Les Lions de mer/Chapitre 12

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 28p. 126-141).


CHAPITRE XII.


Que Dieu vous garde, Monsieur ! Et vous, Monsieur ! vous êtes le bienvenu ; avez-vous encore loin à aller, ou bien êtes-vous arrivé ? — Monsieur, j’ai encore une semaine ou deux à voyager.
Shakespeare.



Gardiner et Dagget se rencontrèrent face à face sur la carcasse de la baleine. Tous les deux enfoncèrent leurs lances dans la graisse de l’animal, s’appuyant sur le bois de cette arme, et tous les deux se regardèrent comme des hommes décidés à défendre leurs droits. C’est un défaut du caractère américain, défaut qui résulte sans aucun doute des institutions ; que cette disposition à ne jamais céder. Cette opiniâtreté, que tant de gens prennent pour l’amour de la liberté, et de l’indépendance, produit de très-bons résultats lorsque ceux qui agissent sous l’impression de ce sentiment ont raison, de très-mauvais lorsqu’ils ont tort.

Nos deux capitaines étaient peu disposés, en ce moment, à reconnaître des vérités de cette nature, et ils se regardaient d’un air farouche, comme s’ils avaient été prêts à commencer une lutte nouvelle pour la possession du léviathan de la mer.

— Capitaine Dagget, dit Roswell avec vivacité, il y a trop longtemps que vous vous occupez de la pêche à la baleine pour ne pas connaître les règles de cette pêche. C’est moi qui le premier ai harponné ce poisson, et je ne l’ai pas quitté depuis que je l’ai frappé et que ma lance l’a tué. Dans de telles circonstances, Monsieur, je suis surpris qu’un homme qui est au fait des usages consacrés parmi les pêcheurs baleiniers, ait cru pouvoir attaquer cet animal comme vous l’avez fait.

— C’est dans ma nature, Gar’ner, fut la réponse. Je me suis tenu serré contre vous quand vous avez désemparé votre schooner à Hatteras, et je n’abandonne rien de ce que j’ai une fois entrepris. C’est ce que j’appelle le tempérament des gens du Vineyard ; et je ne ferai pas honte à mon pays.

— Ce sont là de vaines paroles, répondit Roswell en jetant un regard sévère sur les hommes de la chaloupe du Vineyard, qui sourirent en même temps comme s’ils approuvaient hautement la réponse de leur capitaine. Vous savez très-bien que ce n’est point la législation du Vineyard, mais la législation américaine, qui tranche une question de cette espèce. Si vous étiez homme à vouloir m’enlever cette baleine, ce que je ne crois pas, à votre retour vous auriez à répondre d’un tel acte, dont on vous ferait repentir alors. L’oncle Sam[1] a le bras long, et il l’étend quelquefois autour de la terre. Avant d’aller plus loin, vous ferez peut-être bien de vous en souvenir.

Dagget réfléchit, et il est probable que, revenant par degrés à son sang-froid ordinaire, reconnut la justesse des observations de Roswell et l’injustice de ses prétentions. Cependant comme il semblait y avoir quelque chose d’anti-Vineyard, d’anti-américain à céder, il s’obstina dans son erreur avec autant d’opiniâtreté que s’il avait eu raison.

— Si vous avez harponné la baleine, moi aussi je l’ai harponnée. Je ne suis pas sûr de votre loi. Lorsqu’un homme enfonce le fer dans une baleine, ordinairement elle est à lui lorsqu’il peut la tuer. Mais il y a une loi au-dessus de toutes celles des vaisseaux baleiniers, c’est la loi de la divine Providence. La Providence nous a attachés à cette créature, comme pour nous donner un droit sur elle, et je ne suis pas sûr que la législation de l’État ne soit pas favorable à ce droit. D’ailleurs, cette baleine m’a fait perdre la mienne, et, à ce titre, j’ai une indemnité à réclamer.

— Vous avez perdu votre baleine parce qu’elle à tourné autour de la tête de la mienne, et qu’elle a non-seulement emporté son propre harpon, mais qu’elle m’a presque forcé de renoncer à ma pêche. Si quelqu’un, pour un acte semblable, a droit à une indemnité, c’est moi, qui ai eu plus de peine pour prendre mon poisson que je n’aurais dû en avoir.

— Je crois que c’est ma lance qui a fait l’affaire du gaillard. J’ai porté le coup et vous avez frappé ; par là j’ai pris les devants sur vous, et je puis prétendre que j’ai fait cracher le premier sang à la créature. Mais écoutez, Gar’ner, voici ma main. Nous avons été amis jusqu’à présent, et je veux que nous restions amis. Je viens donc vous faire une proposition. À dater de ce moment, arrangeons-nous pour tout mettre en commun, baleines et veaux marins. Quand nous serons au moment du retour, nous ferons un partage égal des profits.

Pour rendre justice à Roswell, il comprit sur-le-champ tout l’artifice de cette proposition, cependant elle eut pour effet de calmer un peu son irritation, en lui faisant penser que Dagget manœuvrait pour pénétrer son grand secret plutôt que pour attaquer ses droits.

— Vous êtes en partie propriétaire de votre schooner, capitaine Dagget, reprit Roswell, tandis que je n’ai d’autre intérêt dans le mien que ma part comme capitaine. Vous pouvez être autorisé à conclure un pareil marché, mais moi je ne le suis pas. Mon devoir est de faire la meilleure cargaison possible et de me hâter de la conduire au diacre Pratt ; tandis que, j’en suis sûr, vos gens du Vineyard vous laissent naviguer comme il vous plaît, se fiant à la Providence, quant au profit qu’ils peuvent espérer. Je ne puis accepter votre offre.

— Ceci est répondre en homme, Gar’ner, et je ne vous en aime que mieux. Quarante ou cinquante barils d’huile ne nous brouilleront pas. Je vous suis venu en aide dans le port de Beaufort, et j’ai renoncé au prix de sauvetage ; maintenant je vous aiderai à remorquer votre baleine et à terminer toute cette opération. Peut-être n’aurai-je que plus de bonheur pour m’être montré généreux.

Il y avait autant de prudence autant que d’habileté dans la résolution de Dagget. Malgré les prétentions ingénieuses qu’il avait exprimées à l’égard de la baleine, il savait parfaitement bien que la loi prononcerait contre lui, lors même qu’il réussirait en ce moment dans son dessein. Et puis il avait réellement l’espoir que sa modération influerait sur sa bonne fortune à venir. La superstition tient beaucoup de place dans la manière de voir d’un matelot. On verra jusqu’à quel point son espoir fut justifié sous ce rapport en lisant une lettre que le diacre Pratt reçut du capitaine de son schooner.

Le Lion de Mer avait quitté Oyster-Pond vers la fin de septembre. Le 3 mars de l’année suivante, Marie était à la fenêtre, jetant un regard mélancolique sur cette partie de la rade où six mois auparavant elle avait vu le vaisseau de Roswell disparaître derrière les bois de l’île qui porte le nom de sa famille[2]. Le vent d’est avait duré longtemps ; mais le temps était changé, le vent du sud soufflait doucement, et l’on voyait tous les signes précurseurs du printemps. Pour la première fois depuis trois mois, elle avait ouvert la fenêtre, et l’air qui pénétra dans l’appartement était doux et annonçait la saison nouvelle.

— Mon oncle, dit-elle, — le diacre écrivait près d’un petit feu de bois où il n’y avait guère que des cendres — mon oncle, dit la douce voix de Marie, qui était un peu tremblante — l’Océan est assez calme aujourd’hui. Nous avons bien tort, quand nous voyons une tempête, de trembler pour ceux qui doivent être maintenant à tant de milles de nous. Quelle distance y a-t-il entre les mers antarctiques et Oyster-Pond ?

— Vous devriez pouvoir calculer cela vous-même, ma fille, ou à quoi aurait servi de payer votre éducation ?

— Je ne saurais comment m’y prendre, mon oncle, reprit la douce Marie, quoique je fusse bien aise de le savoir.

— Combien y a-t-il de milles dans un degré de latitude, enfant ? je pense que vous savez cela.

— Plus de soixante-neuf, Monsieur.

— Eh bien, sous quelle latitude est Oyster-Pond ?

— J’ai entendu dire à Roswell que nous étions un peu plus loin que le 41e degré.

— Eh bien, 41 fois 69 font 2829 ; disons que nous sommes à 3000 milles de l’équateur, chemin le plus court par lequel nous puissions arriver là ; puis le cercle antarctique commence au 23e degré 30 minutes sud, ce qui, déduit de 40 degrés, laisse juste 60 degrés 30 minutes entre l’équateur et l’endroit le plus proche situé dans la mer dont nous avons parlé. Maintenant 60 degrés 30 minutes font environ 4589 milles en droite ligne, en mettant seulement 69 milles au degré. Les deux totaux donnent comme résultat 7589 milles, ou davantage. Mais la route n’est pas droite, d’après ce que disent les marins, et il faut que Gar’ner, pour gagner cette latitude, ait fait au moins 8000 milles, pour ne rien dire d’une considérable distance de longitude qu’il aura eu à traverser pour arriver au sud-est du cap Horn.

— C’est là une terrible distance quand on est séparé d’un ami, dit Marie d’un ton découragé.

— C’est là une terrible distance, ma fille, quand on est séparé de son bien : et souvent je ne dors pas la nuit quand je songe où peut être maintenant mon schooner.

— Ah ! voici Baiting Joe, et il apporte une lettre, mon oncle !

Peut-être une espérance secrète poussait-elle Marie, car elle courut comme un jeune faon au-devant du vieux pêcheur. À peine ses yeux furent-ils tombés sur l’adresse, qu’elle pressa le gros paquet contre son cœur, et qu’un instant elle parut avoir tout oublié, excepté de remercier Dieu. Pour qu’aucun témoin inutile ne fût présent à ce qui allait se passer entre l’oncle et la nièce, elle fit entrer Baiting Joe à la cuisine où un bon repas, un verre de rhum et d’eau, et le quart d’un dollar que Marie lui donna, le satisfirent complétement.

— La voilà, mon oncle, s’écria la jeune fille tout essoufflée en rentrant dans le petit salon, tenant encore, sans y penser, la lettre serrée contre son cœur, — une lettre, une lettre de Roswell, de sa propre main !

Un torrent de larmes vint soulager un cœur qui souffrait depuis si longtemps et dont les sentiments avaient été si comprimés. Dans tout autre moment, et en présence d’un témoignage aussi peu équivoque de l’empire que le jeune homme exerçait sur les sentiments de sa nièce, le diacre Pratt lui aurait reproché sa déraison de ne pas vouloir devenir la femme de Roswell Gardiner, mais la vue de cette lettre chassa toute autre pensée, et il resta absorbé dans une seule et unique contemplation, celle du sort de son schooner.

— Vois, Marie, cette lettre porte-t-elle le timbre des régions antarctiques ? dit le diacre d’une voix tremblante.

Le diacre adressait cette question non pas autant par ignorance que par suite de l’émotion qu’il éprouvait. Il savait très-bien que les îles que devait visiter le Lion de Mer étaient inhabitées, et qu’on n’y trouvait pas de bureaux de poste ; mais ses idées étaient toutes confondues, et l’anxiété qu’il ressentait lui faisait dire les choses les plus étranges.

— Mon oncle ! s’écria la nièce, qui essuyait ses larmes en rougissant de sa faiblesse, il n’est certainement pas possible que Roswell, là où il est, ait trouvé un bureau de poste !

— Mais il doit y avoir quelque timbre de poste sur la lettre, mon enfant. Baiting Joe ne l’a pas apportée lui-même dans le pays.

— Elle n’est timbrée que de New-York, Monsieur… Mais oui, elle vient de MM. Cane, Spriggs et Button, Rio-de-Janeiro. Il faut que ce soit dans cette ville qu’on l’ait mise à la poste.

— Rio ! voilà encore du sauvetage à payer, ma fille, du sauvetage !

— Mais la dernière fois, mon oncle, vous n’avez pas eu de sauvetage à payer ; peut-être n’en avez-vous pas plus à payer aujourd’hui. Ne vaudrait-il pas mieux que j’ouvrisse la lettre et que je visse ce qu’elle contient ?

— Oui, ouvre la lettre, mon enfant, répondit le diacre d’une voix éteinte. Ouvre-la, comme tu dis, et que je connaisse mon sort. Tout vaut mieux que cette incertitude.

Marie n’attendit pas une seconde fois la permission et rompit aussitôt le cachet. Ce fut peut-être le résultat de l’éducation qu’elle avait reçue, ou de l’instinct féminin dans de telles circonstances, mais il est certain que la jeune fille se tourna du côté de la fenêtre au moment où elle déchirait le papier, et elle glissa la lettre qui portait son propre nom dans un pli de sa robe avec tant d’adresse, que des yeux beaucoup plus exercés que ceux de son oncle y auraient été trompés. À peine eut-elle mis sa lettre en sûreté qu’elle présenta l’autre à son oncle.

— Lisez-la vous-même, Marie, dit ce dernier d’un ton plaintif. J’ai la vue si confuse que je n’y verrais pas pour lire.

« Rio Janeiro, province du Brésil, Amérique du Sud, 14 novembre 1819, commença la nièce.

— Rio Janeiro ! – interrompit l’oncle n’est pas dans le voisinage du cap Horn ?

— Non certainement, Monsieur, le Brésil est à l’est des Indes, et Rio Janeiro en est la capitale. C’est là que réside le roi de Portugal, et il y a résidé aussi longtemps que je puis me souvenir.

— Oui, oui, je l’avais oublié. Les côtes du Brésil, où vont nos baleiniers sont dans l’Atlantique. Mais pourquoi Gar’ner s’est-il rendu à Rio, à moins que ce ne fût pour dépenser de l’argent ?

— Nous le saurons bientôt, Monsieur, en lisant la lettre. Je vois qu’il y est question d’huile de spermaceti.

— D’huile ! et d’huile de spermaceti, dis-tu ? s’écria le diacre dont la physionomie s’illumina à l’instante. — Lis, Marie, ma bonne fille, lis la lettre aussi vite que tu pourras, lis-la au galop.

« Au diacre Israël Pratt. Cher monsieur, — continua Marie. — Les deux schooners ont fait voile de Beaufort, Caroline du Nord, comme je vous l’ai déjà annoncé dans une lettre que vous avez dû recevoir. Nous avons eu beau temps jusqu’à ce que nous fussions arrivés aux latitudes calmes, où nous nous sommes vus retenus environ une semaine. Le 18 octobre, nous entendîmes crier à bord cette heureuse nouvelle : Une trombe ! et nous nous trouvâmes dans le voisinage de baleines. Les deux schooners mirent leurs bateaux à la mer, et je fus bientôt à la poursuite d’un beau taureau de mer qui nous remorqua longtemps avant que je pusse lui donner mon coup de lance et lui faire cracher le sang. Le capitaine Dagget mit en avant quelques prétentions sur cet animal, parce que sa ligne s’était embarrassée dans la mâchoire de la baleine mais il a bientôt renoncé à ces prétentions et nous a aidés à remorquer la baleine jusqu’au vaisseau. Son harpon s’était trouvé arraché d’un jeune taureau de mer, et l’équipage du Vineyard éprouvait un très-vif mécontentement, lorsque heureusement le troupeau des jeunes taureaux de mer vint à passer tout près de nous ; le capitaine Dagget, avec son équipage, réussit à tuer trois de ces poissons, et M. Hasard nous en a tué un très-beau.

« Je suis heureux de dire que nous avons un temps très-favorable pour notre opération, et que nous avons retiré de nos baleines toute l’huile que nous pouvions désirer. Notre grand taureau de mer nous a donné cent dix-neuf barils d’huile, dont quarante-trois étaient de la première qualité. Le petit taureau de mer donna cinquante-huit barils d’huile dont vingt étaient de première qualité. Dagget a eu cent trente-trois barils de ses trois poissons, dont une bonne partie, mais pas aussi considérable que la nôtre, en première qualité. Ayant cette huile à bord, nous sommes venus ici après une bonne traversée, et j’ai embarqué, comme vous le verrez par cette lettre d’envoi, cent soixante-dix barils d’huile de spermaceti à votre ordre, et aux soins de Fish et Grennil, New-York, à bord du brick le Jason, capitaine Williams, qui partira le 20 du prochain mois, et auquel je remets cette lettre. »

— Arrête, Marie, ma chère, ces nouvelles m’accablent ; elles sont trop bonnes pour être vraies, interrompit le diacre, presque aussi ému de son bonheur qu’il l’avait été de ses craintes ; oui, c’est trop bon pour être vrai ; relisez-les, mon enfant ; oui, relisez-les syllabe par syllabe !

Marié se rendit au désir de son oncle, charmée elle-même de connaître, dans tous ses détails, le succès de Roswell.

— Mais, mon oncle, dit la jeune fille qui prenait le plus vif intérêt à la question, toute cette huile vient de l’espèce des spermaceti ! Elle vaut beaucoup plus que celle des baleines ordinaires.

— Plus ! oui, près de trois fois plus ! Cherche-moi le dernier numéro du Spectateur, ma fille, et que je voie à combien est coté le spermaceti.

Marie eut bientôt trouvé le journal, elle le remit à son oncle.

— Oui, le voilà, et l’huile y est cotée à 1 dollar 12 c. 1/2 le gallon, comme j’existe ! ce qui fait neuf shillings le gallon. Marie, — voyons, calcule sur ce morceau de papier trente fois cent soixante-dix-sept, Marie ; combien cela fait-il, mon enfant ?

— Je crois, mon oncle, que cela fait 5,310.

— Oui, c’est cela.

— Mais qu’entendez-vous par les trente fois, Monsieur ?

— Les gallons, ma fille, les gallons. Chaque baril contient trente gallons, sinon davantage. Il devrait y en avoir trente-deux, mais nous sommes dans un siècle de tricherie. Maintenant, multiplie 5,310 par 9, et vois le résultat.

— Juste, 47,790, Monsieur le chiffre le plus exact que je puisse obtenir.

— Oui, ce sont les shillings. Maintenant divise 47,790 par 8, ma chère. Dépêche-toi, ma chère, dépêche-toi.

— J’obtiens 5973, avec un reste de 6. Je crois que c’est le compte.

— Oui, mon enfant, je pense que tu ne te trompes pas ; ce sont des dollars. On peut prendre le chiffre de 6,000 dollars, parce que les barils donnent en moyenne un peu plus de 30 gallons. Ma part est de deux tiers, et cela me produira la belle somme ronde de 4,000 dollars !

Le diacre se frotta les mains de joie, et il retrouva la parole ; sa nièce fut surprise de le voir s’exprimer avec une gaieté qui ne lui semblait pas naturelle de la part de son oncle. Elle s’efforça de n’y pas songer.

— Quatre mille dollars, Marie, couvriront les premiers frais d’achat du schooner, sans y comprendre l’équipement, pour lequel le capitaine a dépensé à peu près le double de ce qui est nécessaire. C’est un bon garçon que ce jeune Gar’ner, et il fera un excellent mari, comme je l’ai toujours dit, mon enfant ! un peu dépensier peut-être, mais, au fond, un très-brave jeune homme. Je suis sûr qu’il a perdu ses espars près du cap Hatteras en cherchant à dépasser Dagget ; mais j’oublie tout cela maintenant. C’est un jeune homme du premier mérite, lorsqu’il s’agit d’une baleine ou d’un éléphant de mer ; il n’a pas son égal dans toute l’Amérique, pour peu qu’on lui dise où il trouvera ces animaux. Je le connaissais avant de m’adresser à lui, car ce ne sera jamais qu’un bon écorcheur de baleines qui commandera un vaisseau à moi.

— Roswell est un brave garçon, répondit Marie les yeux remplis de larmes, pendant que son oncle faisait l’éloge du jeune homme qu’elle aimait ; personne ne le connaît mieux que moi mon oncle, ajouta-t-elle, et personne ne l’estime davantage. Mais ne vaut-il pas mieux lire le reste de la lettre ? il y a encore beaucoup à lire.

— Continue, mon enfant, continue ; mais relis cette partie de la lettre où il parle de la quantité d’huile qu’il a expédiée à Fish et à Grinnel.

Marie fit ce que son oncle lui demandait, et elle acheva ensuite de lire la lettre.

« Je me suis trouvé assez embarrassé, disait Roswell, à l’égard de la conduite que je devais tenir envers le capitaine Dagget ; il m’a montré tant de dévouement au cap Hatteras, que je n’ai pas voulu me séparer de lui, soit pendant la nuit, soit à l’occasion d’un gros temps, ce qui aurait semblé ingrat de ma part ; j’ai craint aussi d’avoir l’air de me sauver. J’ai peur que l’existence de nos îles ne lui soit pas inconnue, quoique je doute qu’il en ait la longitude et la latitude exactes. Il y a quelque chose qui me le fait croire dans l’attitude de l’autre équipage et dans certains propos qu’on y a tenus à mes hommes. Il m’est souvent venu à la pensée que Dagget ne nous suivait de si près que pour apprendre de nous ce qu’il voudrait savoir. »

— Arrête-toi ici, Marie, arrête-toi un peu, et laisse-moi le temps de réfléchir. N’est-ce pas horrible, mon enfant ?

La nièce pâlit, et fut vraiment effrayée du désespoir du diacre, quoiqu’elle n’en connût pas la cause.

— Qu’y a-t-il d’horrible, mon oncle ? demanda-t-elle à la fin, voulant savoir la vérité, quelle qu’elle fût.

— L’avarice de ces gens du Vineyard ! c’est quelque chose d’horrible et d’affreux. Il faut que je prie le révérend M. Whittle de prêcher contre le péché d’avarice : c’est un vice qui gagne tant de terrain en Amérique ! Toute l’église devrait s’élever contre ce vice, ou bientôt il élèvera la voix contre l’église !

Quand on pense qu’ils ont équipé un schooner pour suivre ainsi mon vaisseau à travers le monde, juste comme si c’était un bateau de pilote, et que le jeune Gar’ner en fût le pilote ! J’espère que ces gaillards-là iront échouer sur la glace des mers antarctiques ! Ce serait un juste châtiment de leur impudence et de leur avarice.

— Je suppose, Monsieur, qu’ils croient avoir le même droit que tout le monde de naviguer sur l’Océan. Les veaux marins et les baleines sont des dons de Dieu, et personne n’y a plus de droit qu’un autre.

— Vous oubliez, Marie, qu’un homme peut avoir un secret qu’un autre n’a pas. Ce n’est pas le cas de jouer à son égard le même rôle qu’une vieille femme curieuse dans un voisinage de campagne. Lis, mon enfant, lis, et que je sache à quoi m’en tenir.

« Je mettrai demain à la voile, ayant terminé tout ce que j’avais à faire, et j’espère être au large du cap Horn dans une vingtaine de jours, sinon plus tôt. Je ne sais comment je me débarrasserai de Dagget ; il est un peu plus fin voilier que moi, à moins que ce ne soit dans les gros temps, car alors j’ai quelque avantage sur lui. Dans une nuit obscure je pourrais le quitter : mais si je le laisse marcher de conserve avec moi et qu’il ait quelques données positives sur la position des îles, il pourrait y arriver le premier et faire un carnage de veaux marins. »

— Horrible ! horrible ! s’écria encore le diacre. – Voilà ce qu’il y aurait de pis ! je ne le souffrirai pas ; je le défends, cela ne sera point.

— Hélas ! mon oncle, le pauvre Roswell est trop loin de nous maintenant pour entendre ces paroles. Il n’est pas douteux que la question ne soit maintenant résolue, et qu’il n’ait agi avec tout le jugement dont il est capable.

— C’est une terrible chose que d’avoir sa propriété aussi loin de soi ! Le gouvernement devrait avoir des bateaux à vapeur ou des paquebots qui feraient la traversée entre New-York et le cap Horn, qui porteraient et rapporteraient des ordres. Mais les choses n’iront jamais bien, Marie, tant que les démocrates l’emporteront.

À cette remarque, qui appartient à un ordre d’idées très en faveur dans les coteries de ce grand centre des États-Unis, surtout parmi les vieilles dames, le lecteur s’apercevra que le diacre était fédéraliste, ce qui était une nouveauté il y a trente ans, dans le comte de Suffolk. S’il avait vécu jusqu’aujourd’hui, le vieillard aurait parcouru en politique le même cercle de rotation qui a distingué l’école à laquelle il appartenait, et dont la destinée était d’offrir au monde le spectacle du mouvement perpétuel par son dévouement à ce qu’on appelle aujourd’hui les principes Whigs. Nous ne sommes pas de grands politiques, mais le temps nous a offert des termes de comparaison, et il nous arrive de sourire lorsque nous entendons les disciples d’Hamilton et d’Adams, et de toute cette école, déclamer contre l’usage du veto partant du pouvoir d’un homme, et du congrès comme devant diriger le gouvernement ! Le diacre était capable de faire honte à l’administration même de la rigueur du temps, et le lecteur a vu qu’il songeait établir une ligne de paquebots entre New-York et le cap Horn.

— Il devrait y avoir, Marie, une grande marine, une marine énorme, de sorte que les vaisseaux pussent faire le transport des lettres et servir le public. Si Gar’ner se laisse dépasser par ce Dagget, il est inutile qu’il revienne jamais. Les îles m’appartiennent aussi bien que si je les avais achetées, et je ne suis pas sûr que je n’aie pas le droit de réclamer le prix de tous les veaux marins qu’on y aurait pris sans mon consentemen. Oui, oui, nous avons besoin d’une énorme marine pour escorter les marins baleiniers, porter les lettres, et retenir chez eux certaines gens, tandis que d’autres feront librement leurs affaires.

— De quelles îles parlez-vous, mon oncle ? Assurément les îles de veaux marins où Roswell s’est rendu sont désertes et n’appartiennent à personne.

Le diacre s’aperçut qu’il était allé trop loin, et commença à comprendre qu’il se rendait ridicule. Il demanda d’une voix faible à sa nièce de lui passer la lettre, dont il essaya de lire le reste lui-même. Quoique chaque mot de l’écriture de Roswell fût très-précieux pour Marie, l’aimable fille avait à lire la lettre qui lui était adressée à elle-même et qu’elle n’avait pas encore ouverte. Elle remit donc au diacre celle qu’il lui demandait, et elle se retira dans sa chambre pour lire la sienne.

« Chère Marie, écrivait Roswell, votre oncle vous dira ce qui nous amenés dans ce port, et tout ce qui se rapporte au schooner. J’ai fait un envoi de plus de quatre mille dollars d’huile, et j’espère que mon armateur oubliera l’accident de Currituck, en considération de cette bonne fortune. Dans mon opinion, nous ferons un heureux voyage, et cette partie de mon sort est assurée. Plût à Dieu que je fusse aussi sûr de vous trouver plus disposée à être bonne pour moi à mon retour ! Je lis tous les jours votre Bible, Marie, et je prie Dieu souvent d’éclairer mon esprit, si je me suis trompé jusqu’aujourd’hui. Quant à présent, je ne puis me flatter d’aucun changement à cet égard, car mes anciennes opinions me semblent plus enracinées qu’avant mon départ.

En ce moment, la pauvre Marie poussa un profond soupir et essuya ses larmes. Elle éprouvait la plus vive douleur, quoiqu’elle rendît toute justice à la franchise de Roswell. Comme toutes les personnes pieuses, sa foi était très-grande dans l’efficacité des saintes Écritures, et elle regrettait d’autant plus l’aveuglement de Roswell, que la lumière avait brillé à ses regards.

« Cependant, Marie, — continuait la lettre, — comme j’ai toutes les raisons humaines pour m’efforcer d’être dans le vrai, je ne mettrai assurément pas la Bible de côté. Je pensé comme vous à l’égard de ce livre ; nous ne différons d’opinion que sur la manière de l’interpréter. Veuillez prier pour moi, charmante fille ; mais je sais que vous le faites, et que vous le ferez tant que je serai absent.

— Oui vraiment, Roswell, murmura Marie, aussi longtemps que je vivrai ! La lettre continuait en ces termes : « Outre cet intérêt, qui est le plus grand de ma vie, je suis sous l’empire de la vive préoccupation que me donne ce Dagget. Je ne sais vraiment que faire dans beaucoup de circonstances. Il m’est impossible de rester avec lui sans violer mes devoirs envers le diacre. Cependant il n’est pas facile de se débarrasser de lui. Il est venu en toute occasion si courageusement à mon aide, et il paraît si disposé à se conduire en bon camarade dans le voyage, que si cela ne dépendait que de moi, je conviendrais avec lui de faire ensemble la chasse aux veaux marins, et de partager entre nous leurs dépouilles. Mais cela est maintenant impossible, et il faut que je le quitte d’une manière ou d’une autre. Il prend de l’ayant sur moi dans presque tous les temps, et la chose est plus facilement dite que faite. Ce qui la rendra plus difficile encore, c’est la brièveté toujours, croissante des nuits. Les jours augmentent déjà beaucoup, et pendant que nous irons au sud, ils deviendront tellement longs, qu’au moment où il faudra absolument se séparer, il n’y aura guère de nuit. Je serai bien forcé cependant d’en venir là, et j’espère trouver une bonne occasion pour exécuter ce dessein.

« Et maintenant, ma chère Marie… » Mais pourquoi soulèverions-nous les voiles qui recouvrent le chaste amour de Roswell ? Il terminait sa lettre en mettant tout son cœur dans quelques phrases sincères et énergiques. Marie pleura sur ces quelques mots presque toute la journée, les lisant et les relisant sans cesse.

Quelques jours plus tard, le diacre eut le bonheur très-grand de recevoir une lettre de MM. Fish et Grinnel, qui lui apprenaient l’arrivée de son huile, en lui donnant les détails les plus satisfaisants sur la mercuriale du marché, et en lui demandant des instructions.

L’huile fut vendue, et le vieux diacre empocha une partie des produits aussitôt que possible, cherchant un nouveau et fructueux placement du capital qu’il venait de réaliser. Grande fut la réputation que se fit Roswell Gardiner par la capture de ces deux baleines de l’espèce des spermaceti, et par le choix d’un aussi bon marché. En commerce comme en guerre, le succès est tout, quoique le succès y soit aussi souvent le résultat de circonstances imprévues que des calculs de la sagesse. Il est vrai qu’il y a une sorte de commerce comme il y a une sorte de guerre sur lesquelles la prudence et l’habileté peuvent exercer beaucoup d’influence lorsqu’elles ne se trouvent pas dépassées par la hardiesse et l’esprit d’aventure de ceux dont les calculs sont aussi audacieux que les actes.

L’audace, comme les Français l’appellent, est une grande qualité dans la guerre, et souvent elle obtient plus que la sagesse qui sait calculer ; nous ne sommes pas sûrs que l’audace ne soit pas quelquefois aussi puissante dans le commerce. En tout cas, on regardait comme un véritable exploit de la part d’un petit schooner comme le Lion de Mer d’Oyster-Pond, d’avoir pris une baleine de cent barils d’huile.

De longs mois, pleins d’anxiété, succédèrent ensuite pour Marie à ce rayon de soleil qui avait lui sur son cœur toujours inquiet en l’absence de Roswell. Elle savait qu’elle ne devait guère espérer d’avoir de ses nouvelles avant qu’il revînt du nord. Cependant, le diacre reçut une courte lettre de Roswell, d’une date postérieure de deux semaines à celle qu’il avait écrite de Rio, et venant d’un parage sous le 41e degré de latitude, aussi loin au sud de l’équateur qu’Oyster-Pond en était au nord, et presque à quatorze cents milles sud de Rio. Roswell avait écrit cette lettre fort à la hâte pour l’envoyer par un navire de commerce de la mer Pacifique, qu’il rencontra par hasard, plus près de la côte qu’on n’a l’habitude d’y voir ces sortes de vaisseaux. Cette lettre disait que tout allait bien, que le schooner de Dagget n’avait point cessé d’accompagner celui d’Oyster-Pond, et que Gardiner comptait s’en séparer à la première occasion.

Après la réception de cette lettre, la troisième écrite par Roswell depuis qu’il était parti, il y eut un long intervalle de silence. Ce fut alors que les mois s’écoulèrent dans une inquiète et sombre incertitude. Le printemps suivit l’hiver, l’été succéda au printemps, et l’automne vint recueillir le fruit de toutes les saisons précédentes, sans apporter plus de nouvelles de nos aventuriers. Puis l’hiver revint pour la seconde fois depuis que le Lion de Mer avait mis à la voile, remplissant de tristes appréhensions le cœur des amis que les marins avaient laissés à Oyster-Pond, lorsqu’ils entendaient le gémissement des vents qui règnent dans cette froide et orageuse saison.

Le diacre avait presque renoncé à tout espoir, et sa santé chancelante, le terme de sa carrière qui semblait ne pouvoir être bien éloigné, contribuaient à jeter sur lui un voile de tristesse. Quant à Marie, la jeunesse et la santé la soutenaient encore ; mais elle souffrait du fond de l’âme, en pensant à une absence si longue et si inexplicable.



  1. Le gouvernement américain.
  2. Le nom de Gardiner