Traduction par Renée Vivien.
Les KitharèdesAlphonse Lemerre, éditeur (p. 45-73).


ÉRANNA

(612 av. J.-C.)



La plus divinement inspirée des Kitharèdes, et la seule qui se soit égalée à Psappha, est Éranna de Télos. Son délicat souvenir a le charme d’un parfum. Elle passe en souriant. Elle obsède, comme une nostalgie.

Perséphoné la reçut dans l’azur de son lit nuptial, lorsque brillait la promesse lumineuse de ses dix-neuf ans. Et cette enfant laissait des strophes que les Anciens ne craignirent point de comparer aux chants d’Homère. Ses poèmes sont engloutis dans la houle des siècles. Il ne nous reste d’elle que de rares lignes inachevées. Mais ces rythmes brisés sont pareils aux magistrales ébauches dont la suggestion attarde et prolonge le rêve. Méléagre, en sa couronne poétique, symbolise les vers de la Musicienne par le frais crocus virginal.

Ses fragments, comme ceux de Psappha, portent l’empreinte de la Grâce inimitable. Ils ont la beauté imprécise et fluide des algues. Une épigramme funéraire lui fait dire : Si l’Hadès n’était point venu prompt à moi, qui aurait eu un nom aussi grand ?

Ce paktis trop tôt muet laisse la douloureuse indignation que l’on éprouve devant les catastrophes stupides. Éranna restera dans la mémoire des hommes la Promesse, l’Espoir, l’Aube Incertaine.

La Poétesse aux mains lourdes de crocus quitta sa patrie pour apprendre de Psappha les harmonies divines. Elle fut sa plus fervente disciple, et bientôt elle rivalisa avec Celle qui l’instruisit. Et autant Sappho l’emporte sur Érinna dans les vers lyriques, autant Érinna (l’emporte) sur Sappho dans les hexamètres[1].

Deux épigrammes de la vierge de Télos nous apprennent le nom des Amies qui lui furent chères : Agatharchis[2] et Myrô. Elle fut aimée de Psappha, que Nossis a nommée la Fleur des Grâces. Éranna apparaît à travers les lignes de la grande Amoureuse :

Jamais je ne vis d’orgueil comparable au tien, Éranna.

Cette âme lointaine s’y révèle à demi. Éranna possédait la fierté chaste des vierges, et la hautaine réserve des Poètes. Et Psappha l’admira pour avoir su garder jalousement le respect farouche de soi-même. Elle loue, sans doute, sa radieuse disciple en ces termes :

Je crois qu’une vierge aussi sage que toi ne verra dans aucun temps la lumière du Soleil.

Éranna pouvait dire, comme Psappha elle-même : Je crois avoir reçu une bonne part dans les présents des Muses tresseuses de violettes… Car jamais Kitharède n’obtint plus merveilleux dons de la main même des Piérides. Elle tira du baromos lesbien des harmonies que nul, sauf Psappha elle-même, ne put égaler, et que nul ne surpassa. Ses poèmes interrompus ont la profondeur et la suavité de rayons lunaires glissant sur l’eau calme.

Éranna jette vers son Amie lointaine les beaux regrets et les vœux tenaces. Elle invoque le poisson qui envoie aux matelots une heureuse navigation et le supplie d’escorter sa douce compagne. Elle chante sa joie fervente de recevoir le portrait d’Agatharchis tracé de ses propres mains, ces mains enfantines qu’elle aime. Elle compose une épigramme divine sur Myrô, la vierge puérile dont les hochets jumeaux furent une cigale et une sauterelle.

Une tendresse inoubliable s’exhale de ces phrases brèves, une tendresse enveloppante comme une étreinte et délicate à l’égal d’une caresse. Éranna s’attarde avec des inflexions très douces sur l’adieu et sur le souvenir. Toute sa jeune âme suit l’Absente, Myrô, l’Amie aux mains frêles.

Lorsque la Mort l’épousa, ce fut une lamentation universelle autant que les lamentations sur Adonis. Ses compagnes répétèrent en sanglotant :

Οἴαν τὰν ὑάκινθον ἐν οὔρεσι ποίμενες ἄνδρες
πόσσι καταστείβοισι, χάμαι δ’ἐπιπορφύρει ἄνθος
[3].

L’Abeille parmi les faiseurs d’hymnes fut peut-être cette vierge que célèbre Psappha : Telle une douce pomme rougit à l’extrémité de la branche, à l’extrémité lointaine : les cueilleurs de fruits l’ont oubliée, ou, plutôt, il ne l’ont pas oubliée, mais ils n’ont pu l’atteindre.

Éranna, dont le nom prédestiné signifie aimable, fut entre toutes belle et charmante. Je l’évoque, blonde comme ces Eupatrides dont la forme fut pareille à des fleurs d’or. Elle fut une statue chryséléphantine. Psappha l’appelle une vierge à la voix douce.

Beaucoup plus mélodieuse que le paktis, plus dorée que l’or, elle mérita les comparaisons gracieuses dont Psappha fleurit, pour elle, ses strophes marmoréennes. Elle fut en vérité plus tendre que les roses, plus blanche que le lait, plus délicate que l’eau…

… De ses yeux bleus et verts d’avoir longuement contemplé la mer glauque, Éranna suit l’aile d’un rêve qui s’éloigne. Elle soulève à demi le voile qui l’embrume de mystère. Son virginal profil nous apparaît comme estompé par les fumées pâles du soir… Le soleil agonise dans la pourpre vespérale. Les montagnes somptueuses rougeoient. Les aiguilles ténues et curieuses des pins se compliquent auprès des oliviers frissonnants à l’égal des vagues. Le soleil agonise. Et, prophétiquement, la jeune Kitharède, aimée de Psappha, songe à sa mort prochaine…

La vie brève de la blonde Musicienne ressemble au frisson d’un poème inachevé. Elle s’éteignit harmonieusement, tel un accord mélancolique. Et la Tisseuse de Violettes, qui la pleura, la revit en songe entre les compagnes de Perséphona muette… Elle la revit vierge très délicate cueillant des fleurs, de pâles asphodèles sans parfum.

Le poème le plus célèbre d’Éranna est La Quenouille. La vierge de Télos y décrivait le charme fané des vieilles femmes qui filent en silence. Vous qui parlez peu, femmes aux cheveux blancs, vous, fleurs de la vieillesse pour les mortels… Nulle n’a senti plus profondément la poésie mélancolique du Regret et du Passé que cette enfant dont la jeunesse s’entr’ouvrait…

L’Amie de Myrô ne devait point connaître la paix des souvenirs, ni les méditations du soir au chant de la quenouille. Perséphona l’attendait au fond du crépuscule, parmi le chœur des vierges sans voix. Un gémissement de thrènes s’éleva sur le seuil jadis enguirlandé de crocus et de mélilot. Lorsqu’elle périt, toutes ses compagnes,

d’un fer fraîchement aiguisé, coupèrent la force de leurs désirables chevelures.

Les épitaphes composées en son honneur forment une gerbe funéraire d’une merveilleuse senteur. Leur attribution étant plus qu’incertaine, n’est-il point doux et souverainement poétique de leur donner pour auteurs Damophyla, Télésippa, Euneika et Anagora, les compagnes harmonieuses de la Morte aux cheveux blonds ?…

Éranna semble avoir reçu le redoutable don de prophétie que les Poètes portent en eux. On devine le pressentiment de son prochain trépas à travers la sombre beauté de ce vers final :

De ce côté, le vain écho traverse à la nage (le Fleuve) vers l’Hadès ; le silence (demeure) chez les Morts, et l’ombre s’empare des yeux.


ΑΛΑΚΑΤΑ.

I

Πομπίλε, ναύταισιν πέμπων πλόον εὔπλοον ἰχθύ,
πομπεύσαις πρύμναθεν ἐμὰν ἁδεῖαν ἑταίραν.


La Quenouille

Pompilos, poisson qui envoies aux matelots une heureuse navigation, puisses-tu escorter du côté de la poupe ma tendre Maîtresse !


II

παυρολόγοι πολιαί, ταὶ γήραος ἄνθεα θνατοῖς

Vous qui parlez peu, femmes aux cheveux blancs, vous, fleurs de la vieillesse pour les mortels…


III

τουτόθεν εἰς Ἀίδαν κενεὰ διανήχεται ἀχώ·
σιγὰ δ' ἐν νεκύεσσι, τὸ δὲ σκότος ὄσσε κατ[αγρεῖ].


De ce côté, le vain écho traverse à la nage (le Fleuve) vers l’Hadès ; le silence (demeure) chez les morts, et l’ombre s’empare des yeux.


ΕΠΙΓΡΑΜΜΑΤΑ.

1[4]

Ἀκρίδι, τᾷ κατ' ἄρουραν ἀηδόνι, καὶ δρυοκοίτᾳ
τέττιγι ξυνὸν τύμβον ἔτευξε Μυρὼ
παρθένιον στάξασα κόρα δάκρυ· δισσὰ γὰρ αὐτᾶς
παίγνι ' ὁ δυσπειθὴς ᾥχετ' ἔχων Ἀίδας.


À la sauterelle, rossignol des champs, et à la cigale qui gîte dans les chênes, Myrô a élevé cette tombe commune, jeune fille ayant versé une larme virginale ; car l’Hadès difficile à persuader s’est hâté d’avoir son double jouet.


2

Ἐξ ἀταλᾶν χειρῶν τάδε γράμματα. λῷστε Προμαθεῦ,
ἐντὶ καὶ ἄνθρωποι τὶν ὁμαλοὶ σοφίαν·
ταύταν γοῦν ἐτύμως τὰν παρθὲνον ὅστις ἔγραψεν,
αἰ καὐδὰν ποτέθηκ’, ἦς κ’ Ἀγαθαρχὶς ὅλα.


De tes enfantines mains, ces traits. Excellent Prométhée, il y a aussi des humains qui t’égalent en habileté : qui que ce soit qui véritablement ait dessiné cette vierge, si l’on eût ajouté aussi la voix, c’était Agatharchis tout entière.



Épigrammes sur la Mort d’Éranna

1

Ὁ γλυκὺς Ἐρίνης οὖτος πόνος, οὐχὶ πολὺς μέν,
ὡς ἂν παρθενικᾶς ἐννεακαιδεκέτευς,

ἀλλ' ἑτέρων πολλῶν δυνατώτερος· εἰ δ' Ἀΐδας μοι
 μὴ ταχὺς ἦλθε, τὶς ἂν ταλίκον ἔσχ' ὄνομα ;


Doux fut ce labeur d’Érinna, non considérable, certes, comme (le peut être) celui d’une vierge de dix-neuf ans, mais plus puissant que beaucoup d’autres : et si l’Hadès n’était pas venu prompt à moi, qui aurait eu un nom aussi grand ?


2

Ἀρτι λοχευομένην σε μελισσοτόκων ἔαρ ὕμνων,
 ἄρτι δὲ κυκνείῳ φθεγγομένην στόματι,
ἤλασεν εἰς Ἀχέροντα διὰ πλατὺ κῦμα καμόντων
 Μοῖρα, λινοκώστου δεσπότις ἠλακάτας’
σὸς δ' ἐπέων, Ἤριννα, καλὸς πόνος οὔ σε γεγωνεῖ
 φθίσθαι, ἔχειν δὲ χοροὺς ἄμμιγα Πιερίσιν.


Au moment où tu enfantais le printemps des hymnes produits par les abeilles, au moment où tu chantais de ta bouche de cygne, la Moïra, maîtresse de la quenouille chargée de lin, t’a chassée vers l’Achéron à travers le vaste flot des Morts. Mais le beau parleur de tes chants, Érinna, proclame que tu n’as point péri, et que tu t’es mêlée aux chœurs des Piérides.


3

Παρθενικὴν νεαοιδὸν ἐν ὑμνοπόλοισι μέλισσαν
 Ἔρινναν, Μουσῶ ἄνθεα δρεπτομέναν
Ἅιδας εἰς ὑμέναιον ἀνάρπασεν· ἡ ῥα τόδ’ ἔμφρων
 εἶπ’ ἐτύμως ἁ παῖς · βάσκανος ἐσσ’ Ἀΐδα.


L’Hadès a ravi pour l’hyménée la jeune poétesse virginale abeille parmi les faiseurs d’hymnes, pendant qu’elle butinait les fleurs des Muses ; et la sage enfant a dit véritablement ceci : Tu es jaloux, Hadès.


4

Παυροεπὴς Ἥριννα, καὶ οὐ πολύμυθος ἀοι
 ἀλλ’ ἕλαχεν Μούσας τοῦτο τὸ βαιὸν ἔπος.
τοιγάρτοι μνήμης οὐκ ἤυβροτεν, οὐδὲ μελαίνης

 νυκτὸς ὑπὸ σκιερῇ κωλύεται πτέρυγι ·
αἱ δ’ ἀναρίθμητοι νεαρῶν σωρηδὸν ἀοιδῶν
 μυριάδες λήθῃ, ξεῖνε, μαραινόμεθα.
λωίτερος κύκνου μικρὸς θρόος ἠὲ κολοιῶν
 κρωγμὸς εἰαριναῖς κιδνάμενος νεφέλαις.

Antipater

Érinna a fait peu de vers, et elle n’est pas abondante en chants, mais elle obtint des Muses cette brève voix. Cependant elle n’est point perdue pour la mémoire des hommes, ni cachée sous l’aile ombreuse de la nuit noire. Et nous, les myriades innombrables des chants jeunes, nous, ô étranger, nous nous flétrissons entassés dans l’oubli. Mieux vaut le petit chant du cygne que le cri rauque des geais se répandant parmi les nuées du printemps.


5

Λέσβιον Ἠρίννης τόδε κηρίον· εἰ δέ τι μικρὸν
 ἀλλ’ ὅλον ἐκ Μουσέων κιρνάμενον μέλιτι.
οἱ δὲ τριηκόσιοι ταύτησς στίχοι ἶσοι Ὁμήρῳ
 τῆς καὶ παρθενικῆς ἐννεακαιδεκέτε ·
ἢ καὶ ἐπ' ἠλακάτῃ μητρὸς φόβῳ, ἢ καὶ ἐφ' ἱστῷ

 ἑστήκει Μουσέων λάθρη ἐφαπτομένη.
Σαπφὼ δ' Ἠρίννης ὅσσον μελέεσιν ἀμείνων,
 Ἥριννα Σαπφοῦς τόσσον ἐν ἑξαμέτροις.


Ce rayon de miel lesbien est d’Érinna ; et, s’il est un peu petit, il est du moins tout entier pétri du miel des Muses. Et les trois cents vers de cette jeune vierge de dix-neuf ans égalent Homère. Cependant, par crainte de sa mère, elle s’appliquait à la quenouille et au métier, se cachant de (son commerce avec) les Muses. Et autant Sappho l’emporte sur Érinna dans les vers lyrique, autant Érinna (l’emporte) sur Sappho dans les hexamètres.

Παρθενικὴ δ' Ἤριννα λιγύθροος ἕζετο κούρη
οὐ μίτον ἀμφαφόωσα πολύπλοκον, ἀλλ’ ἐνὶ σιγῇ
Πιερικῆς ῥαθάμιγγας ἀποσταλάουσα μελίσσης.

(Ἕκφρασις τῶν ἀγαλμάτων τῶν εἰς τὸ δημόσιον
γυμνάσιον τοῦ ἐπικαλουμένου Ζευξίππου.)


Et la vierge Érinna, la jeune fille harmonieuse, est assise, non
pas maniant le fil entortillé, mais distillant en silence les gouttes de l’abeille de Piéria.


(Explication des statues destinées au gymnase public du nommé Zeuxippe.)


Pompilos, poisson qui envoies aux matelots une heureuse navigation, puisses-tu escorter du côté de la poupe ma tendre Maîtresse !

Pour que le vent soit doux comme ma caresse,
Ô poisson de bon augure, Pompilos,
Escorte la nef de ma tendre maîtresse,
 Orgueil de Lesbos.

Nage assidûment du côté de la poupe,
Et vois rayonner son visage divin…
Ses yeux sont des fleurs, ses lèvres, une coupe
 De miel et de vin…

Escorte, jusqu’à la rive de Phocée,
Ma Maîtresse au front couronnée de cerfeuil…
Les thrènes, devant sa maison délaissée,
 Gémissent leur deuil…

Pour que le vent soit doux comme ma caresse,
Ô poisson de bon augure, Pompilos,
Escorte la nef de ma tendre maîtresse,
 Orgueil de Lesbos.

De tes enfantines mains, ces traits


Ces dessins, labeur de tes mains enfantines,
Evoquent le seuil fleuri de mélilot,
Où les chants venus des lointaines collines
 Traînaient leurs sanglots.

Les vierges d’Hellas cachent leur clair visage,
Etoiles devant la lune dans son plein,
Devant tes pieds nus, devant ton doux langage,
 Ton rire serein.

Ces lettres, labeur de tes mains enfantines,
Ont le charme vain et tendre d’un écho…
Dans l’ample Lydie aux limpides collines
 S’attarde Myrô.


Excellent Prométhée, il y a aussi des humains qui t’égalent en habileté : qui que ce soit qui véritablement ait dessiné cette vierge, si l’on eût ajouté aussi la voix, c’était Agatharchis tout entière.


Celle qui grava ces paupières décloses
Ainsi que des fleurs, ces beaux doigts sans anneau,
Ce corps puéril, plus tendre que les roses,
Plus souples que l’eau,

Eût-elle ajouté la voix qui sollicite
Et qui persuade, ainsi que le paktis,
Elle eût évoqué la splendeur d’Aphrodite
Et d’Agatharchis.


Vous qui parlez peu, femmes aux cheveux blancs, vous, fleurs de la vieillesse pour les mortels…


Femmes aux cheveux blancs que l’hiver caresse,
Vous que réjouit l’intimité du feu
Et du crépuscule, ô fleurs de la vieillesse,
Vous qui parlez peu,


Vous avez la paix candide des années,
Vous êtes le chœur des vivants souvenirs :
Douces, vous tressez les couronnes fanées
Des anciens désirs.

Vous vous attardez, comme autrefois, aux porches
Où Phoibos blondit la mousse et les lichens
Et vous allumez en souriant les torches
Rouges des hymens.

Vous aimez l’automne aux yeux bruns et la rouille
Des ports où le vent laisse un parfum salin :
Vous filez, au chant de votre humble quenouille,
La neige du lin.

La vierge respecte et craint votre sagesse,
Et votre salut est lent comme un adieu,
Femmes aux cheveux blancs, fleurs de la vieillesse,
Vous qui parlez peu…


De ce côté, le vain écho traverse à la nage (le Fleuve) vers l’Hadès ; le silence (demeure) chez les morts, et l’ombre s’empare des yeux.


Le vain écho nage aveuglément vers l’ombre
Où les plus beaux chœurs ne sont qu’un remous bref,
Où le souvenir le plus cher plonge et sombre
Ainsi qu’une nef.

Lasse, la pleureuse, ivre de somnolence,
Auprès d’une stèle épuise ses transports :
La cruche de deuil est vide, et le silence
Règne chez les morts.

La myrrhe, fumant dans l’or des cassolettes,
Ne réjouit plus les jardins d’aloès ;
Les vierges sans voix tressent les violettes
Blanches de l’Hadès.

Les baromos se sont tus sous les acanthes…
Rouillés et pareils à des miroirs ternis,
Les flots du Léthé reflètent les Amantes
Aux bras désunis.


Perséphoné tisse en des trames funèbres
Les fils brisés des espoirs et des adieux.
Elle seule veille et songe, et les ténèbres
S’emparent des yeux.


Doux fut ce labeur d’Érinna…


Le couchant rougit, de son faste
Cruel, ton bleu péplos,
Qui, dans ses plis, a l’ampleur chaste
Et simple du Paros,
Et tes cheveux de Néréide,
Dont Psappha chantait l’or fluide,
Tremblent sous le vent qui les ride,
Éranna de Télos.

Les nefs aux frissons de fantômes
Dardent leurs mâts pointus ;
Les aromates et les baumes
Concentrent leurs vertus ;
Tandis que s’empourpre la plaine,
Pâle, tu suspends ton haleine,
Et tes yeux cherchent Mytilène
Dont les chœurs se sont tus.


Au delà des rouges collines
S’irisent les embruns :
Tu souris aux mains enfantines
Que baignent les parfums,
Aux mains qui, par les soirs d’opales,
Gravaient ces lettres musicales,
Gazouillant comme les cigales
Ivres de verts parfums.

Les pipeaux qu’un satyre affûte
S’argentent, et le bruit
D’eaux et de feuilles de la flûte
Susurre et coule et fuit.
Ton âme d’amoureuse écoute
Les voix errantes sur la route,
Et, prophétique, elle redoute
L’approche de la nuit.



Cependant elle n’est point perdue pour la mémoire deshommes, ni cachée sous l’aile ombreuse de la nuit noire.


L’heure est ardente et solennelle,
Et Psappha, se penchant
Vers Éranna, pleure comme elle
L’Adonis du couchant.

Parmi l’éclair des bandelettes
Et les tiédeurs des cassolettes,
La Tisseuse de Violettes
Trame les fleurs du chant.

Au lointain, l’aimable hirondelle
Pointe et darde son vol,
Et les prés ont la sauterelle
Pour humble rossignol.
La vague meurt dans une étreinte ;
Sur la montagne, l’hyacinthe
Ensanglante de pourpre éteinte
La matité du sol.

Psappha tourne vers sa disciple
Son regard vaste et doux,
Profond comme le soir multiple
Sur l’onde sans remous.
Elle parle, et l’ombre révère
La beauté de son front sévère :
Quelqu’un, dans l’avenir larvaire,
Se souviendra de nous.


Ode à la Force[5]


L’ode à la Force est assez généralement attribuée à Éranna, notamment par Grotius et Fabricius, Wolf et A. Scheneider. Mais quelques commentateurs, qui interprètent Ῥώμη dans le sens de la ville de Rome, lui assignent pour auteur la poétesse Mélinno. Nous croyons, pour notre part, que l’ode est bien adressée à la Force Morale, ainsi que semble le démontrer l’invocation du début, qui s’applique mal à une ville :

« Reine sage qui habites sur la terre un Olympe auguste, toujours intact. »

Le caractère du style et des idées ne semble pas apporter de très fortes preuves en faveur de l’attribution à Éranna.

ᾨδὴ εἰς Ῥώμην.
χαῖρέ μοι Ῥώμα θυγάτηρ Ἄρηος
χρυσεομίτρα, δαΐφρων ἄνασσα,
σεμνὸν ἂ ναίεις ἐπὶ γᾶς ὄλυμπον,
ἀιὲν ἄθραυστον.

σοὶ μόνᾳ πρεσβίστα δέδωκε Μοῖρα
κῦδος ἀῤῥήκτω βασιλῇον ἀρχᾶς,
ὄφρα κοιρανῇον ἔχοισα κάρτος
ἀγεμονεύης.

σᾶ δ' ὑπὸ σδεύγλᾳ κρατερῶν λεπάδνων,
στέρνα γαίας καὶ πολιᾶς θαλάσσας
σφίγγεται ·σὺ δ' ἀσφαλέως κυβερνᾷς
ἄστεα λαῶν.

πάντα δὲ σφάλλων ὁ μέγιστος αἰὼν
καὶ μεταπλάσσων βίον ἄλλοτ’ ἄλλως,
σοὶ μόνᾳ πλησίστιον οὐρον ἀρχας
οὐ μεταβάλλῃ.

ἢ γὰρ ἐκ πάντων σὺ μόνα κρατίστους
ἄνδρας αἰχματὰς μεγάλως λοχεύεις,
εὔσταχυν Δάματρος ὅπως συνοίσῃς
καρπὸν ἀπ’ ἀνδρῶν.


Salut, Force, fille de l’Arès, au bandeau d’or, reine sage, qui habites sur la terre un Olympe auguste, toujours intact.

À toi seule la Moïra antique a donné la gloire royale du pouvoir indestructible, afin que, ayant la vigueur maîtrisante, tu règnes.

Sous la rêne de tes solides courroies, la poitrine de la terre et de la mer blanchissante est étreinte ; et toi, fermement, tu gouvernes les villes fortes des peuples.

Que le grand temps, qui abat tout et qui change et métamorphose la vie, pour toi seule ne tourne pas le vent favorable du commandement, dont les voiles sont gonflées.

Car toi seule entre toutes les choses tu enfantes grandement les très puissants guerriers qui combattent armés d’une lance, afin que, [pareille à la moisson] aux beaux épis de Déméter, tu rassembles ta moisson d’hommes.


Fille de l’Arès, Constance belle et rude,
Tes yeux, où l’effroi du passé brûle encor,
Sont pareils aux yeux noirs de la solitude
Sous ton réseau d’or.

Dans un ciel massif tu demeures, mortelle,
L’Infini dans tes regards extasiés,
Que Sélanna règne ou que Phoibos attelle
Ses fougueux coursiers.

Un pâle troupeau d’âmes crépusculaires,
Réprimant les pleurs et les lâches sanglots,
T’obéit, ô toi qui brises les colères
Lascives des flots.

Tu vois sans terreur la tempête qui fume
Et le sang futur empourprer le Levant,
Toi qui sais dompter le tonnerre et l’écume
Et le cri du vent.


Le Temps détruira les Dieux, mais le Temps même
Ne changera pas ton sourire d’airain :
Tu sais opposer à l’Ananké suprême
Ton mépris serein.

Ô toi l’invaincue, ô toi l’inaccessible,
Tes paupières ont le doux pli de la mort ;
Tu sembles rêver, telle en son lit paisible
La vierge qui dort.

Tes tempes sans fleurs ont dédaigné la palme.
Le couchant a moins de paix que ton orgueil,
Et le rocher moins de grandeur et de calme
Que ton grave seuil.

Semblable à la nuit où s’éteignent les flammes
Et les roux éclairs de l’astre révolté,
Enseigne aux héros l’endurance des femmes
Et leur loyauté.


Deux autres épigrammes, consacrées à Baukis et attribuées à Éranna par l’Anthologie, ne paraissent point suffisamment authentiques à la plupart des commentateurs modernes.


I

Στᾶλαι καὶ Σειρῆνες ἐμαὶ καὶ πένθιμε
ὅστις ἔχεις [ἔνδοι] τὰν ὀλίγαν σποδιάν,
τοῖς ἐμὸν ἐρχονμένοισι παρ’ ἠρίον εἴπατε χαίρειν,
αἴτ’ ἀστοι τελέθωντ’, αἴθ’ ἑτέρ[ων] πόλιος ·
χὤτι με νύμφαν εὖσαν ἔχει τάφος, εἴπατε καὶ τό ·
χὤτι πατήρ μ’ ἐκάλει Βαυκίδα, χὤτι γένος
Τηνία, ὡς εἰδῶντι · καὶ ὁττι μοι ἁ συνεταιρὶς
Ἤρινν’ ἐν τύμβῳ γράμμ’ ἐχάραξε τόδε.


Vous, mes colonnes et mes Sirènes[6], toi, urne de deuil, toiqui contiens ce peu de cendre, à ceux qui viennent auprès de mon tombeau dites un salut, soit que ce soient mes concitoyens, soit (qu’ils soient) d’une autre ville : et dites-leur aussi que ce tombeau enferme une jeune fiancée, et que mon père m’appelait Baukis, et que, quant à la race, je suis de Ténos, ainsi qu’on peut le savoir, et que ma compagne Éranna a gravé pour moi cette inscription sur mon tombeau.



II


Νύμφας Βαυκίδος εἱμί · πολυκλαύταν δὲ παρέρπων
στάλαν, τῷ κατὰ γᾶς τοῦτο λέγοις Ἀἰδᾳ ·
βάσκανος ἔσσ', Ἀίδα · τὰ δέ τοι καλὰ σάμαθ' ὁρῶντι
ὠμοτάταν Βαυκοῦς ἀγγελέοντι τύχαν,
ὡς τὰν παῖδ', Ὑμέναιος [ὑφ'] αἶς ἀείδετο πεύκαις,
[ταῖσδ'] ἐπὶ καδεστὰς ἔφλεγε πυρκαῖ[άν] ·
καὶ σὺ μέν, ὧ Ὑμέναιε, γάμων μολπαῖον ἀοιδὰν
ἐς θρηνῶν γοερὸν φθέγμα μεθαρμόσαο.


Je suis le (tombeau) de la vierge Baukis : et, te glissant auprès de la stèle baignée de larmes, dis ceci a l’Hadès sou- terrain : « Tu es jaloux, Hadès ; » et, voyant ce beau tombeau, qu’il t’annonce le sort prématuré de Baukis (et te dise) que les torches par lesquelles l’Hyménée chanta cette enfant, il en alluma le bûcher devant ses proches. Et toi, à la vérité, Hyménée, tu changeas le chant mélodieux des noces en un chant gémissant de thrènes.


  1. Autre épigramme.
  2. Qui a un beau commandement.
  3. Ainsi, sur les montagnes, les pâtres foulent aux pieds l’hyacinthe, et la fleur s’empourpre sur la terre.
  4. Cette épigramme est également attribuée à Anyta par l’Anthologie, à Moïro par Pline et Varron. Ursinus, Wolf et quelques autres lui assignent pour auteur Éranna.
  5. Force d’âme, constance.
  6. Figures de Sirènes qui décorent le tombeau, ou métaphore pour chants.