Les Kitharèdes/Charixéna

Traduction par Renée Vivien.
Les KitharèdesAlphonse Lemerre, éditeur (p. 167-170).
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CHARIXÉNA




Charixéna est peut-être l’une des plus antiques Poétesses de l’Hellas. Eustathios nous dit en parlant d’elle : « Charixéna était un auteur de chants pour instruments à cordes. C’est à elle que se rapporte le proverbe du Comique dans l’Assemblée des Femmes : « Car ces choses ne sont pas du temps de Charixéna. » Hésychius lui décerne l’épithète de très ancienne, ἀρχαία οὖσα : « Charixéna, très ancienne, était célèbre par sa folie. Quelques-uns disent aussi qu’elle a écrit des vers d’amour. Il y a sur elle un proverbe : « Comme au temps de Charixéna. » Et voici le témoignage de l’Etymologicum magnum : « Charixéna, la joueuse de flûte, est fort ancienne : elle avait écrit des chants pour instruments à cordes ; d’autres en font une poétesse lyrique. Théopompe dans ses Cordes dit : « Car elle tire des sons d’instruments à cordes usés, comme du temps de Charixéna. »

La Poétesse est mystérieuse et lointaine, — si lointaine que l’Imagination elle-même recule devant ce visage, voilé comme le visage d’Isis. Et, pourtant, un vague parfum de fenouil, un vague murmure de pipeaux, s’attardent autour de l’Image indécise.

Le souvenir de Charixéna est pareil à un fragment d’idylle… La Kitharède très ancienne fut une joueuse de flûte… Le paktis de Psappha et d’Éranna et la lyre de Korinna la Tanagréenne furent trop lourds pour ses mains lasses d’amoureuse… Mais son haleine brûlante enfiévra les roseaux creux, et, parfois, vers le soir, elle chanta l’ardente mélancolie des ferveurs déçues. Elle fut la servante harmonieuse de l’Aphrodita et de l’Erôs.

Pas plus que Psappha, elle n’échappa aux basses railleries des auteurs comiques, éternellement déshonorés par leur stupide incompréhension du Génie féminin. Elle eut, elle aussi, l’honneur d’être lapidée. Le blâme des sots n’est-il point le plus précieux hommage aux êtres supérieurs ? Aristophane l’accuse d’être simple et sotte’’. Mais le ridicule est une arme souvent dangereuse à manier, et cette injure n’est point à l’honneur d’Aristophane.

Charixéna paraît avoir chanté à la façon de nos vieux poètes, Marie de France, Charles d’Orléans, Villon. Elle chanta librement, comme les merles et les cigales. Les lois formelles de l’harmonie classique n’entravaient point encore sa neuve inspiration. Ses vers exhalaient une fraîcheur sauvage qui ne fut point sans charme. Ils se rapprochaient plus du dithyrambe que de l’ode sévère et solennelle. Les commentateurs la blâment de cette jeunesse de rythme et de pensée, qui garde toutes les gaucheries charmantes de l’adolescence. Ainsi, Boileau dédaigne d’un silence les Précurseurs si naïvement gracieux et s’écrit, avec un soupir de soulagement :

« Enfin Malherbe vint… »

L’Antique Musicienne appartient à l’école lyrique d’Éolie. Elle est l’éphémère Poétesse des baisers éphémères. Elle est périssable à l’égal de la Beauté vivante. Il faut aimer cette mémoire légère, qui semble un frêle écho de flûte perdu dans le couchant.


Tu goûtas l’amour sous l’érable
Qu’un soir fana,
Ô très antique, ô vénérable
Charixéna.

Ta flûte murmura ses peines,
Et résonna
Comme la brise dans les chênes,
Charixéna.

L’ombre, sur ton épaule nue
Qui frissonna,
Apportait la fièvre inconnue,
Charixéna.

Ta bouche de Musicienne
S’abandonna
Dans l’ardeur d’une nuit ancienne,
Charixéna.