Les Hommes frénétiques03-02

Plon-Nourrit et Cie (p. 211-228).

II

L’ODYSSÉE DE SAMUEL ET DE FLORE


Samuel et Flore, étaient restés deux jours et deux nuits dans la chambre d’isolement, au fond du laboratoire saccagé. Lorsque la faim, la soif et l’odeur des cadavres les avaient obligés à sortir, l’évolution du système 13 était terminée.

Ils pénétrèrent dans la maison, burent et mangèrent. Rassasiés, ils retrouvèrent un peu de gaieté ; ils firent quelques bonds, se poursuivant en riant.

Mais le silence les inquiéta. Ni Harrisson, ni Lygie, ni Salem n’étaient là. Ils fouillèrent la maison, appelèrent, faiblement d’abord, puis de toutes leurs forces et leur voix tremblait d’angoisse. Dans la cour, ils tournèrent autour des cadavres sans reconnaître celui de Salem. Pour retrouver Lygie, ils se dirigèrent vers le laboratoire, mais, dès l’entrée du vestibule, une odeur horrible les fit reculer précipitamment. La peur les ressaisit et ils dévalèrent la colline à toutes jambes. Ils s’arrêtèrent, hors d’haleine, dans un petit bosquet et s’endormirent aux bras l’un de l’autre, blottis parmi de hautes fougères.

Quand le froid de la nuit les éveilla, ils appelèrent encore leurs maîtres. Au matin, lentement, prudemment, se glissant d’un arbre à l’autre à travers les herbes, ils revinrent au Refuge, où ils apaisèrent leur faim. Puis ils cherchèrent encore Harrisson et Lygie. L’odeur des morts faisait frémir leurs narines et se hérisser leurs cheveux. Au crépuscule, ils regagnèrent la plaine, coururent jusqu’à un nouveau gîte.

Pendant toute une semaine, ils continuèrent ce manège. Ils étaient tristes, désemparés, presque malades ; seule, la joie de se nourrir animait quelque peu leurs gestes.

Les fruits abondants jonchaient la terre. Le huitième jour, les deux enfants ramassèrent des glands d’espèce délicate et des faînes énormes. Rassasiés dès l’aube, ils se prirent à jouer, dans la fraîche lumière, avec plus d’entrain que de coutume ; puis ils marchèrent au hasard dans la plaine.

Le lendemain, ils revinrent sur leurs pas ; une fois de plus, ils montèrent vers leur ancienne demeure. Un vent très lent, très bas, roulait des flots de pestilence. Des nuées de corbeaux tournoyaient et plongeaient avec des cris joyeux ; deux bandes de chiens se livraient bataille autour d’un tas d’ossements. Samuel et Flore se glissèrent pourtant jusqu’à la maison. Les vivres avaient été dévorés. En revanche, Flore trouva une de ses poupées, qu’elle prit en ses bras ; de son côté, Samuel découvrit un couteau et son jouet préféré, un rouet à feu fabriqué spécialement pour lui, d’après les indications de Harrisson.

Comme les deux enfants cherchaient encore quelques restes comestibles, un grand chien maigre surgit, les yeux flambants dans l’entrebâillement d’une porte. D’un bond, Samuel et Flore gagnèrent la sortie, et ils se sauvèrent sans regarder derrière eux.

Cette fois, ils allèrent très loin, franchirent une rivière sur un pont à moitié démoli et ne s’arrêtèrent qu’à bout de forces, sous un chêne aux branches courbées par le poids des fruits. Le tronc de ce chêne était creux et formait comme une petite grotte. Les deux enfants s’y blottirent pour la nuit. Le lendemain matin, ils n’eurent qu’à allonger le bras pour cueillir des glands exquis, très farineux et très sucrés.

Quand ils eurent mangé, Flore berça la poupée et Samuel, avec son rouet, alluma des herbes sèches. Puis ils songèrent au retour ; mais ils ne purent retrouver le pont sur lequel ils avaient passé, la veille.

Le jour était limpide et doux ; une petite cascade chantait. Flore se mit à chanter aussi, et Samuel fit ricocher des pierres sur l’eau. Ils mangèrent encore et burent. Puis, se tenant par la taille, ils marchèrent au-devant du soleil qui montait au bord arrondi de la terre.


Chaque matin, ils partaient ainsi dans la direction de la plus grande lumière.

Les caresses de leurs maîtres leur manquaient cruellement. Souvent encore, ils étaient tristes à cause de leur solitude.

Ils allaient, furtifs, dans le monde inconnu et semé d’embûches.

Un aveugle dont ils s’étaient approchés croyant reconnaître en lui le vieux Salem, leur avait parlé d’une voix épouvantable tout en lançant des pierres dans leur direction. Une autre fois, comme ils avaient trouvé des provisions dans une maison abandonnée, un chien s’était jeté sur Samuel et l’avait mordu.

Depuis ces aventures, ils évitaient les maisons, les routes, les hommes et les grosses bêtes menaçantes. De préférence, ils cheminaient à proximité des couverts par des pistes peu frayées.

Ils suivirent pendant assez longtemps une vallée boisée où coulait une large rivière, et ils arrivèrent en une région où les hommes étaient encore assez nombreux ; ils en rencontrèrent plusieurs qui semblaient tristes et très méchants. Pris de peur, ils s’enfuirent, et, sur un pont intact, passèrent la rivière. Les jours suivants, comme ils s’éloignaient de la vallée, ils tombèrent dans un immense charnier. L’odeur les chassa. Marchant vers le soleil de midi, ils arrivèrent sur des terres hautes d’où coulaient de gais ruisseaux. La région était déserte, parsemée d’ossements déjà blanchis. Ils y vécurent quelque temps et leur mélancolie se dissipa.

De toute part, les fruits merveilleux d’automne courbaient les branches. De lourdes pluies tombèrent, et puis ce fut encore la caresse du soleil. Les champignons perçaient la verdure, odorants comme des fleurs. Les animaux domestiques qui avaient échappé au désastre vivaient librement ; les oiseaux de basse-cour déposaient leurs œufs sous les buissons. Samuel et Flore assuraient, sans aucune peine, leur subsistance.

La joie habita leur poitrine.

Tout le jour ils jouaient et dansaient.

Flore, berçant sa poupée, lui tenait de longs discours rythmés. Samuel, avec son rouet, allumait des feuilles sèches et des branches résineuses. Et tous deux se penchaient sur la fleur tumultueuse du feu.

À la tombée du soir, ils gagnaient un gîte de broussailles ou se réfugiaient au creux de quelque tronc géant : De petits carnassiers rôdaient, que le moindre mouvement mettait en fuite. Souvent des chiens venaient flairer les deux enfants, des chiens maigres et hardis dont les yeux s’allumaient dans l’obscurité devant cette chair vivante. Samuel et Flore, qui avaient l’oreille fine et le sommeil léger, se dressaient alors, pleins de frayeur. Les chiens, à l’ordinaire, reculaient en grondant. Quelquefois, au contraire, ils venaient, l’échine humble, se couler aux pieds des tremblantes créatures verticales. Mais les deux enfants refusaient l’alliance ; ils grimpaient aux arbres, et, le jour venu, de la voix et du geste, ils chassaient les chiens.

Leur intelligence se développait lentement. Le langage rudimentaire qu’ils tenaient de leurs maîtres s’était plutôt simplifié, et ils demeuraient encore incapables de raisonnement véritable. Cependant, ils faisaient certaines comparaisons fort utiles. La nécessité les rendait ingénieux et adroits. Comme leurs habits s’en allaient par lambeaux et ne suffisaient plus à les protéger contre la fraîcheur des nuits, ils en recueillirent d’autres, des fourrures chaudes et légères qui traînaient aux abords des maisons détruites. Le rouet de Samuel n’avait d’abord servi qu’à leur amusement ; peu à peu, ils apprirent à utiliser les vertus du feu. La flamme fut leur amie qui ranimait leurs membres engourdis et donnait aux fruits une saveur nouvelle. Créer le feu et le nourrir devint une de leurs occupations principales. Il leur arrivait souvent de se passer du rouet allumeur. Harrisson, lorsqu’il étudiait leurs gestes, leur avait appris à tirer le feu des pierres et de certaines branches sèches, et Samuel était devenu, à ce jeu, d’une étonnante habileté.

Les premiers froids de l’hiver les surprirent dans la région des terres hautes. Un vent blessant les chassa, ainsi que de nombreuses bêtes, dans la direction du soleil de midi. Mais des montagnes très élevées se dressèrent sur leur route ; la terre fut plus aride, les fruits beaucoup plus rares. Les deux enfants durent attaquer de petits animaux. Ils souffrirent et leurs forces, au lieu de croître, déclinèrent. Pendant plusieurs jours, ils furent perdus au milieu d’un immense champ de neige. Le soleil ne paraissait plus ; leurs mains engourdies et maladroites ne parvenaient pas à tirer le feu des branches glacées. Ils grelottaient malgré leurs fourrures et ils avaient faim. Par bonheur, ils rencontrèrent une petite grotte au fond de laquelle ils dormirent longtemps, étroitement enlacés.

Lorsqu’ils quittèrent la grotte, amaigris et languissants, des bouffées de douceur leur caressèrent le visage : l’hiver lâchait prise. Ils s’engagèrent dans une vallée où les rongeurs pullulaient ; sans trop de peine, ils en capturèrent beaucoup et mangèrent avec avidité. Puis ils reprirent leur marche vers les terres chaudes.

Ils cheminèrent parmi de doux paysages, et la saison généreuse ramena la joie. Leurs membres avaient retrouvé la souplesse et une force accrue ; leur sang courait allègrement.

Ils rencontrèrent encore des montagnes, passèrent des fleuves, suivirent pendant quelque temps les beaux rivages de la mer.

L’hiver revint, mais non la cruelle neige ; la bonté du soleil demeurait épandue sur la terre.

Ils vivaient paresseusement. Ce n’était pas le goût des aventures qui les faisait voyager, ni l’attirance des horizons inconnus. Mais ils obéissaient aux volontés obscures de la terre et du ciel ; ils obéissaient au soleil, aux nuées, aux vents, aux saisons. Surtout, ils fuyaient les hommes. À plusieurs reprises, ils avaient été menacés, poursuivis ; aussi traversaient-ils aussi vite que possible les régions habitées, fussent-elles des plus hospitalières. Ils s’attardaient au contraire volontiers dans les cantons déserts.

Leurs sens, naturellement fort développés, acquéraient peu à peu une acuité singulière. Ils voyaient et entendaient de très loin, et leur odorat reconnaissait au passage de subtils effluves. Ils se laissaient surprendre de moins en moins souvent ; dès qu’ils soupçonnaient la présence des hommes, ils décampaient, agiles et silencieux.

Leur prudence était extrême ; leur courage, en toute occasion, assez bas. Même chez Samuel, aux heures de danger, l’instinct belliqueux ne s’éveillait point.

Les herbivores de grande taille excitaient leur méfiance. Il leur arrivait de rencontrer des bandes de chevaux, des troupeaux de ruminants, errant de pâturage en pâturage ; et souvent, quelque vieil animal, retrouvant devant ce couple humain ses habitudes domestiques, accourait quêter une caresse ou un ordre. Mais, aussitôt, les deux enfants se dérobaient.

Après les hommes, ils redoutaient par-dessus tout les chiens. Leurs bandes inquiétantes commençaient en effet à parcourir les plaines, où elles se livraient de violents combats. On en voyait qui passaient en trombe, les yeux en feu, à la poursuite de grands herbivores isolés. D’autres, hargneux, montaient une garde dérisoire près des anciennes maisons, vides de leurs habitants. D’autres enfin, le regard plein de détresse, hurlaient plaintivement et voyageaient à la recherche de leurs maîtres.

Un matin, Samuel et Flore, qui avaient passé la nuit sous un épais roncier, trouvèrent un grand épagneul sombre étendu à leurs pieds. Ils se dressèrent d’un bond, se sauvèrent à toute vitesse. Le chien les suivit. Tout en courant, ils lui jetèrent des pierres, et le chien s’arrêta, les regardant de ses beaux yeux tristes. Le lendemain, à leur réveil, il était encore là. Pendant plusieurs jours, il les accompagna ainsi, de loin, tantôt visible, tantôt invisible. Pleins d’inquiétude au début, ils finirent par se rasséréner un peu et ralentirent leur fuite. Un matin, ils s’enhardirent jusqu’à frapper le chien. Alors il se coula tout près d’eux, s’allongea sur le sol, s’offrant aux coups avec un frémissement de joie. Puis il partit comme une flèche et disparut dans l’ombre d’un fourré voisin. Il revint bientôt, portant dans sa gueule un lièvre encore chaud qu’il déposa aux pieds de Samuel. Les deux enfants avaient faim ; ils mangèrent le lièvre et quand ils eurent mangé, ils dansèrent et luttèrent. Le chien n’osait se mêler à leurs ébats, mais il sautait sur place et poussait de légers aboiements joyeux.

Durant les jours qui suivirent, il leur apporta encore du gibier. Les enfants ne le craignaient plus et vivaient dans l’abondance. Néanmoins, ils demeuraient distants, prêts à rompre le pacte.

Un soir, le chien tarda à reparaître. Ils eurent faim et s’endormirent pleins de tristesse. Le chien n’arriva que le lendemain matin. Il apportait un oiseau de belle taille, mais il avait combattu : du sang noir engluait les poils de ses oreilles et de sa gorge. Alors Samuel et Flore prirent de l’eau fraîche au creux de leurs mains et la versèrent sur les plaies. Et, à partir de ce jour, l’alliance fut complète.

Le nouveau compagnon s’habitua bientôt au nom de Ouaf.

La vie devint plus gaie et, en même temps, plus facile et plus sûre. Les voyageurs traversaient lentement des régions à peu près complètement inhabitées. Ils vécurent de longs jours paisibles sous un ciel limpide et clément.

Samuel et Flore fuyaient toujours les hommes et les animaux inquiétants par leur masse. Mais l’alliance avec le chien s’était élargie. Ouaf, à présent, avait une famille prospère, rapidement grandissante. Il y avait Bow, la mère, une grande bête fauve à lourde mâchoire, toujours en alerte et toujours prête au combat ; puis la tribu des jeunes, turbulents et bigarrés, chasseurs comme Ouaf ou braves comme Bow. Sur leur passage, les carnivores se cachaient ; les plus grands herbivores eux-mêmes rassemblaient leurs petits et prenaient le large.

Un jour, à la lisière d’un canton où vivaient encore quelques hommes, deux de ceux-ci, qui semblaient atteints de démence furieuse, poursuivirent Flore. Malgré la rapidité de sa course, elle allait sans doute être rejointe, lorsque Bow arriva comme la foudre et, derrière elle, plusieurs de ses fils farouches. Les deux hommes roulèrent sur le sol, la gorge ouverte. Flore fuyait avec Ouaf et les autres chiens et Samuel, à longues foulées, entraînait le groupe.

Samuel n’avait jamais l’idée de combattre…

Chaque saison le voyait plus grand et plus fort, mais il demeurait doux, prudent, furtif. Lorsque les chiens veilleurs donnaient l’alerte, il était debout le premier et, le premier, il prenait sa course, tirant Flore derrière lui. Au départ, lorsque rien n’entravait son élan, sa vélocité égalait celle des chiens les plus agiles. Ses jambes, longues et lisses, ne connaissaient pas la fatigue, et le souffle de sa poitrine semblait inépuisable.

Dans le même temps, Flore s’était également épanouie. Haute, avec une taille flexible, elle avait des flancs évasés, des membres ronds et charnus. Sa voix était plus ample et pleine de chaudes sonorités.

Un soir d’été, après de longs jours d’abondance et de paresse, comme ils jouaient avant le sommeil, Samuel, animé tout à coup d’une fureur inconnue, la poitrine grondante, maintint sous lui sa compagne. Et Flore, la gorge soulevée, les yeux pleins d’un ravissement angoissé, jeta sous les premières étoiles un long cri tremblant.

Ils devinrent plus indolents, moins avides de jeux, de courses et de luttes. Leur amitié pour les chiens se refroidit momentanément. Ils ne traitaient plus leurs alliés sur le pied d’égalité. Les chiens les nourrissaient ; eux acceptaient les offrandes mais demeuraient économes de caresses et refusaient de gambader avec les jeunes fils de Bow.

Flore avait des gestes harmonieux et lents. Couronnée de fleurs, elle se penchait sur l’eau des sources. Souvent, elle se cachait sous les arbres et Samuel, tout de suite anxieux, jetait son cri d’appel. Alors elle se laissait voir ; balançant son torse poli, elle avançait à petits pas, elle glissait, les hanches houleuses, les bras arrondis au-dessus de sa tête. Samuel bondissait vers elle et la terrassait.

À la fin de l’été, ils eurent une alerte : des hommes voyageurs furent aperçus dans le pays. Il fallut fuir, vite et longtemps. L’ardeur de leur sang s’apaisa. Flore, peu à peu, devint lourde ; puis ses flancs palpitèrent, et elle refusa tout à fait les jeux d’amour.

L’enfant jeta son premier cri, un soir, au moment de la renaissance du printemps, au fond d’une grotte tapissée d’herbes sèches. Flore l’attira près de sa poitrine et s’endormit, épuisée. Au matin, comme elle dormait encore, Samuel prit l’enfant et, sans bruit, le porta au soleil. Accroupi, il l’examina curieusement et il appela Ouaf. Le chien accourut, puis Bow ; bientôt toute la tribu forma le cercle autour de cette boule de chair vagissante. Bow comprit la première que c’était là le commencement d’un homme. Elle se coula tout auprès et flaira les membres roses ; puis, à petits coups rapides, elle se mit à lécher. Devant ce spectacle insolite, toute la tribu donna de la voix.

Alors un cri de désespoir et de fureur retentit dans la grotte. Presque aussitôt, Flore surgit à l’entrée et bondit au milieu du groupe. Bow roula sur le dos, chavirée d’un coup de pied ; Samuel recula précipitamment, la figure labourée.

Flore avait ressaisi son enfant. Elle l’éleva dans la lumière et le considéra. Puis elle avança vers la menue bouche rose une des pointes douloureuses de sa poitrine. Du lait gicla ; les petites lèvres s’ajustèrent sur la chair offerte.

Alors, Flore, apaisée, sourit à la tribu des chiens, assise en rond autour d’elle ; et elle sourit aussi à Samuel, qui, ahuri, essuyait du revers de sa main le sang de sa joue griffée.

L’enfant devint aussitôt le centre rayonnant de la tribu ; en lui battit le cœur de tous. Flore ne jouait plus qu’avec lui ; Samuel le maniait avec délicatesse. Les chiens furent ses esclaves ; dès qu’il eut la force de se rouler sur le sol, ils se battirent pour l’approcher. Ils déposaient à sa portée les plus précieuses offrandes. Bow, mère terrible, que Samuel et Ouaf eux-mêmes n’abordaient qu’avec précaution durant les premiers jours de l’allaitement, confiait à l’enfant ses derniers nés.

La prudence des guides s’accrut encore. Samuel montait aux arbres pour scruter l’horizon ; Ouaf, le museau levé, interrogeait les plus subtils effluves passagers.

La tribu ne craignait plus rien des grands herbivores, mais elle redoutait toujours l’homme.

Or, pendant de longs jours, l’homme ne fut jamais signalé.

Aussi, le zèle des veilleurs finit-il par diminuer. Et, par un soir d’été, où l’air était alourdi de puissantes odeurs forestières, Flore, tout à coup, se laissa surprendre allaitant son enfant…

Ce fut une fuite éperdue dans l’ombre épaisse de la forêt. Le lendemain, il n’y eut pas de nouvelle alerte, mais, lorsque l’aube revint pour la seconde fois, Ouaf signala des hommes dans toutes les directions.

Flore ayant dissimulé l’enfant dans les plis de sa fourrure, toute la tribu s’avança sous le vent. Bientôt un groupe humain fut en vue, barrant la piste suivie. Flore reconnut les femmes qui l’avaient surprise ; derrière les femmes se tenaient deux hommes blancs montés sur des chevaux. L’un de ces hommes, apercevant la tribu, jeta un cri ; sa main levée créa un feu vif et le bruit du tonnerre.

Déjà Samuel reculait ; mais au signal de l’homme blanc, d’autres bruits répondaient et des cris et des appels. Le danger approchait de tous les côtés à la fois. Cernée, la tribu se rassembla autour de Flore. En pointe, Bow, hérissée, avançait lentement ; puis venaient ses fils à lourde mâchoire, puis le couple humain, les chiens les plus jeunes, les chasseurs à long nez et enfin Ouaf, tête haute dans le vent.

Soudain, Bow chargea et, derrière elle, d’un élan terrible, le groupe fauve des combattants. Les trois femmes n’eurent pas le temps de chercher à fuir ; elles tombèrent, et les hurlements des chiens couvrirent les cris de leur brève agonie. D’un bond formidable, le plus hardi des fils de Bow s’était jeté sur le premier cavalier ; l’homme, désarçonné, avait à peine touché terre que Bow l’égorgeait. L’autre s’éloignait, de toute la vitesse de son cheval.

La piste était libre. Samuel, Flore et les chasseurs s’élancèrent ; une détonation augmenta leur frayeur et la rapidité de leur fuite. Ils atteignirent un fourré et s’y enfoncèrent.

Bow et les combattants rallièrent la tribu peu après, les crocs encore saignants. Ouaf manquait, frappé à l’arrière par une main invisible, maîtresse du tonnerre. Bow revint sur ses pas ; ayant trouvé le cadavre, elle le flaira longtemps, puis elle hurla jusqu’au soir. Quand elle eut rejoint les siens, elle fut pendant plusieurs heures inabordable.

La poursuite avait cessé. Personne, chez l’ennemi, n’avait vu l’enfant…

La tribu, cependant, continuait à fuir, cherchant des terres de solitude. Elle ne s’arrêta qu’après une très longue course, sur un plateau couvert d’herbages. Il y eut une grande sécheresse, et l’eau vint à manquer. L’absence de Ouaf, l’incomparable chasseur, se faisait cruellement sentir. La tribu souffrit.

Ce fut en ce lieu que Samuel apprit à combattre. Un jour, il se trouvait avec Flore, sous un arbre au milieu du plateau désert ; non loin d’eux, l’enfant rampait dans les hautes herbes. Ils étaient seuls avec les chiens derniers nés ; car, en ces temps de disette, tous les adultes poursuivaient le gibier rare. Samuel et Flore, amaigris, fatigués, somnolaient. Ils ne remarquèrent point deux hommes volants qui, sur de lents planeurs, glissaient silencieusement à faible altitude. Les deux hommes, soudain, s’arrêtèrent et vinrent atterrir près de l’arbre où le couple reposait. Puis ils coururent vers l’enfant et le saisirent. Émerveillés, ils élevaient le petit corps au-dessus de leur tête et leur joie éclatait à grand bruit. Flore et Samuel se dressèrent. La mère, avec un rugissement, bondit vers les étrangers. Samuel, déjà, avait pris sa course pour fuir… Un cri aigu de l’enfant l’arrêta net. Il revint, rompit au passage une lourde branche, et, avec une rapidité étonnante, il tua… Quand les deux hommes furent immobiles à ses pieds, il demeura un moment hébété, tout le corps tremblant ; puis il tourna autour des cadavres, s’en éloignant peu à peu, jusqu’au retour de Bow et des autres chasseurs. La tribu rassemblée, il cessa de trembler et gambada avec les chiens.

Pendant la nuit suivante, la pluie tomba abondamment. La tribu, désaltérée, reprit sa marche. Samuel allait en avant, précédant Bow, et il portait une massue grossière. Il échangea bientôt cette massue contre un lourd marteau de métal qu’il trouva sur son chemin. Ce fut, en ses mains, une arme terrible qu’il ne devait plus abandonner au temps de sa force.

La tribu traversa une région qui n’était pas complètement inhabitée ; plusieurs fois, on ne put éviter des hommes isolés. Surpris seul ou avec les chiens, Samuel fuyait. Mais, lorsqu’il était accomde Flore et de l’enfant, il chargeait sans hésiter et frappait à mort. Son autorité sur les chiens s’accrut ; chef de chasse, il imposa la discipline aux plus turbulents fils de Bow et les mena contre les grands herbivores.

Lorsque l’été revint, la tribu vivait tranquille au flanc ensoleillé d’une haute montagne. La contrée était d’abord difficile mais giboyeuse, et l’on n’y relevait jamais la trace des hommes vivants. L’eau coulait en ruisselets limpides ; des grottes offraient de sûrs abris. Les arbres fruitiers de toutes espèces couvraient les pentes. Sur les terres basses, poussaient abondamment des plantes porteuses de graines sèches, presque aussi nourrissantes que la chair des herbivores. Ceux-ci, d’ailleurs, ne manquaient point dans la montagne et la vallée. Ils y vivaient par bandes nombreuses et à peu près inoffensives ; il y avait Moûh le bœuf, Ouhin le cheval, Horoho le porc, Bêê à la chaude fourrure, d’autres encore.

Flore enfanta. Elle eut deux filles, si semblables, que la mère seule pouvait les distinguer l’une de l’autre. Elle les appela Hâ et Hahâ ; le premier-né, rieur, avait déjà reçu le nom de Bihihi.

Peu de temps après la naissance des jumelles, des hommes volants passèrent sur des planeurs que portait le vent de la vallée. Les jeunes chiens, imprudents, jetèrent vers eux leur menace. Mais Flore s’était cachée avec ses enfants, et les tristes passagers ne surprirent point le secret merveilleux de la montagne.

Flore ne se joignait plus aux voyages d’exploration ou de chasse ; elle n’aventurait jamais sa famille hors des couverts. Sous la garde de quelques chiens, elle demeurait à la grotte ; elle nourrissait le feu, pansait les éclopés, et elle apprenait aux enfants des chants et des jeux.

Au flanc de la montagne, elle enfanta plusieurs fois. Elle eut Nouhou, un mâle, puis deux filles, Voho et Ruhi. Vers le temps de la naissance de Ruhi, Samuel imposa à Bow vieillissante l’alliance avec Ouhin le cheval.

Et Samuel mena la chasse très vite et très loin.

Il lui arriva, un jour, de pénétrer dans une étroite vallée où un clan de chiens-loups poursuivait Horoho le noir. Samuel, monté sur Ouhin, frappa de son marteau les chiens-loups ; il y eut une terrible bataille. La tribu vainquit, mais non sans pertes douloureuse. Bow périt, ainsi que plusieurs de ses fils les plus ardents.

Les chiens-loups, de loin, suivirent leurs vainqueurs et, le lendemain, leurs hurlements menaçants se firent entendre au pied de la montagne. Ils s’établirent dans la vallée, barrant ainsi la route de chasse. Nombreux, patients, pleins de haine, ils assiégèrent la tribu, attaquant tous les isolés. Les expéditions lointaines devinrent impossibles. Or, depuis l’arrivée des chiens-loups, la région se dépeuplait. Horoho était introuvable ; Moûh s’éloignait vers d’autres pâturages, ses mâles redoutables protégeant les petits.

La tribu, affamée, descendit de la montagne, livra bataille et passa. Ouhin portait les enfants et on avançait vite. Mais les chiens-loups suivaient toujours. Il fallut encore se garder, combattre, et celui qui s’écartait ne revenait pas. Une imprudente fureur causa la mort de plus d’un fils de Bow.

Samuel cherchait des ruses.

Il attira les ennemis sur une vaste savane et, quand le vent accourut en face de la tribu, il créa rapidement le feu en plusieurs points. Le vent fit éclore d’innombrables fleurs rouges et les poussa jusqu’aux bords de l’horizon. Mangeant toutes les herbes de la savane, le feu chassa enfin les chiens-loups.

Cependant la région n’était pas sûre. La tribu erra longtemps. À plusieurs reprises, elle dut se cacher pour échapper aux regards des hommes volants. Elle contourna un vaste territoire où le feu avait tout dévoré. Des hommes marcheurs isolés, que le flair des chiens n’avait pu signaler et avec qui on se trouva soudain face à face, furent tués. De telles rencontres devinrent de plus en plus rares, et, bientôt, l’on cessa également d’apercevoir les hommes volants.

La tribu arriva dans une immense plaine boisée ; aucun homme n’y vivait. Elle s’y arrêta.

Samuel avait atteint sa plus grande force. Flore enfantait régulièrement. Hâ, Hahâ et les cadettes commencèrent aussi, à tour de rôle, à donner des fils et des filles. Puis Flore n’enfanta plus.

Bihihi avait dépassé Samuel en force et en vélocité. Ayant reçu, des mains de son père, le marteau de commandement, il était le premier chef de chasse.

Nouhou, au contraire, blessé dès sa jeunesse dans un combat contre Moûh, ne prenait point part aux grandes expéditions. Mais il était plein de patience et de ruse. Il fit l’alliance avec Moûh, son ancien ennemi, puis avec Bêê à la précieuse fourrure. Et il sut aussi attirer Horoho, qui vécut en familier.

Nouhou donnait des noms aux êtres et aux choses. Mieux que les femmes, il savait charmer les enfants par des cris continus et rythmés.

Et, par les doux soirs d’été, lorsque la plus belle des vierges menait, parmi les blancheurs vaporeuses de la lune, la ronde de ses sœurs nubiles, Nouhou accompagnait la danse d’amour d’un chant voluptueux et lent.