Les Hommes frénétiques02-04

Plon-Nourrit et Cie (p. 193-200).

IV

LA FUREUR DES AVEUGLES


La danseuse Sylvia montait vers le Refuge, guidant cinquante forcenés.

La veille, Lahorie, touché par le rayonnement d’un féerique, était mort sous l’uniforme des gens de maison, dans une crise de folie furieuse. Elle, moins gravement atteinte, avait échappé momentanément à la démence, mais s’était trouvée en proie, néanmoins, à une très violente exaltation. Rejetant les habits grossiers de fille de cuisine sous lesquels elle se cachait depuis la guerre africaine, elle avait revêtu une somptueuse tunique de reine d’amour, s’était parée de merveilleux bijoux, puis, incapable de demeurer en repos, elle était partie à l’aventure, riant, pleurant, dansant, chantant.

Or, la clameur de haine soulevée contre Harrisson avait frappé son oreille et aussitôt, sous le choc, la vieille blessure d’amour-propre s’était remise à saigner. Son exaltation s’était orientée ; un furieux désir de vengeance avait empli son âme.

Elle avait joint sa voix à celle des autres délirants, puis elle avait pris sa course vers le Refuge. Elle était arrivée seule à la centrale 0.48. Là, un féerique récent, d’action limitée mais très variable, venait de faire des victimes. De nombreux cadavres gisaient, des paralytiques se traînaient sur les genoux et sur les coudes ; des aveugles, les orbites à demi vidées, les muscles du visage à vif, couraient de tous côtés, les mains en avant, offrant à la fraîcheur de l’air leurs affreuses brûlures. Tous les blessés criaient à la trahison.

Sylvia s’était jetée parmi les aveugles, fouettant de la voix leurs colères. Et, bientôt, groupés derrière elle, ils avaient pris la direction du Refuge…

En tête de la colonne, Sylvia marchait, la main droite levée, les yeux pleins de flammes. Trois aveugles tenaient les pans flottants de sa tunique : les autres suivaient en titubant. Ses appels claquaient ; elle infusait à ses misérables compagnons toute sa haine.

— Lâche qui ne m’accompagne pas !… Harrisson vous a trahis, comme il m’a trahie, comme il a trahi tous les hommes ! Qu’il meure dans les tortures ! Suivez-moi ! Nous écraserons la bête, nous brûlerons la tanière !

Elle s’exaltait de minute en minute, approchait peu à peu de la folie véritable. Les aveugles se pressaient dans ce sillage de violence. Les hurlements de fureur dominaient les plaintes, les cris de désespoir, les éclats de rire des intoxiqués et des délirants.

— Malédiction sur Harrisson !… Qu’il meure !… Qu’il sente nos genoux sur sa poitrine !… nos ongles dans sa chair, dans ses yeux !…

Ils arrivèrent au Refuge. Le vieux Salem parut au seuil de la maison. Il dit, fort effrayé :

— Retirez-vous ! Celui que vous cherchez n’est pas ici.

Une bordée de cris le souffleta.

— Mort à Harrisson et aux siens !… Vengeance !…

Le vieillard voulut reculer, mais il n’en eut pas le temps : déjà, Sylvia s’était jetée sur lui et le poussait vers les aveugles. Les plus proches le saisirent ; il roula sur le sol, entraînant deux de ses bourreaux. Les autres s’approchèrent au bruit ; plusieurs trébuchèrent. Ceux qui restaient debout piétinaient ceux qui étaient tombés, frappaient au hasard, à grands coups de talon, avec des ahans féroces. Une femme à l’horrible visage dépouillé avait, comme une louve, égorgé Salem à coups de dents ; le sang de la carotide giclait encore dans ses cheveux. Un adolescent, ivre d’hilarants, hoquetait, en enfonçant ses pouces dans les yeux du cadavre.

À ce moment, Lygie quittait le laboratoire souterrain où, depuis une heure, elle suivait, pleine d’angoisse, les yeux rivés à l’appareil cinétéléphonique, la dernière et étrange tentative de Harrisson. Il avait fallu que les cris des assaillants devinssent tout proches pour qu’elle comprît ce qui se passait et qu’elle se décidât à remonter.

Lorsqu’elle parut à l’entrée du vestibule, Sylvia fouillait la maison. Guidés par sa voix furieuse, des aveugles suivaient les murs à tâtons et cherchaient à la rejoindre. Les autres, acharnés sur le cadavre de Salem et de leurs propres compagnons, s’entredéchiraient hideusement.

Lygie, devant cet affreux spectacle, demeura clouée sur place. Un aveugle, qui courait en hurlant, la frôla. Et soudain elle cria, elle aussi, éperdue d’horreur… Une angoisse brusque l’avait traversée comme une lame ; en un éclair, elle avait eu la vision d’un danger effroyable… Ce matin encore, espérant contre toute espérance, n’avait-elle point donné, une fois de plus, la chiquenaude créatrice ?… Les merveilleux appareils fonctionnaient, soigneusement isolés des zones publiques ; or, il suffisait d’un geste brutal, du geste d’un imprudent, d’un ignorant, d’un fou, pour mettre le laboratoire en communication avec l’extérieur. Et alors, le système 13 se répandrait sur le monde avec une facilité dont les invasions de féeriques grossiers ne pouvaient donner l’idée. Dans tout l’éther tellurique naîtraient instantanément les foyers stérilisateurs…

Coûte que coûte, il fallait interdire l’accès du laboratoire et, avec les précautions nécessaires, détruire les appareils.

Lygie s’élança… Mais un cri de démence s’éleva derrière elle ; avant qu’elle eût fait trois pas, deux mains s’agrippèrent à ses épaules. Sylvia, apercevant sa rivale, avait bondi.

— À moi ! criait-elle ; nous tenons la vengeance !

À sa voix, ceux qui s’étranglaient et qui se déchiraient lâchèrent prise ; ceux qui avaient roulé à terre se remirent debout ; presque tous les aveugles se rallièrent. Des hurlements de fauves déchaînés emplirent le vestibule.

Lygie eut la force de se retourner et sa voix monta dans le tumulte, à la fois suppliante et chargée de menaces.

— N’avancez pas ! Il y a danger de mort !… et plus encore !… un danger effroyable… pour tous les hommes !…

Des mains se crispèrent sur sa gorge. Dans la pénombre, elle vit, près de son visage, la face ardente de Sylvia ; et elle vit, un peu en arrière, les yeux vides et rouges, les bouches noires hurlant à la mort. L’haleine démoniaque d’une meute à la curée l’enveloppa comme une flamme.

Folle d’épouvante, elle se remit à fuir. D’un effort désespéré, elle entraînait Sylvia et deux aveugles accrochés à ses épaules. Elle atteignit le laboratoire. Sur la table d’expériences, presque à portée de sa main, une arme avait été installée par Harrisson, un pistolet lance-foudre braqué sur l’entrée du vestibule. Le salut peut-être !… Déjà elle allongeait le bras… Mais elle sentit des ongles s’enfoncer plus avant dans sa chair ; elle perdit le souffle, trébucha… La grappe humaine roula sur le parquet.

Les aveugles arrivaient. Les premiers, poussés par ceux qui suivaient, tombaient à leur tour. Lygie étouffait, foulée aux pieds, la gorge serrée dans un étau, un poids énorme sur la poitrine.

Les aveugles criaient :

— Vengeance ! Vengeance !

Un homme au visage sanglant, un géant que secouait le rire atroce des intoxiqués, avait trouvé sous sa main un lourd pilon d’acier. Il fit un moulinet au-dessus de sa tête et se mit à frapper au hasard.

Les hurlements de douleur et de rage redoublèrent. Soudain, Sylvia se tut, le crâne ouvert. Lygie, à demi morte, sentit vaguement se desserrer l’étreinte des doigts féroces. Elle ne souffrait presque plus. Le sang de Sylvia coulait sur son visage ; elle détourna la tête, râlant. Ses lèvres s’ouvrirent ; un peu d’air entra dans sa poitrine défoncée, un peu de vie… Et alors, une immense douleur se réveilla, un flot noir, horrible, submergea son âme : devant ses yeux révulsés, l’éclair du pilon avait jailli ! Le grand barbare aveugle faisait voler en éclats les cloches de sûreté et brisait les isolateurs ! Le système 13 envahissait le monde… Les destinées humaines allaient être accomplies. C’était la fin de toute joie comme de toute souffrance, le malheur irrémédiable… la mort !

— La mort !… la mort !…

Le mot expira sur les lèvres violettes de Lygie. Elle reçut un choc au front et sombra.

L’aveugle frappait toujours. Autour de lui, à portée de son bras, tous étaient tombés. Les survivants refluaient dans le vestibule. Il y eut un petit claquement, puis un sifflement sinistre, et des corps mous s’écroulèrent. Le pilon venait de heurter l’arme braquée : le pistolet crachait la foudre.

Un silence subit tomba. Seul l’aveugle massacreur était resté debout. Un souffle frais vint frapper son visage douloureux. Dégrisé, il s’inquiéta.

— Frères ! où êtes-vous ?

Le silence insolite le glaçait ; il répéta, haletant :

— Frères, où êtes-vous ?… Où suis-je, frères ?… Frères !…

Alors, derrière lui, s’éleva tout à coup une plainte étrange, inhumaine, un faible grelottement de détresse qui semblait venir de très loin, monter de quelque mystérieuse profondeur.

La peur prit l’homme aux vertèbres. Il lâcha son arme, bondit dans la direction du courant d’air. Piétinant les cadavres, tombant, rebondissant, il gagna la sortie et se sauva, à demi fou, les mains tremblantes, tâtonnant dans la nuit.

Derrière le rideau isolant, blottis tout au fond de leur chambre de jeu, Samuel et Flore, serrés l’un contre l’autre, sanglotaient sur une note haute et tremblée.


À mille mètres d’altitude, une minute à peine après son départ du 4.48, Harrisson se connut complètement aveugle et sourd et remarqua, en outre, que ses doigts gardaient mal le contact des objets. Les jambes mortes, il était étendu dans l’étroit monoplace, la main droite au gouvernail.

Son esprit demeurait agile, mais travaillait de façon inattendue, comme s’il eût été enrichi par de mystérieux apports nouveaux.

L’avion, pointé en direction du Refuge, entra dans un fort courant transversal et fut légèrement déporté vers le nord. Aussitôt, un frémissement douloureux parcourut les doigts du pilote ; il inclina vers la droite… Son mouvement avait eu la rapidité d’un réflexe. La douleur cessa et Harrisson eut la certitude de diriger son avion plus sûrement qu’il n’eût pu le faire à vue.

De la main gauche, qui demeurait libre, il chercha un des hublots d’avant. Par l’étroite ouverture, ses doigts tâtonnèrent dans le vide. Il ne sentit point la fraîcheur du vent sur sa peau, mais, au contraire, une légère sensation de brûlure qui l’eût bien étonné une heure plus tôt, et qui lui semblait à présent toute naturelle.

Ses doigts s’écartèrent, s’orientèrent lentement sans intervention de sa volonté. Et, peu à peu, la nuit où il était plongé se peupla d’apparences fantastiques.

Ce qu’il distinguait au-dessous de lui ne rappelait en rien les formes banales du monde. Nulles lueurs ordinaires ne délimitaient les contours. Et, cependant, ce n’était pas le chaos. Les sensations nouvelles, instantanément élaborées, lui procuraient des certitudes étranges qui ne concernaient ni l’espace ni le temps humainement concevables, mais qui, derrière de mouvantes illusions, s’appliquaient à une mystérieuse et formidable entité.

Sa pensée bouillonnait, se dilatait à l’infini. Il souffrait confusément ; il avait l’impression qu’il était au cœur douloureux du monde et que, de toute part, des vibrations inconnues convergeaient vers lui.

Quelques sensations se précisèrent. Une souffrance humaine, étroite, aiguë, perça, comme un rayon, son angoisse vague : il entrait en communication avec Lygie. Il vécut l’horrible scène, perçut la fureur des assaillants, la démence de Sylvia ; des doigts aux ongles pointus le cravatèrent ; la poitrine défoncée, il râla… Puis une horreur indicible fit tressaillir toutes ses fibres… Enfin, un choc au front le plongea, pendant quelques secondes, dans une complète nuit.

L’avion tombait ; il se redressa soudain, monta presque verticalement, à grande vitesse.

Une main crispée sur le gouvernail, Harrisson fuyait la terre des hommes stériles. Toute souffrance de nouveau concentrée en son cœur, il fuyait la terre, d’où montait vers lui la rumeur immense et unanime des malédictions.

Il acheva de mourir aux déserts vertigineux du ciel, dans le fracas d’une désintégration explosive. Il y eut une grande flamme dévorante. Des gaz lourds et des cendres descendirent lentement se mêler aux nuées.