ner s’est offert pour aller chercher le docteur dans mon bateau (et le diacre appuya sur l’adjectif possessif), mais est-il possible de guérir un marin dont les poumons sont malades ?
— Ce pauvre homme était marin ! Je ne savais pas quelle était sa profession ; je le croyais plutôt cultivateur. Était-il d’Oyster-Pond ?
— Non, nous n’avons ici personne du nom de Dagget, qui appartient au Vineyard. La plupart des Daggets sont marins, et cet homme était, je crois, du métier, quoique je ne sache rien de lui, à part quelques mots qui lui sont échappés en causant.
Le diacre croyait pouvoir déroger ainsi à la vérité sans inconvénient, dans la pensée que personne n’avait assisté à ses conférences secrètes avec Dagget. C’était bien mal comprendre le caractère de la veuve White que de croire qu’il fût possible d’avoir sous son toit une conversation sans qu’elle y prît une certaine part. Loin qu’il en fût ainsi, l’excellente femme avait réussi non-seulement à se blottir dans une cachette d’où elle pouvait entendre, mais à pratiquer un trou qui lui servait d’observatoire, d’où elle avait entendu et vu tout ce qui s’était passé entre le diacre et, son hôte. Si son intelligence avait égalé sa curiosité, ou si elle n’avait pas été convaincue que le diacre songeait à elle, tout le comté aurait retenti des merveilles révélées dans ces entretiens. Non-seulement il aurait été question d’une île fréquentée par des veaux marins, mais de vingt autres îles aussi favorisées, et de plages sans nombre contenant des trésors immenses.
Un accident seul empêcha le veuve de répandre ces bruits. Il n’arriva qu’une fois à Dagget d’être explicite dans ses récits, tandis qu’ordinairement il ne disait rien de positif et ne faisait que des allusions à ce qu’il avait déjà raconté d’une manière plus claire et plus complète. Malheureusement pour elle, la veuve White était, dans ce moment-là, chez la voisine, sa veuve Stone. Tout ce qu’elle savait manquait donc de suite comme de clarté, et devait lui paraître assez contradictoire. C’était assez cependant pour la faire beaucoup réfléchir.
— C’est toujours un malheur pour une créature humaine, dit le révérend M. Whittle, de quitter ainsi ce monde loin de chez elle et de ses amis. Voilà une âme immortelle qui a eu à faire ce grand et suprême effort sans être soutenue autrement que par les prières de quelques pieux voisins. Je regrette d’avoir été absent pendant qu’il était ici. N’étant revenu que vendredi, j’ai dû consacrer le samedi à me préparer au sabbat, et il paraît qu’il est mort le dimanche soir.
— Nous sommes tous entre les mains de la Providence, dit le diacre, et c’est notre devoir de nous soumettre. Suivant moi, Oyster-Pond est comme une sorte d’asile pour les pauvres et les nécessiteux que débarquent les vaisseaux allant à l’est et à l’ouest, et cela ajoute à nos fardeaux.
Cela était dit d’un endroit aussi favorisé par la Providence qu’aucun autre de cette féconde Amérique. Et c’est à peine si, dans la moitié d’un siècle, huit ou dix événements de ce genre s’étaient présentés ; c’était aussi la première fois que le diacre eût dépensé un cent dans une pareille occasion. Mais il avait si peu l’habitude de donner, qu’il était effrayé de toute éventualité de cette nature, comme d’une perte à peu près certaine.
— Voici Baitie Joe qui arrive du quai, demandant à voir maître, dit le nègre à tête grise, qui avait été esclave, et qui gagnait sa vie en travaillant pour la maison.
— Baiting Joe ! j’espère qu’il ne vient pas redemander son Sheep’s head ; ce serait un peu tard, dit Roswell en riant.
— J’ai donné à Joe son demi-dollar ; vous m’avez vu le payer, capitaine Gar’ner ?
— Je ne crois pas que ce soit cela, maître. Il y a avec Joe un étranger qu’il vient d’amener, et qu’il a débarqué sur le quai. Mais le voilà, maître.
— Un étranger ! Qui pouvait-ce être ?
L’ordre fut donné de l’admettre, et à peine Marie l’eut-elle aperçu, qu’elle se leva doucement pour lui donner une assiette, afin qu’il eût sa part du poisson.
- ↑ Sheep’s head signifie mot à mot tête de mouton ; c’est un poisson fort connu en Amérique, mais inconnu en France et en Angleterre.