Les Hommes frénétiques03-01

Plon-Nourrit et Cie (p. 201-210).

TROISIÈME PARTIE
UNE GENÈSE

I

L’HUMANITÉ STÉRILE


L’humanité ne comprit pas, tout d’abord, qu’elle venait de recevoir le coup de grâce.

L’éclosion de féeriques divers avait recommencé ; des formations spontanées évoluaient un peu partout ; aussi, le système 13 avait-il envahi le monde sans que personne n’en conçût de particulières alarmes. Entre tant de manifestations dramatiques se succédant sans répit, les avortements ne pouvaient attirer spécialement l’attention ; d’ailleurs, les communications cinétéléphoniques devenant de plus en plus difficiles et précaires, l’universalité du fléau n’avait même pas été remarquée.

Le dernier épisode de la tragédie se déroulait dans une morne horreur. Tardivement dociles à l’enseignement du 4.48, les hommes détruisaient les centrales, les zones, les laboratoires et jusqu’aux réserves de substances radioactives patiemment accumulées au cours des derniers siècles.

Mais, soit que cette destruction fût trop brusque, soit que fussent rompus des équilibres insoupçonnés, soit pour toute autre raison, l’ébranlement de l’éther tellurique persistait. Ce ne fut qu’après une dizaine de jours que le monde retrouva son ordinaire stabilité et que disparut le dernier féerique.

La civilisation avait sombré. À part quelques rares avions, quelques installations privées de cinétéléphonie, tout était à peu près disparu de ce qui avait fait la puissance et l’orgueil de la société moderne. Au surplus, le monde était dépeuplé. Cent millions d’hommes, peut-être, demeuraient en apparence indemnes. En nombre deux ou trois fois plus grand, les victimes des derniers féeriques achevaient atrocement leur vie. De vastes régions étaient jonchées de paralytiques gémissants qui mouraient de faim et de soif ; en d’autres lieux, on ne trouvait plus guère que des aveugles. Des hallucinés, des fous, des monstres qui n’avaient même plus figure humaine erraient à l’aventure. Aucun des groupes sociaux n’avait subsisté. La famille n’existait plus que rarement. L’individu assurait sa subsistance au jour le jour et vivait en état de perpétuelle alerte.

Les infirmes et les grands déséquilibrés disparurent vite. Un mois après la destruction des centrales, la tranquillité régnait sur la terre dévastée. Les survivants ébauchaient d’humbles entreprises, organisaient silencieusement leur nouvelle existence. La vie était rustique, prudente, économe.

Mais cette léthargie ne devait pas durer. Une sourde inquiétude gagnait les plus clairvoyants. Certains médecins se rappelaient à présent l’étrange série d’avortements, causés, sans nul doute, par l’invasion féerique. Chacun, dans son rayon d’observation, pouvait constater qu’il ne naissait aucun enfant, qu’il n’y avait aucune promesse, aucune probabilité pour l’avenir.

Le malaise grandit très vite. Les dernières installations cinétéléphoniques furent fiévreusement utilisées, les derniers avions prirent l’air pour des voyages de recherches. Et l’on acquit bientôt cette certitude angoissante que le mal s’étendait à la terre entière. Cependant on voulut croire encore qu’il s’agissait d’une affliction temporaire et guérissable. Des médecins, des biologistes qui avaient, par miracle, sauvé une partie de leur outillage scientifique, procédèrent sur eux-mêmes et sur leurs proches à un examen minutieux des éléments sexuels. Partout le résultat fut identique : tous les sujets, hommes, femmes, enfants des deux sexes, semblaient irrémédiablement stériles ! Les savants ne purent tenir longtemps secrète la terrible nouvelle. L’angoisse gagna leur entourage ; des étrangers même accouraient à eux et demandaient impérieusement à subir l’examen.

Et, bientôt, par le cinétéléphone et les avions, mais aussi par on ne sait quelle intuition mystérieuse, chacun fut prévenu. La vérité éclata sur le monde comme une épidémie : l’espèce était condamnée à mourir !…

L’énormité de la sentence écrasa les hommes.

Certes, on venait de traverser une période d’immenses malheurs, on avait subi des souffrances effroyables ; tout cela demeurait néanmoins admissible, car ce qui avait été mis en question, ce n’était que la disparition plus ou moins rapide des individus. Mais, cette fois, la source de vie était tarie d’un seul coup ! Catastrophe pour laquelle toute habitude manquait ; catastrophe unique et qui dépassait l’entendement. Aussi l’effondrement fut-il complet. La mort d’innombrables individus n’avait fait que désagréger les groupements sociaux ; la seule annonce de la disparition probable de l’espèce disloqua immédiatement les âmes.

L’esprit d’entreprise s’éteignit aussitôt. Les humbles travaux commencés furent abandonnés.

Même chez les plus grossiers des hommes, chez des arriérés, des demi-fous, que n’eût pas dû atteindre, pourtant, le commun désespoir, une paresse étonnante fut la règle. L’activité devint, aux yeux de tous, chose absurde, douleur inutile et sans compensation. Le souci de prévoyance apparut comme une plaisanterie sinistre. Placé entre deux tâches nécessitant un effort égal, l’une d’acquisition, l’autre de destruction, l’homme optait généralement, sans remords et même avec une sorte de jubilation lugubre, pour la destruction.

Certaines régions désertes demeurèrent opulentes et parées ; mais, partout où vivaient encore des hommes, les riches jardins, les parcs harmonieux furent tristement saccagés. Pour cueillir un fruit, on abattait l’arbre ; on flambait une forêt pour dissiper une onglée ou même sans aucune apparence de raison, le geste étant au moins aussi naturel d’allumer un incendie que de l’éteindre. Les derniers vestiges de la civilisation scientifique disparaissaient. Les maisons intactes restaient ouvertes et n’abritaient que des hôtes de passage ; les réserves étaient gaspillées ; les animaux domestiques erraient, cherchant en vain quelque maître. Très vite, les moyens de communication rapide cessèrent tout à fait d’exister ; les glisseurs, avions, voitures, navires de tout genre, dont beaucoup étaient d’ailleurs inutilisables depuis la disparition des zones, furent abandonnés ou détruits. Il ne resta, çà et là, que de rares voitures à traction animale et de lents planeurs à voile d’un usage dangereux.

La terre redevenait libre, sauvage, vaste.

L’homme déchu, condamné, agonisait dans la tristesse et la laideur.

Chacun vivait, à l’ordinaire, isolément. Les dernières familles se dissociaient ; les derniers enfants, même jeunes ou infirmes, étaient fréquemment abandonnés par leurs parents. Des groupes éphémères se formaient parfois, mais c’étaient des désespérés qui se rassemblaient pour mourir, ou encore des malades qu’un instinct diabolique poussait à s’unir et à voyager afin de contaminer les autres.

Il arrivait souvent que le souci de conservation individuelle perdît sa force. Nombreux étaient ceux qui se suicidaient ; plus nombreux encore ceux qui se traînaient misérablement, lâchement, incapables d’assurer leur propre subsistance au milieu de la région la plus prospère.

L’intelligence rétrogradait. Les idées étaient plates, grises, confuses. Une sorte d’hébétude se constatait chez tous, une imbécillité homogène avec, parfois, des crises d’effervescence désordonnée. Ces crises confinaient souvent à la folie ; chez les moins déséquilibrés, elles constituaient toujours un état morbide, une révolte fiévreuse, le dernier jaillissement d’une flamme sur le point de s’éteindre. Cette activité momentanée et anormale de l’esprit s’exerçait ordinairement dans un sens maléfique ; les excités dressaient des plans de destruction, s’ingéniaient à découvrir des méthodes de vandalisme efficaces et rapides.

Quelques savants essayaient, de temps en temps, de reprendre pied et cherchaient le remède sauveur. L’idée d’une réussite inconcevable, miraculeuse, les soutenaient alors, et ils étaient presque heureux. Mais la plupart d’entre eux ne pouvaient garder longtemps cette attitude ; au bout de quelques jours, ils abandonnaient tout.

Chez les humbles, cette foi intermittente au miracle apparaissait plus rarement. Il arrivait cependant qu’un groupe accueillît quelque fausse nouvelle porteuse d’un étonnant espoir. Il y avait une heure de joie, une brève reviviscence ; puis le doute revenait très vite et, souvent, le groupe se désagrégeait avant que fût venu le démenti formel. Chacun se replongeait plus profondément dans la solitude et la détresse.

La moralité n’était plus qu’un mot désignant des habitudes indifférentes. L’homme, à cet égard, tombait au-dessous de toute créature animée. Les plus ordinaires vertus et les plus faciles étaient aussi les plus rares. Un certain héroïsme nonchalant se pouvait encore rencontrer assez aisément, mais la sincérité, le respect de la parole donnée, la plus élémentaire reconnaissance, ne se manifestaient que de loin en loin et, d’ailleurs, par pur hasard. Le juste ne semblait plus se distinguer de l’injuste. Toutes les actions pesaient le même poids.

Et tous les masques tombaient…

Aux heures, surtout, où l’individu sortait de son habituelle veulerie, les sentiments destructeurs se donnaient libre cours. Les mensonges, les trahisons, les haines, se dévoilaient cyniquement. Au sein même des très rares familles qui avaient échappé au désastre, les liens d’amour se brisaient ; de féroces antipathies ou des attirances monstrueuses, jusque-là énergiquement refoulées, arrivaient au jour.

L’instinct génésique, exaspéré, subissait d’effrayantes perversions. Partout où les survivants demeuraient en nombre, le mal de luxure atteignait son paroxysme. Aucune pudeur, aucune retenue, aucun dégoût ; une hideuse et morne confusion des sexes, des âges, des espèces. Des couples se formaient au hasard des plus sordides rencontres. Le viol suivi de meurtre était fréquent ; des enfants fuyaient éperdument devant des brutes à face humaine.

Les hommes étaient abominables, mais les femmes étaient pires. Elles en arrivaient tôt ou tard à une frénésie sanguinaire, à des accès de rage véritable. Le vice hilarant faisait chez elles de terribles ravages ; et, souvent, dans le silence des nuits, on entendait des rires lamentables, des appels nostalgiques, des cris rauques et d’une infinie tristesse, par quoi elles se conviaient mutuellement à des étreintes désespérées. Parfois, groupées en bandes, elles traquaient les mâles isolés, les frappaient avec une cruauté inouïe et les mutilaient. Presque toutes s’adonnaient ouvertement à la bestialité.

Il s’en trouvait, de temps en temps, pour simuler la grossesse ; à demi démentes, elles se donnaient le change à elles-mêmes et parfois réussissaient à persuader les autres. On les suivait alors, on les entourait de soins impérieux, on adorait leurs flancs sauveurs ; jusqu’au jour où, la supercherie découverte, on les écharpait férocement.

À mesure que les saisons succédaient aux saisons, sur toute l’étendue de la terre, le nombre des humains diminuait vite ; et les survivants, qui s’approchaient du terme fatal, sombraient dans la plus affreuse mélancolie et dans la débauche la plus immonde.

Les continents s’ignoraient. De région à région, il n’y avait que des échanges insignifiants, de lentes migrations de malades, des voyages d’agités, cheminant au hasard par les pistes les plus faciles.

Or, un soir d’été, sur la terre d’Europe, trois ribaudes presque folles, qui avaient, tout le jour, poursuivi un jeune garçon, s’arrêtèrent, stupéfaites, à la lisière d’une forêt…

Un couple sortait du couvert des arbres. L’homme à peau sombre, vigoureux et haut, semblait depuis peu hors de l’adolescence ; la femme, plus jeune encore, parfaitement belle et le visage heureux, allaitait un tout petit enfant !

Quand les ribaudes furent revenues de leur surprise, elles s’élancèrent du même mouvement vers la féerique apparition. Mais, déjà, le couple s’était enfui avec la surprenante agilité des bêtes sauvages. Et deux grands chiens fauves, qui avaient surgi d’un fourré, barraient la route, les crocs menaçants, prêts à combattre.