Les Lions de mer/Chapitre 11

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 28p. 113-126).


CHAPITRE XI.


La peau, luisante, la crinière ruisselante, les membres chancelants et les flancs tout fumants, les nerfs vigoureux du coursier s’efforcent de gravir la rive opposée.
Mazeppa.



Roswell Gardiner sentit qu’il respirait plus librement lorsqu’il eut perdu de vue le Summers-Group ; il venait réellement de quitter l’Amérique, et il espérait ne plus la revoir jusqu’à ce qu’il rencontrât le rocher bien connu qui montre le chemin du plus beau port du monde, celui de Rio-Janeiro. Les voyageurs discutent pour savoir auquel on doit donner la palme, à ce port, ou à ceux de Naples et de Constantinople. Vu du dehors avec ses minarets et le Bosphore, Constantinople est probablement le plus beau port du monde.

Grimpez au haut des montagnes qui dominent Naples, et jetez les yeux sur les golfes de Salerne et de Gaëte, comme sur le port, contemplez la Campagna Felice et les souvenirs du passé, tout cela revêtu de la magie d’une atmosphère italienne, et vous serez convaincu qu’il n’y a rien de comparable ailleurs ; mais qu’on entre dans la baie de Rio, qu’on embrasse d’un regard tout ce panorama, et le voyageur même le plus habitué aux merveilles de la nature restera interdit devant la magnificence et le charme du spectacle qui viendra frapper sa vue. La magie du paysage appartient surtout à l’Italie, comme le doivent sentir tous ceux qui ont été à même de le voir, mais c’est une magie qui se retrouve plus ou moins dans toutes les régions des latitudes peu élevées.

Nos deux Lions de Mer n’eurent aucune aventure qui mérite d’être rapportée avant d’arriver au sud de l’équateur. Quarante-six jours après avoir quitté Montauk, ils rencontrèrent un baleinier qui n’avait quitté Rio que la semaine précédente ; il s’y était rendu pour vendre son huile. Gardiner envoya des lettres par ce vaisseau ; et comme il pouvait dire maintenant au diacre qu’il toucherait Rio même avant l’époque qui avait d’abord été fixée, il pouvait ainsi tranquilliser le vieillard.

Pendant que les deux schooners marchaient de conserve, à environ un câble de distance, Hasard vit un mouvement subit et extraordinaire a bord du Lion de Mer du Vineyard.

— Une trombe ! cria le second à Stimson, lorsque cet incident inattendu vint interrompre le calme de la traversée. Il y a un homme qui est tombé de l’autre schooner où l’équipage aperçoit une trombe.

— Une trombe ! une trombe ! cria Stimson pour réponse, et par-dessus le marché une baleine !

C’en fut assez. Si l’on a eu le malheur de se trouver dans une voiture à quatre chevaux lorsqu’une terreur subite les fait partir, on peut se former une idée assez exacte du mouvement qui eut lieu à bord du vaisseau du diacre Pratt ; chacun montra une égale activité, comme si une même volonté faisait mouvoir les muscles d’un même corps. Ceux qui étaient dans les cabines s’élancèrent sur le pont ; et ceux qui se trouvaient sur les mâts se laissèrent glisser sur le pont avec la promptitude de l’éclair. Le capitaine Gardiner sauta hors de sa cabine comme d’un seul bond, et fut en un instant dans la chaloupe baleinière.

Bien qu’aucun des schooners ne fût parfaitement équipé comme vaisseau baleinier, tous les deux avaient des lances et des harpons. Le système qui est maintenant si commun sur les vaisseaux américains pour la chasse aux baleines, était alors très-rarement appliqué. On dit que ces animaux sont devenus farouches depuis qu’on les a tant poursuivis, que l’ancien système est insuffisant, et qu’il faut maintenant beaucoup plus d’art et d’habileté qu’il y a trente ans pour en venir à bout. À cet égard, nous nous bornons à raconter ce que nous avons entendu dire.

Les quatre chaloupes, deux appartenant à chaque schooner, se trouvèrent à flot presque en même temps. Dagget se trouvait au gouvernail de l’une, comme Roswell au gouvernail de l’autre. Toutes se dirigèrent vers le point de l’Océan où l’on avait vu les trombes. L’opinion de ceux qui avaient pu voir le poisson était qu’il y avait plusieurs baleines, et de la meilleure espèce, celles dont un baril d’huile vaut mieux que trois barils de l’espèce ordinaire. La nature ou l’espèce du poisson était facilement déterminée par les trombes ; la baleine ordinaire, la vraie baleine, lançant deux grands jets d’eau en forme de spirale, tandis que l’autre baleine ne lance qu’un simple jet d’eau bas et épais.

Bientôt les chaloupes des deux capitaines se trouvèrent de front et assez près pour qu’on pût se parler. On pouvait remarquer sur toutes les physionomies l’expression d’une rivalité farouche. C’était une lutte à corps perdu ; et l’on ne voyait sur aucun visage le moindre sourire. Toutes les figures étaient graves, déterminées ; chaque bras faisait tout l’effort dont il était capable. Les matelots ramaient parfaitement, étant accoutumés à l’usage de leurs longues rames dans la mer, et au bout de dix minutes on se trouva à un mille au vent des deux schooners.

Peu de spectacles donnent une idée aussi élevée du courage et de l’intelligence de la race humaine que celui d’aventuriers dans une véritable coque de noix, s’élançant sur les ondes agitées du vaste Océan pour attaquer et prendre un animal de la grandeur de la baleine. Le simple fait que cet animal est dans son propre élément, tandis que ses assaillants sont forcés d’aller à sa rencontre dans des barques si légères et si fragiles, porterait à penser que c’est bien assez de diriger ces frêles nacelles au milieu de l’Océan, sans chercher à lutter contre un ennemi si redoutable. Mais c’est à quoi pensent le moins dans ce moment-ci les équipages de nos quatre chaloupes ils ont devant eux les objets, ou plutôt, un des objets de leur expédition, et ils ne s’occupent pas d’autre chose.

— Comment arranger cela, Gar’ner ? cria le capitaine du Vineyard ; ferons-nous des parts ? ou bien chaque schooner travaillera-t-il pour lui ?

Cela fut dit d’un ton amical et avec une indifférence apparente, mais avec une politique profonde. Dagget aurait désiré créer une sorte d’association, qui, tenant après les sentiments de reconnaissance inspirés par l’afFaire de Beaufort, pourrait amener une association plus importante. Heureusement pour Gardiner une pensée de prudence se présenta à son esprit au moment où il allait parler, ce qui le détermina à mettre beaucoup de mesure dans sa réponse.

Cette pensée qui agita Roswell était que la concurrence serait plus faite pour stimuler le zèle de son équipage que l’association, et que le succès de chaque vaisseau devait être plus grand si l’on travaillait chacun pour soi. C’est là le principe qui rend l’état actuel de la société plus salutaire que celui dont voudraient nous doter les partisans de différents systèmes, d’association qui sont maintenant en vogue. Le sentiment individuel exerce une grande influence dans les sociétés humaines, et l’économiste politique qui ne s’en sert point comme de l’instrument le plus puissant pour faire progresser la civilisation, la verra bientôt reculer et perdre le mouvement, au lieu de faire servir l’intérêt particulier au développement de l’intérêt général.

— Je pense, répondit Roswell Gardiner, que chaque vaisseau ferait mieux de travailler pour lui-même et pour ses armateurs.

Comme les schooners se trouvaient en présence des vents alizés, ce fut une véritable course de mer, qui n’était que peu interrompue. Cependant les chaloupes étaient soulevées comme des coquilles d’œuf, la force immense de l’Océan faisant voler comme des plumes les plus grands vaisseaux qui gémissent sous le poids de leurs canons. Au bout de quelques instants, Gardiner et Dagget se trouvèrent un peu plus séparés, chacun à la recherche des trombes qu’ils n’avaient pas revues depuis qu’ils avaient quitté leurs vaisseaux. Pendant ce temps, les officiers mariniers des deux schooners, qui montaient les autres chaloupes s’avançaient rapidement, jusqu’à ce que la petite flotte de chaloupes se trouvât à une lieue marine des schooners. Les vaisseaux, de leur côté, étaient au vent, pour rester aussi près que possible des chaloupes ; il n’était resté à bord que le cuisinier, le commis aux vivres et un ou deux matelots.

Nous supposons que nos lecteurs connaissent assez le caractère général de la classe d’animaux à laquelle appartient la baleine, pour savoir que toute l’espèce respire l’air atmosphérique, qui lui est aussi nécessaire pour vivre qu’à l’homme lui-même. La seule différence qui existe à cet égard, est que la baleine peut rester plus longtemps sans renouveler sa respiration, que les véritables animaux de terre, quoique, à certains intervalles, il faille qu’elle respire ou qu’elle meure. C’est en exhalant l’ancienne provision d’air qu’elle a faite, lorsqu’elle montre, à la surface de l’eau ses trous à souffler, comme les marins les appellent, qu’elle jette cette masse d’eau et qu’elle lance ces trombes qui indiquent aux baleiniers l’endroit où se trouve leur gibier. Ces trombes varient en apparence, suivant le nombre et la distance des orifices par lesquels s’échappe l’air. À peine la baleine a-t-elle exhalé cet air vicié, que les poumons de l’animal font une provision nouvelle, et la baleine ou bien reste à la surface et se livre à ses ébats au milieu des vagues où elle semble rouler, ou elle s’éloigne un peu pour aller chercher sa nourriture.

Cette nourriture aussi varie suivant les espèces. On suppose que la véritable baleine vit d’insectes marins ou de mollusques de l’Océan, qu’elle trouve dans la partie de la mer où les mollusques abondent ; elle les arrête par les fibres poilues qui croissent sur les os qui forment sa mâchoire, la baleine n’ayant pas de dents. Les baleines de l’espèce des spermaceti ont, au contraire, des dents molaires dont elles savent très-bien se servir, et avec lesquelles elles brisent quelquefois les chaloupes de ceux qui viennent les attaquer. Ainsi, les pécheurs de baleines ordinaires n’ont à se garantir que d’un danger en assaillant cet animal, c’est-à-dire de sa queue ; tandis que les spermaceti, outre ce moyen de défense, ont encore des dents. Ce dernier animal, ayant la tête d’un tiers moins grande, ressemble assez au caïman.

Cette courte description de la forme physique et des habitudes des animaux que nos aventuriers venaient attaquer, fera comprendre au lecteur ce que nous avons maintenant à lui raconter. Après avoir ramé à cette distance, des schooners que nous avons déjà indiquée, les chaloupes se séparèrent un peu pour se mettre à la recherche du poisson. Qu’on eût vu des trombes, cela ne faisait pas doute, quoique, depuis qu’on avait quitté les schooners, personne n’eût aperçu de poissons, si l’on peut appeler poissons des animaux qui ont des organes respiratoires. Chaque matelot avait guetté attentivement les trombes, mais sans succès. Si Roswell et Dagget, avant de quitter leurs vaisseaux, n’avaient pas vu de leurs propres yeux les signes certains qui annonçaient les baleines, il est probable qu’ils auraient été disposés maintenant à s’en retourner et à rappeler les autres chaloupes. Mais ne doutant pas que les animaux qu’ils cherchaient ne fussent près de là, ils continuèrent de se séparer lentement, chacun d’eux se fatiguant les yeux à regarder au loin, tandis que leur chaloupe était portée sur la cime des vagues.

L’eau s’enflait autour d’eux, et les schooners qui marchaient contre les vents alizés remontraient seuls leurs regards vigilants et inquiets. Vingt fois ils crurent apercevoir le dos noirâtre ou la tête de l’objet qu’ils cherchaient, mais ce n’était qu’une vague qui allait bientôt disparaître dans l’Océan. Lorsqu’on pense que toute la surface de la mer est comme ballottée en des milliers de formes fantastiques, suivant l’impulsion imprimée à ses vagues, il est facile de comprendre de pareilles méprises.

À la fin, Gardiner aperçut ce que son œil expérimenté connaissait bien c’était la queue ou plutôt l’extrémité de la queue d’une énorme baleine qui n’était séparée de lui que par la distance d’un quart de mille, et sur un point qui mettait cet animal à la même distance de Dagget.

Il paraît que tous les deux aperçurent leur ennemi au même instant, car chaque bateau s’élança, comme s’il avait été animé d’un principe vital. Le brochet ou le requin n’aurait pu fondre sur sa proie avec plus de promptitude et avec plus de vélocité que ces deux chaloupes. Bientôt on vit tout le troupeau nageant contre le vent, une énorme baleine de l’espèce des taureaux de mer, avec une demi-douzaine de jeunes veaux marins, se tenant serrés près de leur mère, ou jouant entre eux, comme les petits des animaux de terre, lorsqu’ils font le premier essai de leur jeunesse et de leur force. Bientôt la mère se roula avec nonchalance de leur côté, et donna à téter à l’un des veaux ; d’autres suivirent cet exemple, et la baleine qui conduisait le troupeau cessa de nager au vent, mais commença à tourner dans le même cercle, avec la complaisance de ces nourrices attentives qui pourvoient aux besoins de leurs nourrissons. Dans ce moment intéressant, les chaloupes arrivèrent tout à coup au milieu du troupeau.

Si nos aventuriers n’avaient pas poussé aussi loin l’esprit de concurrence et de rivalité, ils auraient pris plus de précautions. Il est aussi dangereux d’attaquer une baleine qui a ses petits à défendre, que d’autres animaux. Nous savons que les femmes les plus faibles deviennent des héroïnes dans de telles occasions, et la nature semble avoir donné soit aux hommes, soit aux animaux doués de raison ou d’instinct, la même disposition à mourir pour ces créatures sans défense qui ont besoin de leur appui. Mais personne ne songeait ici au danger qu’il courait, car c’était le schooner du Vineyard qui luttait contre celui de l’Oyster-Pond, un Lion de Mer contre l’autre, et sous beaucoup de rapports, la poche contre la poche.

Roswell, comme s’il avait dédaigné tout ce gibier de peu de valeur, s’élança au milieu du troupeau, et dirigea sa chaloupe sur le flanc d’un vieux taureau de mer, baleine qui pouvait donner au moins cent barils d’huile. À peine cette bête énorme eut-elle senti le harpon, que jetant en arrière l’extrémité de sa queue, elle plongea dans les profondeurs de l’Océan avec une vélocité qui fit sortir une sorte de fumée à la surface des flots. D’ordinaire, le mouvement d’une baleine n’est pas beaucoup plus rapide que la marche d’un homme actif ; et quand elle nage à la surface de l’Océan, elle ne va guère plus vite qu’un vaisseau voguant à pleines voiles ; mais lorsqu’il est atteint tout àcoup par le harpon, cet animal est capable de faire les plus grande efforts. Dès qu’il est frappé, il sonde, pour nous servir, de l’expression technique, ou plonge quelquefois à la profondeur d’un mille, et il y a des circonstances où ce poisson s’est blessé grièvement en allant donner de la tête contre des rochers.

Dans l’occasion dont il s’agit, le Lion de Mer que Gardiner avait attaqué, après avoir plongé à une distance de trois ou quatre cents brasses, revint à la surface, souffla et retourna lentement auprès du troupeau. Aussitôt que le harpon fut lancé, il se manifesta dans les dispositions de l’équipage qui montait la chaloupe un changement qu’il peut être bon d’expliquer. Le harpon est une javeline bardée fixée au bout d’un bâton pour y donner du poids. La ligne, espèce de corde, est attachée à cette arme, qui est destinée à prendre le poisson, quoiqu’il arrive quelquefois que l’animal soit tué du premier coup. Il en est ainsi quand le harpon a été lancé par un très-habile et très-vigoureux harponneur. Ordinairement l’arme pénètre à une certaine profondeur dans la graisse dont l’animal est environné et quand cette arme se trouve arrachée par l’effort que le poisson fait en plongeant, les parties bardées de la javeline se prennent aux téguments durs de l’animal en même temps qu’à la graisse.

Le fer du harpon étant très-doux, il plie sous l’effort de la ligne, laissant ainsi le bâton près du corps de l’animal. Il en résulte que le harpon offre moins de résistance à l’eau, tandis que la baleine continue sa course. À peine le timonier ou harponneur eut-il jeté ses fers, comme les pêcheurs baleiniers appellent le harpon, qu’il changea de place avec Roswell, qui abandonna le gouvernail et se saisit de la lance, arme qu’on emploie pour achever la victoire. Les hommes d’équipage placèrent le manche de leurs rames dans des espèces d’étuis, laissant les rames en l’air, de sorte, qu’elles se trouvaient tout à fait en dehors de l’eau. On se débarrasse ainsi des rames pour procéder à une autre opération. Avec ses cinq longues rames levées, un bateau baleinier a une apparence toute particulière.

Cependant, à mesure que le taureau de mer approchait du troupeau l’équipage de la chaloupe commença à retirer la corde qui servait de ligne pour tenir le bâton de la javeline, le timonier la roulant soigneusement dans un baquet disposé pour la recevoir. Tout le monde sentira combien il était important de prendre cette précaution, car des morceaux de cordes, qui seraient restés suspendus en dedans d’un bateau traîné par une baleine, auraient été comme autant de pièges pour les jambes des hommes d’équipage.

C’était un fait si peu ordinaire que de voir un poisson retourner à l’endroit où il avait été frappé, que Roswell ne savait comment se rendre compte de la manœuvre du taureau de mer. D’abord il supposa que l’animal voulait lui livrer un combat et l’attaquer avec sa formidable mâchoire ; mais il paraît que le caprice où l’alarme avaient seuls déterminé ce mouvement car après s’être rapprochée à cent mètres de la chaloupe, la baleine tourna et se dirigea au vent en balayant les vagues avec sa formidable queue. C’est ainsi que tous les poissons de cette espèce s’ouvrent un chemin à travers les eaux, leur queue étant admirablement adaptée à cet usage.

Comme les hommes d’équipage avaient mis beaucoup d’activité à retirer la ligne lorsque la baleine se remit à nager au vent, ils avaient amené la chaloupe à quatre cents pieds environ de cet animal.

La baleine, dans la poursuite à laquelle elle se trouvait livrée, n’avançait pas encore avec toute la rapidité dont elle était capable, quoique cette rapidité excédât six nœuds.

Quelquefois la vitesse de sa fuite diminuait, et se trouvait réduite à moins de la moitié de celle que nous avons indiquée. Lorsqu’un de ces repos arrivait, la chaloupe s’approchait de plus en plus du poisson, et elle se trouva enfin à cinquante pieds de sa terrible queue. On n’attendait plus qu’une occasion pour se servir de la lance. Les pêcheurs de baleines disent qu’un taureau de mer de l’espèce des spermaceti, n’offrant comme résultat au commerce, qu’une quarantaine de barils d’huile, est l’adversaire le plus dangereux auquel on puisse avoir affaire. Voilà peut-être pourquoi Roswell Gardiner ne craignait pas de suivre de si près une baleine qui pouvait donner cent barils d’huile.

Il y avait cependant, dans les mouvements de cet animal, des indices qui devaient lui inspirer beaucoup de prudence. Il se trouvait maintenant à deux lieues des schooners, et à moitié de cette distance des autres chaloupes, dont aucune n’avait encore rencontré de poisson. On imputait cette dernière circonstance à la difficulté qu’éprouvaient les différents officiers à faire leur choix. En s’attaquant au mâle, Roswell avait montré son jugement, par la raison que celui-ci offre à ses vainqueurs beaucoup plus de profit que la femelle.

La baleine, que Roswell poursuivait continua de nager au vent pendant deux heures, de sorte que l’équipage avait entièrement perdu de vue les autres chaloupes, et qu’il n’apercevait plus les voiles des schooners qu’au niveau de la mer. Heureusement, l’heure n’était pas fort avancée, et le jour ne baissait pas encore le taureau de mer ne semblait pas très-alarmé, quoique la chaloupe parût si près de lui.

Avant de jeter le harpon, on avait eu soin surtout de ne point faire de bruit ; mais dès que l’équipage fut en présence du monstre marin, les murmures se transformèrent en appels à haute voix, et les ordres furent plutôt des cris que les commandements d’usage. Le plus vif enthousiasme s’alliait étrangement chez les hommes d’équipage à une froide dextérité ; mais il était évident qu’une ardeur fiévreuse les dévorait. Gardiner était l’homme de la chaloupe qui conservait le mieux son sang-froid, comme cela convenait à sa position et à sa responsabilité.

Stimson, le marin le plus âgé et le meilleur du schooner, celui qui avait donné des avertissements à son capitaine sur la reconnaissance due à la Divinité, remplissait les fonctions de maître timonier, après avoir d’abord rempli celles de harponneur. C’est à lui que Gardiner adressait maintenant ses observations, après avoir suivi cette baleine pendant deux heures.

Ce gaillard, dit le capitaine en parlant du monstre marin, va sans doute nous traîner longtemps, – et il se balançait la lance à la main sur la chaloupe ; – je lui porterais un coup, si je ne me méfiais pas de sa queue. Je suppose qu’il nous sait là.

— Sans doute, sans doute, capitaine Gar’ner. Il vaut toujours mieux être modéré et attendre votre moment, Monsieur. Il y a dans la queue du gaillard un certain mouvement qui ne me plaît pas, et il vaudrait mieux savoir où il en est avant de l’attirer plus près de nous. Ne voyez-vous pas, Monsieur, que ce taureau de mer à chaque instant frappe les eaux de sa queue, au lieu de nager, avec l’aisance qui convient à une baleine ?

— Voilà précisément ce dont je me défie, Stephen, et j’attendrai un peu pour voir à qui il en a.

— J’espère que ceux que nous avons laissés à bord des schooners s’occuperont de leur affaire et les dirigeront au vent sans se laisser surprendre par la nuit.

M. Hasard s’est engagé, Monsieur, à montrer en cette occasion toute sa vigilance, et je pense qu’il en est capable. Voyez, Monsieur, voyez !

Cet avis venait à propos ; car, en ce moment même, la baleine cessa de nager, et, levant son énorme queue, elle frappa cinq à six fois la surface de l’eau, ce qui fit un bruit qu’on aurait pu entendre d’une demi-lieue, sans parler de l’écume qui remplit l’atmosphère.

Dès que la queue parut dans l’air, on lâcha de la corde qui tenait le harpon, ce qui augmenta de cent pieds la distance entre la chaloupe et la baleine. Rien ne pouvait mieux montrer le caractère intrépide de ces pêcheurs baleiniers que le spectacle offert en ce moment par Roswell Gardiner et ses compagnons. Au milieu de l’Atlantique, à plusieurs lieues de leur vaisseau, et n’ayant aucun autre navire en vue, ils restaient patiemment assis attendant l’instant où le géant de la mer ralentirait sa marche, pour l’approcher et achever la capture.

La plupart des hommes d’équipage étaient assis, les bras croisés et le corps à moitié tourné ; ils contemplaient ce spectacle, tandis que les deux officiers, le capitaine et le timonier, surveillaient chaque mouvement du monstre marin avec une vigilance qui ne laissait échapper aucun signe ni aucun symptôme.

Tel était l’état des choses, la baleine battant toujours la mer de sa terrible queue, lorsqu’un cri, qui s’éleva du milieu de ses hommes d’équipage, vint frapper l’oreille de Roswell, qui en se tournant aperçut Dagget à la poursuite d’un petit taureau de mer qui nageait avec une grande rapidité, traînant après lui la chaloupe de Dagget.

Roswell crut d’abord qu’il serait forcé de renoncer à sa baleine, tant l’autre animal venait en ligne directe avec son propre bateau. Mais intimidé probablement par les terribles coups dont le plus gros taureau de mer continuait de labourer l’Océan, l’animal qui était le plus petit recula assez à temps pour éviter une collision, quoiqu’il fît d’abord le tour de l’espace où se trouvait le redoutable roi de son espèce. Cette nouvelle évolution fut une autre cause d’appréhension. Si le plus petit taureau de mer continuait de faire le tour du plus grand, il y avait tout lieu de craindre que la ligne de Dagget ne s’embarrassât dans le bateau de Gardiner, et n’amenât un choc qui pouvait devenir funeste à tout l’équipage. Pour faire face à ce danger, Roswell ordonna aux hommes de sa chaloupe de tenir leurs couteaux tout prêts.

On ne savait point quel serait le résultat de ce mouvement circulaire, quant aux deux bateaux ; car avant qu’ils pussent se rapprocher, la ligne de Dagget passa dans la bouche de la baleine de Gardiner, et serrant l’angle de sa mâchoire, mit le monstre en mouvement avec une puissance qui arracha le harpon du corps de la petite baleine. La course était devenue si rapide, que Roswell fut forcé de lâcher la corde à laquelle était attaché son harpon, sa baleine plongeant à une immense profondeur ; Dagget en fit autant, décidé à ne point couper sa corde, toutefois, tant qu’il pourrait faire autrement.

Au bout de cinq minutes, le grand taureau de mer revint à la surface de l’Océan pour respirer, les deux lignes toujours attachées à son corps, la première régulièrement liée au harpon, et l’autre passée dans la mâchoire de l’animal au moyen du harpon et du bâton qui formaient une espèce d’éperon à l’angle de son énorme bouche. Le poisson, qui était gêné par ce corps étranger, serrait la mâchoire, et ne faisait ainsi que rendre plus étroit le lien qui l’attachait.

Comme les deux chaloupes avaient lâché beaucoup de corde pendant que le baleine plongeait, elles se trouvaient maintenant à un quart de mille de cet animal, et voguant de conserve à cinquante pieds l’une de l’autre. Si déjà l’esprit de rivalité avait existé à bord des deux équipages, il était poussé maintenant à un degré qui pouvait amener des violences.

— Vous savez sans doute, capitaine Dagget, que cette baleine est à moi, dit Gardiner. Je l’avais harponnée, et je la poursuivais, n’attendant qu’une occasion favorable pour l’attaquer avec la lance, lorsque votre baleine s’est jetée entre moi et cet animal, et vous a fait harponner ma baleine d’une manière inexplicable et assurément contraire à toutes les lois de la pêche à la baleine.

— Je ne sais pas. J’ai harponné une baleine, capitaine Gar’ner, et je tiens là une baleine. Il faut que l’on me prouve que je n’y ai point de droit avant que je renonce à la créature.

Gardiner savait trop bien à quel homme il avait affaire pour perdre du temps en vaines remontrances. Décidé à maintenir son juste droit à tout hasard, il ordonna à ses hommes de tirer à eux la ligne, le mouvement de la baleine étant devenu assez lent pour permettre cette manœuvre. L’équipage de Dagget en fit autant, et un vif esprit de concurrence s’empara des deux équipages, prêts à lutter pour savoir qui des deux attaquerait et tuerait la baleine.

Ce n’était point là le cas d’être prudent. Dans les deux chaloupes il n’y avait qu’un cri : Tirez, garçons ! sans qu’on pensât au danger qui approchait. Il suffit de quelques minutes pour mettre les deux chaloupes en ligne droite avec l’extrémité de la queue de la baleine : le bateau de Gardiner se présentant du côté gauche de l’animal où il avait fixé son harpon, et Dagget du côté opposé ; sa ligne, qui sortait de la mâchoire du poisson, l’entraînant de ce côté. Les deux capitaines se tenaient droits sur leurs chaloupes, branlant chacun leur lance et n’attendant que le moment d’être assez près pour frapper.

Les hommes d’équipage faisaient en ce moment force de rames, et, sans attendre un instant, ils se hâtaient de voler à l’attaque de la baleine. Dagget était peut-être celui des deux capitaines qui montrait le plus de sang-froid, mais Roswell était le plus nerveux et le plus hardi. La chaloupe du dernier alla frapper le flanc de la baleine, au moment où le jeune capitaine plongeait sa lance à travers la graisse dans les organes vitaux du poisson.

Au même instant, Dagget donna son coup de lance avec une habileté consommée, et fit à l’animal une profonde blessure. On n’entendit plus alors qu’un seul cri : Arrière ! Les deux chaloupes fuyaient le danger avec autant de rapidité qu’il leur était possible, la mer n’offrait aux regards qu’une vaste écume, et le poisson ayant commencé à se débattre au milieu des vagues dès qu’il eut été frappé, les deux équipages éprouvaient beaucoup de joie à voir le sang qui venait mêler ses teintes rouge foncé aux ondes blanches de la mer. Une ou deux fois l’animal vomit, mais c’était un liquide imprégné de son sang. En dix minutes il se retourna et mourut.