Les Hommes frénétiques02-03

Plon-Nourrit et Cie (p. 152-192).

III

LES MÉRIDIENS CONTRE LES PARALLÈLES


Les ravages de la guerre confondaient l’imagination ; ils effaçaient les souvenirs lamentables du crépuscule chrétien.

Aucun alignement africain ne demeurait intact. Presque toutes les maisons étaient détruites ; détruites aussi ou gravement endommagées, les voies terrestres de communication, les centrales nationales, les principales exploitations agricoles et maraîchères, les stations distributrices de toute sorte.

Parmi la population survivante, on comptait peu de gens absolument valides. Ceux qui, par miracle, avaient échappé aux armes de choc, aux épidémies et au rayonnement féerique étaient épuisés par l’angoisse, la fatigue et la faim.

Si la catastrophe n’avait point encore ramené la société, dans son ensemble, à la sauvagerie, elle l’avait, du moins, fortement ébranlée.

L’immense plaie africaine saignait laidement au flanc de l’humanité ; elle n’allait pas tarder à provoquer des réactions confuses, une fièvre permanente dont la malignité ne ferait que croître.

Au début, les secours vinrent de tous les côtés. Aucune difficulté, aucun danger ne rebutaient le zèle ardent des premiers sauveteurs. Dix jours après l’arrêt, des hostilités, la population africaine était, à peu près partout, sauvée de la famine et, déjà, les services sanitaires universels enrayaient les épidémies.

Ce n’était là qu’une partie de la tâche, la plus urgente, sans doute, mais aussi de beaucoup la plus facile. La restauration des pays dévastés était une entreprise autrement complexe.

Une commission mondiale d’ingénieurs spécialistes avait, dès la première heure, dressé un plan général, excellent au point de vue technique. Les rivalités nationales ou politiques rendirent ce plan pratiquement inexécutable.

Dans le même temps, en effet, que de charitables particuliers accouraient, sans aucune arrière-pensée égoïste, au secours des victimes, les gouvernements nationaux et les chefs de partis songeaient à profiter de la situation nouvelle. Ce grand pays d’Afrique où tout l’édifice social venait de s’effondrer, ce pays autrefois si riche et qui ne pouvait manquer de retrouver sa prospérité à bref délai, c’était là une proie bien tentante offerte aux mégalomanes.

Certes, aucune nation n’avait le moindre intérêt matériel à établir son autorité au-delà de ses frontières ; pareille entreprise comportait, au contraire, de sérieuses difficultés et les plus grands risques. Les rêves de domination, utiles peut-être pendant des millénaires, encore explicables aux premiers temps chrétiens où chaque groupe d’hommes assurait péniblement sa subsistance, ces grands rêves barbares n’étaient plus, à l’époque moderne, que dangereuse et flagrante absurdité. Mais ils semblaient aussi une fastueuse imprudence, un principe de vie ardente, un rajeunissement poétique des races. Et, à cause de leur absurdité même, ils échauffaient le cœur des peuples nouveaux, ce cœur toujours rustique, toujours orageux, étonnamment arriéré.

Les deux gouvernements méridiens d’Europe et d’Asie qui, avant la guerre, avaient recueilli de nombreux émigrés africains se trouvaient dans une situation privilégiée. Ouvertement, ils favorisaient le retour des émigrés et les soutenaient dans leurs revendications les plus audacieuses. En même temps, ils encourageaient, dans tous les pays du monde, une propagande méridienne intense.

Le parti parallèle, en effet, directement responsable de la guerre africaine, ne sortait pas grandi de l’aventure. Partout où il détenait le pouvoir, les minorités brimées s’enhardissaient, regardaient vers l’Europe orientale et l’Asie centrale, vers la double citadelle d’où l’esprit méridien recommençait à rayonner sur le monde.

En Afrique, dès le 25 août, à l’arrivée des universels, toute apparence de gouvernement s’était évanouie. L’organisation des premiers secours avait dû se faire du dehors, un peu au hasard, aucune autorité locale ne se trouvant là pour offrir sa collaboration. Mais bientôt, on avait entendu la voix impérieuse des émigrés. Bien que la plupart d’entre eux fussent naturalisés Européens ou Asiatiques, ils prétendaient parler au nom de leurs compatriotes africains et se substituer aux autorités parallèles défaillantes.

En Afrique du Sud, leur succès fut immédiat et fort aisé.

Après un simulacre de consultation populaire, un triumvirat provisoire prit le pouvoir et chargea une commission législative, composée exclusivement d’anciens émigrés, de jeter les bases d’une constitution nouvelle. Épuisée, inerte au milieu de ses ruines, la population demeurait indifférente à ce changement de maîtres.

En Afrique du Nord, l’entreprise fut un peu plus difficile. La question religieuse la compliqua dès l’abord. Des îlots musulmans se formèrent, qui recevaient comme à regret les secours de l’étranger et qui s’isolaient le plus possible du reste du monde. D’autre part, le voisinage immédiat de la république parallèle d’Europe occidentale gênait les menées méridiennes. L’Espagne et l’Italie du Sud se détachaient de la masse africaine. Les émigrés ne contrôlèrent véritablement que la zone méridionale des territoires lahoristes. La nation africaine du Nord s’était émiettée.

Cependant, les émigrés du Sud assuraient leur domination. À peine formé, le nouveau gouvernement avait donné à sa politique une orientation inquiétante.

Le triumvirat se tenait en constante liaison avec les dictateurs méridiens étrangers et il en recevait directions et subsides. La commission législative avait mis sur pied une constitution calquée sur la constitution de l’Europe orientale et qui devait permettre à l’autorité méridienne, centralisée à l’extrême, de s’imposer durement aux masses parallèles. Enfin, les meneurs sudistes ne cachaient pas leur intention de tendre la main aux émigrés du Nord pour remédier, disaient-ils, à l’anarchie où la société lahoriste avait sombré.

Tout cela demeurait encore à peu près théorique, mais la tyrannie méridienne n’en menaçait pas moins le continent africain et même le monde entier par la constitution projetée d’un bloc solide et continu dont le centre géographique serait l’Europe orientale.

Les gouvernements parallèles s’alarmèrent et, sans tarder, montrèrent par des actes qu’ils entendaient résister à la manœuvre. Endémios s’était réfugié en Amérique du Sud ; le triumvirat qui, dès la première heure, l’avait mis en accusation, demanda son extradition. Les Américains refusèrent nettement ; ils déclarèrent que toute entreprise des méridiens contre Endémios exposerait ses auteurs à des sanctions sévères et immédiates. Les Européens occidentaux se portèrent garants, dans les mêmes conditions, de la sécurité de Lahorie et de ses gens qu’ils avaient accueillis ; en outre, comme des propagandistes méridiens tentaient des menées indiscrètes en Espagne et en Italie, ils les firent arrêter sans avertissement.

À partir de cette heure, les incidents succédèrent aux incidents. Les rivalités nationales n’étaient pas les seules ni même les principales causes de trouble ; les querelles politiques qui agitaient chaque pays compliquaient à l’extrême une situation déjà fort confuse.

L’œuvre de restauration africaine se trouva définitivement compromise. Les grands agriculteurs et les ingénieurs chargés de la distribution des secours étaient journellement en lutte contre les agents des transports, qu’ils fussent ou non leurs compatriotes. Les conflits d’autorité se multipliaient ; de continuelles frictions paralysaient tous les efforts.

Une immense entreprise internationale de constructions provisoires qui devait, en quelques semaines, fournir le logement aux sinistrés, échoua misérablement avant même que fussent édifiés les hôpitaux indispensables, les magasins du ravitaillement et les établissements publics nécessaires à l’utilisation intensive du réseau général.

Aussitôt, des sociétés privées entrèrent en jeu. Il s’agissait, en réalité, d’entreprises nationales subventionnées plus ou moins franchement par les différents gouvernements. Chaque pays poussait les siens, cherchait à se tailler une zone d’influence, à créer, sous une forme ou sous une autre, une colonie africaine. Les deux gouvernements méridiens, qui avaient partie liée avec le triumvirat, furent vite en mesure d’évincer leurs rivaux. Les Américains du Sud, les Australiens et les Européens occidentaux en appelèrent alors à la Commission d’arbitrage. Par malheur, ils n’attendirent point sa décision ; aussitôt formulée leur réclamation, ils réagirent directement. Leurs agents propagandistes réussirent à soulever, contre les ingénieurs, les ouvriers subalternes des constructions provisoires ; si bien que les matériaux, arrivés cependant à pied d’œuvre, demeurèrent encore inutilisés.

La querelle, d’ailleurs, eut une répercussion violente dans les deux pays méridiens. Des grèves à tendance politique éclatèrent et le mouvement atteignit peu à peu une ampleur considérable. Les sous-agents des transports et de la météorologie, les gens de maison, le petit personnel des centrales, les vitrificateurs se joignirent tour à tour aux ouvriers du bâtiment. Ce fut, en Europe orientale et en Asie centrale, une mobilisation de tous les éléments agressifs de la minorité parallèle.

Malgré les encouragements venus de l’étranger, les grèves échouèrent. Réagissant avec énergie, par leurs milices composées d’hommes sûrs et par les grandes associations agricoles et distributrices qui menaçaient d’affamer les parallèles, les gouvernants désagrégèrent le bloc ennemi et brisèrent le mouvement.

Les gens de maison et les ouvriers des centrales cédèrent les premiers, puis ce fut le tour des météorologistes et des agents subalternes du bâtiment. Ils perdirent dans l’aventure les dernières libertés qui leur restaient.

Les vitrificateurs et agents des transports résistèrent plus longtemps. Ils ne vinrent à composition qu’après de nombreux actes de sabotage et de vives échauffourées où les miliciens firent usage de leurs armes.

Les gouvernants abusèrent de leur victoire. À la suite de jugements sommaires, des peines cruelles frappèrent ceux des vaincus qui s’étaient montrés particulièrement opiniâtres. Une centaine d’agents vitrificateurs ou des transports furent exécutés ; plus d’un millier condamnés à la correction psychique. Pour les autres, la situation devint bientôt intenable. Plutôt que de subir des brimades journalières, beaucoup préférèrent s’expatrier. Vingt mille personnes allèrent ainsi porter à l’étranger leur haine de la dictature méridienne.

Par ces émigrants, l’agitation politique, déjà si vive dans le monde entier, gagna encore en intensité.

Toute action internationale concertée étant, de ce fait, devenue impossible, les plans de reconstruction africaine furent complètement abandonnés. Le ravitaillement en denrées indispensables s’opérait encore grâce à des dévouements privés, mais d’interminables lignes de décombres marquaient toujours la place des habitations détruites. Les usines semblaient mortes à jamais et une triste végétation sauvage envahissait les jardins merveilleux de la zone équatoriale, naguère les plus beaux du monde.

L’Afrique, cependant, servait encore de champ clos ; là, en effet, se heurtaient, plus âprement qu’ailleurs, les deux grands partis qui se partageaient la planète. De jour en jour, les rivalités nationales perdaient de leur importance ; chaque gouvernement parlait, non point au nom de tout un peuple, mais au nom du parti au pouvoir. Aussi, malgré l’enchevêtrement des intérêts et des passions, on assistait à la formation de deux camps nettement opposables dont les fluctuations incessantes de la politique modifiaient d’ailleurs les contours : d’un côté, les puissances parallèles dont les Américains du Sud et les Australiens étaient les champions les plus entreprenants ; de l’autre le bloc méridien, moins important en apparence, mais plus compact et soutenu chez l’adversaire par des minorités grandissantes.

Pour chaque groupe, la restauration des régions dévastées n’était plus qu’un prétexte à des tentatives de domination.

Des rixes éclataient, particulièrement fréquentes en Afrique. Des accidents mystérieux se produisaient dont les causes n’étaient point passionnément recherchées par les gouvernements responsables.

Et, cependant, le ton des conversations diplomatiques demeurait, sinon courtois, du moins à peu près correct… Il n’était question que de justice, d’arbitrage, de droit des gens ! Une prudente hypocrisie masquait la rudesse des intentions. Le cataclysme qui venait d’ensanglanter l’humanité était trop proche, ses effets trop visibles encore, pour qu’on osât parler de guerre. Personne ne souhaitait sciemment la guerre. Aucun gouvernement n’eût songé à en assurer l’effroyable responsabilité. Lutte politique, disaient les grands meneurs ; opposition doctrinale et non point haine de peuples. Et ils disaient encore, comme au cours d’une simple période électorale : il ne s’agit pas de se battre, mais de se compter.

Par malheur, rixes, complots, attentats, soulèvements se multipliaient ; et, cela, non seulement sur la terre d’Afrique, où tourbillonnaient comme une écume bigarrée les éléments les plus agités de toutes les races, mais partout, même dans les régions les plus calmes où l’autorité gouvernementale demeurait encore solidement assise. Dans chaque pays, la minorité, brimée par le parti au pouvoir et travaillée par la propagande étrangère, tentait des redressements violents, cherchait par tous les moyens à chasser les maîtres de l’heure.

La doctrine méridienne gagnait toujours du terrain.

En Asie méridionale, les deux partis étaient arrivés à égalité.

En Amérique du Sud et en Australie, les grands agriculteurs formaient une minorité puissante et active ; le gouvernement parallèle gardait péniblement ses oppositions et semblait à la merci d’un coup d’audace.

En Amérique centrale, où le système du référendum fonctionnait toujours, les votes populaires se succédaient d’heure en heure, apportant à la commission exécutive permanente des indications saugrenues et contradictoires. Après quinze jours d’une anarchie complète, une poignée d’agitateurs méridiens s’empara du pouvoir. Les consultations populaires furent supprimées et la dictature d’une oligarchie méridienne commença de peser sur le pays. Les fonctionnaires de la commission permanente, personnages falots, habitués depuis longtemps aux fluctuations quotidiennes de la politique, s’étaient laissé destituer sans résistance. Mais une partie de la police résista ; quelques-uns des principaux ingénieurs chefs de légion, qui avaient juré fidélité à la constitution parallèle, se dressèrent énergiquement contre les usurpateurs. Ils réussirent bientôt à entraîner leurs troupes, à soulever aussi les spécialistes des transports et du cinétéléphone. La masse de la population demeurait flottante ; elle suivait, sans y prendre une part active, la lutte des deux factions rivales, formées d’éléments encore peu nombreux, mais audacieux et résolus à vaincre.

Il y eut tout de suite des troubles sanglants. Deux partis de miliciens se rencontrant par hasard, sans autres armes que des matraques de police, s’affrontèrent néanmoins en bataille rangée, tels des guerriers barbares des âges les plus reculés. Cette affaire, à la fois dramatique et burlesque, fut suivie de rencontres beaucoup plus graves où les armes des miliciens causèrent des ravages, non seulement parmi les combattants, mais aussi parmi la population paisible.

Chaque parti recevait ouvertement les secours de l’étranger. Des fuyards, qui gagnaient les pays voisins, en revenaient réconfortés, armés, encadrés. Des quatre coins de l’horizon surgissaient d’inquiétantes figures d’aventuriers. Les forces en présence grandissaient vite du fait de ces renforts continuels. Leur action violente aggravait dans le monde entier l’état de fièvre consécutif à l’aventure africaine. Dans tous les pays, les soubresauts de la vie politique se faisaient plus rapides et plus durs. Le Parlement mondial et la Commission d’arbitrage, où se heurtaient comme partout les deux grands courants d’opinion, étaient paralysés.

Cependant, on se refusait toujours à envisager l’éventualité d’une guerre véritable. La claire vision du danger ne s’imposait point aux foules ; elle échappait même à d’assez bons esprits. Le chauvinisme national, cause directe de la récente catastrophe, étant masqué par la passion politique, on ne voyait dans les discordes actuelles que les conséquences d’une agitation un peu vive des partis. On maudissait la guerre ; et, aux Nouvelles Générales, les prêches pacifistes alternaient curieusement avec les discours enflammés des plus imprudents polémistes.

D’heure en heure, le mal empirait. Ce qui subsistait des organismes internationaux disparaissait ou était voué à une complète impuissance. La police universelle, travaillée par la propagande des deux partis, constituait plutôt un élément de désordre. Le moindre incident pouvait avoir un retentissement énorme.

Si aucune action de guerre véritablement importante ne s’engageait encore, la lutte, cependant, débordait partout le cadre national. Les protestations diplomatiques se multipliaient au milieu de l’inattention générale. La partie ne se jouait plus entre pays rivaux, mais entre champions de deux camps qui englobaient toute la population mondiale. Des Asiatiques et des Européens étaient mêlés aux discordes américaines ; des Américains et des Australiens menaient la lutte contre les dictateurs méridiens de l’ancien continent. Endémios, qui se cachait parmi la population parallèle brésilienne, était enlevé par des aviateurs jaunes au service du triumvirat africain ; délivré par des Australiens, repris par des partisans méridiens d’Asie, il disparaissait dans une rencontre entre policiers universels, au-dessus de la mer de Chine.

Menacé du même sort, malgré la protection du gouvernement parallèle d’Europe occidentale, Lahorie faisait répandre le bruit de sa mort et, sous un déguisement, se terrait avec sa favorite, la danseuse Sylvia, dans un alignement parallèle français, non loin du Refuge.

Les chefs de parti ne trouvaient nulle part la sécurité complète, car les violations de frontière ne se comptaient plus. Bien que toutes relations fussent rompues entre l’Asie centrale et l’Amérique du Sud, les minoritaires jaunes, qui avaient recommencé la lutte contre la dictature méridienne de leur pays, recevaient d’Amérique les secours de leurs coreligionnaires politiques ; en revanche, les agriculteurs asiatiques donnaient la main aux éleveurs des pampas. La situation, en apparence toujours extrêmement confuse, évoluait pourtant dans le sens de la simplification. Les deux camps accusaient de plus en plus leurs singularités.

Une grève de producteurs maraîchers à laquelle prirent part, bientôt, presque tous les ingénieurs et les chefs de culture du monde entier, fit entrer la lutte dans une phase nouvelle. Provoquant des réactions vives et d’immense amplitude, elle marqua le début d’une série de malheurs irréparables.

Les heures frénétiques approchaient où toute civilisation devait sombrer et où serait mise en question l’existence même du grand primate astucieux et dominateur, puissant, pendant des millénaires, par son lourd cerveau inquiet où le rêve de la vie s’agençait en systèmes indéfiniment perfectibles.


On glissa, par degrés insensibles, de l’agitation politique violente à l’état de guerre véritable.

Au début, chaque parti prétendait agir seulement par des moyens de pression énergiques, contraires peut-être au droit des gens, mais excluant néanmoins le recours aux armes offensives. Ce fut le temps des grandes grèves : grèves des maraîchers, des producteurs agricoles, des éleveurs, grève des distributeurs ; ripostes immédiates des transports généraux, de la météorologie, du cinétéléphone, des centrales industrielles. Les méridiens menaçaient d’affamer la société, les parallèles de l’énerver. Des incidents tragiques ne pouvaient manquer de se produire. En plusieurs régions, les producteurs furent expropriés par la force ; ailleurs, ils résistèrent victorieusement. On pendit les distributeurs et l’on mit à sac des réserves clandestines. Les agents des centrales traquaient les artisans à domicile, gens de méridiens, et détruisaient leurs installations.

Peu à peu, tous les groupements qui essayaient de garder la neutralité se virent, quelle que fût leur répugnance, amenés à prendre parti. Au bout de trois semaines, la mêlée était générale ; la société allait à l’abîme.

Et cependant, il se trouvait encore des gens pour soutenir qu’il s’agissait d’un trouble de croissance un peu grave, d’une épreuve d’où l’humanité sortirait purifiée, pourvue de disciplines nouvelles et salutaires !

On se refusait à avouer l’état de guerre.

La situation, il est vrai, était sans précédent. Ni les médiocres aventures nationales de l’ère préscientifique, ni les anciennes discordes religieuses ou civiles, ni la grande guerre mondiale du crépuscule chrétien, ni même la récente guerre africaine ne pouvaient se comparer à cette effervescence totale, à ce duel étrange où les deux partis étaient partout en contact et dans l’impossibilité de prendre du champ.

La première période de la lutte fut chaotique. Aucun plan d’ensemble, aucune discipline, aucune suite logique dans la conduite des opérations. Des chefs d’un jour surgissaient soudain et, aussitôt débordés, replongeaient dans l’obscurité ; des groupements affolés passaient de la terreur à une fureur aveugle ; on constatait de brusques paniques et des ruées barbares, de hideuses trahisons et des dévouements sublimes, un halètement formidable des masses, entraînées par des forces en apparence fatales, vers d’inconcevables aventures.

Les événements s’enchevêtraient inextricablement dans l’espace et dans le temps. Ils déroutaient toute prévision. Alors que des tentatives importantes échouaient, il n’était pas rare de voir des chocs légers se répercuter étrangement, la violence se propager par ondulations d’amplitude croissante.

Pendant cette période, dont la durée n’excéda pas quinze jours, toutes les formes de combat furent employées et toutes les armes ; à l’exception pourtant de l’arme mystérieuse qui, dans la récente guerre africaine, avait frappé le monde d’une subite épouvante : les systèmes féeriques ne devaient apparaître que plus tard.

Malgré le contact permanent des partis, il y eut des empoisonnements gazeux, de folles attaques microbiennes, des vols de torpilles, de formidables orages artificiels détruisant en quelques minutes les richesses d’une région, méridiennes ou parallèles. On frappait au hasard, le plus violemment possible.

Bientôt, cependant, certaines armes, aussi dangereuses pour l’assaillant que pour l’ennemi visé, furent à peu près abandonnées. C’est ainsi que l’on renonça vite aux attaques microbiennes, aux gaz toxiques et aussi aux torpilles à longue portée, d’un emploi peu sûr à cause de la multiplicité des barrages énergétiques.

La seconde période de la lutte commença. Immense drame aux péripéties innombrables et généralement brèves ; sorte de guérilla universelle entremêlée de singulières accalmies locales pendant lesquelles se faisaient encore entendre des appels à la justice, des prêches fraternels ou bien des apostrophes véhémentes et de terribles menaces.

Les centrales productrices d’énergie publique et les zones du réseau général, richesses communes que chaque parti considérait, non sans raison, comme l’armature indispensable de la civilisation moderne, étaient encore épargnées. Règle empirique du nouveau jeu de guerre, dictée par un reste de prudence et surtout par l’illusion tenace que les troubles de l’heure n’étaient que fièvre passagère, après quoi, l’humanité, débarrassée d’impedimenta morbides, repartirait allègrement vers de nouveaux destins.

La plupart des voies de communication demeuraient donc indemnes. Elles servaient cependant fort peu, car le moindre voyage par voiture publique, aérienne ou terrestre, était une entreprise périlleuse ; les abords des grandes gares de croisement, en particulier, servaient continuellement de champs de bataille.

On se battait partout, du reste, de l’équateur aux pôles, sur la terre, dans les hauteurs de l’air et même dans les couches accessibles des océans.

On se battait entre voisins, d’un alignement à l’autre et, parfois, la lutte prenait alors une tournure assez singulière. En certaines régions un peu isolées, il n’était pas rare, en effet, de voir appliquer, avec discrétion, des règles secondaires adaptées aux circonstances locales. Et il arrivait que l’on se battît assez mollement. Un commun égoïsme conservateur tempérait l’ardeur des adversaires. Il y avait des trêves tacites, des périodes de prudente expectative durant lesquelles on attendait que la victoire vînt couronner l’héroïsme de partisans lointains. La crainte des représailles empêchait d’employer les armes les plus perfectionnées qui eussent détruit, non seulement les hommes, mais encore toute apparence de civilisation. Les effrayants pistolets lance-torpilles étaient parfois remplacés par d’antiques et énormes mitrailleuses à poudre azotée qui faisaient beaucoup de bruit et peu de mal.

Prudence vaine, hélas ! car le danger ne venait pas seulement du voisinage immédiat, mais bien de tous les points de l’horizon.

D’ailleurs, de tels pays, où l’on se battait avec un courage économe et comme à contrecœur, constituaient l’exception. La plupart du temps, la lutte entre compatriotes était atroce. Des deux côtés, on possédait en abondance des substances à désintégration instantanée. La violence des explosions rendait toute défense inutile et l’assaillant frappait à coup sûr. Les alignements importants du réseau principal croulaient les premiers ; puis, venait le tour des habitations isolées, bâties en chapelets irréguliers le long des lignes secondaires. La destruction appelait la destruction ; la première maison tombée, le sort des autres était fixé sans appel ; en quelques heures, elles disparaissaient.

Les grottes de secours n’offrant, en cette guerre étrange, qu’une sécurité illusoire, la population sans abri se dispersait entre les zones et fuyait, dans l’espoir toujours déçu d’aborder au loin à des rivages paisibles.

L’extrême souffrance ne calmait point les haines ; le désir de vengeance dressait les uns contre les autres des groupes d’errants qui n’avaient plus rien à perdre que la vie. Ceux qui possédaient encore des armes modernes faisaient le vide autour d’eux et, bientôt, s’entre-détruisaient. D’autres, complètement démunis, luttaient comme des primitifs ou des fauves. Il y eut, dans la profondeur des campagnes, des rencontres où la ruse et la force reprenaient tous leurs droits, des rencontres dignes de l’âge des cavernes, où la rage des vainqueurs s’assouvissait par le massacre des mâles.

La guerre aérienne, universelle et continue, était plus meurtrière encore que la guerre terrestre. Une immense nuée d’oiseaux de combat entourait la planète. Cent millions d’appareils, peut-être, avaient pris leur vol. Les fuyards étaient sans doute assez nombreux parmi ce peuple de l’air, mais on y trouvait aussi les partisans les plus acharnés, tous les miliciens nationaux empoisonnés de vanité guerrière, tous les boute feux des cinq parties du monde, tous les aventuriers et les pirates. Aucun appareil qui ne fût armé. De ce plafond mouvant, la foudre jaillissait continuellement.

Libérés de toute entrave, les hommes de proie écumaient les cieux. Actifs, joyeux, féroces, sans vergogne et sans pitié, prêts à toutes les audaces comme à toutes les trahisons, des aventuriers profitaient du désordre pour donner libre cours à leurs pires instincts. Des bandes insaisissables louvoyaient d’un pôle à l’autre, traquaient les isolés, s’attaquaient même aux express à demi vides du réseau général.

Il y avait aussi des opérations de vaste envergure. Des chefs, doués de puissante arrogance, allègres au milieu de l’orage comme de grands oiseaux rapaces, orientaient momentanément la cohue des partisans. Des rassemblements soudains se formaient, comme si des millions d’appareils eussent été happés par quelque mystérieux champ de forces. Dans le ciel des nuits, d’immenses escadres passaient en trombe ; grossies d’instant en instant, elles allaient, à une vitesse météorique, jusqu’à la rencontre fatale où elles s’émiettaient dans un tumulte de fin de monde. De grandes batailles se livrèrent ainsi, au-dessus de l’Amérique centrale, de l’Australie, de la mer de Chine et une autre, la plus acharnée, la plus terrible, vers le pôle Nord, au-dessus de la calotte glaciaire, dans la lumière étrange d’une aurore boréale.

Batailles effroyablement meurtrières et cependant indécises, sans aucune efficacité tactique.

La lutte, menée par les méthodes ordinaires, semblait devoir s’éterniser ou, du moins, durer jusqu’à l’épuisement total des deux partis, jusqu’à ce que tous les avions fussent détruits, tous les alignements saccagés.

Mais l’intervention, longtemps différée, des physiciens de l’éther, devait, plus radicalement encore que pendant la guerre africaine, changer la face des choses. La science, ouvrant une période de possibilités monstrueuses, allait, très vite, amener le dénouement.

Dès les premiers troubles, les grands conseils de savants avaient dénoncé les risques effroyables que l’humanité se préparait à courir ; mais la voix de la raison était trop faible, trop froide, pour percer le tumulte des passions politiques déchaînées. Rapidement, d’ailleurs, nombre de savants avaient été entraînés eux-mêmes en des remous tragiques. Si quelques-uns, durant les rares accalmies, essayaient encore de jeter le cri d’alarme, d’autres, au contraire, perfectionnaient, dans le secret des laboratoires, les armes connues et en inventaient de nouvelles. En toute bonne foi, le plus souvent, ils prétendaient ne chercher que des armes défensives, d’un maniement facile et sûr, des armes d’une terrible puissance salvatrice dont la seule menace briserait la fureur des méchants.

Les météorologistes, les psychologues, les chimistes travaillaient fiévreusement ; de même les physiciens de l’école moderne. Ces derniers étudiaient avec une particulière attention les systèmes féeriques. Le problème ne consistait plus à produire des systèmes actifs — on n’y avait que trop bien réussi à la fin de la guerre africaine — mais à en limiter de façon précise l’aire de dispersion, à les orienter suivant les parallèles exclusivement, ou suivant les méridiens.

Les physiciens des deux partis trouvèrent la solution et, par malheur, ils la trouvèrent à peu près au même moment.

Ce fut cependant une intervention des météorologistes qui fit entrer la guerre dans sa phase finale. Un de leurs ingénieurs, Australien du parti parallèle, avait découvert le moyen de diriger à grande distance des brumes invisibles formées de corpuscules infiniment petits, infiniment instables, dont il provoquait à volonté la désintégration instantanée. Après quelques tentatives infructueuses, l’Australien réussit un coup de maître. Par une nuit sombre, une immense escadre méridienne qui se dirigeait à toute vitesse vers les régions australes où avait été signalé un rassemblement ennemi, rencontra sur son chemin, au-dessus de l’océan, une de ces étranges nuées. Lorsque tous les appareils furent engagés dans la zone dangereuse, l’atmosphère fit explosion ainsi que des quantités considérables de substances radioactives transportées par l’escadre. Le dégagement de chaleur fut prodigieux ; de formidables météores atteignirent les limites de l’atmosphère terrestre. En moins d’une seconde, l’escadre avait été anéantie.

La situation mondiale était trop confuse pour que le parti parallèle pût proclamer hautement sa victoire. Cependant, quelques chefs, s’arrogeant le droit de parler au nom de tous, sommèrent ceux qu’ils appelaient « les rebelles » de se soumettre sans délai. L’ingénieur australien annonçait qu’il était à même d’intervenir, par un procédé analogue, dans la guerre terrestre, et que, dès qu’il lui plairait, il anéantirait méthodiquement, sans risques, tous les alignements méridiens.

La riposte vint d’un laboratoire inconnu, immédiate et terrible. La sommation arrogante des parallèles était à peine lancée, qu’une invasion féerique atteignait l’Australie occidentale. Les zones méridiennes demeurèrent indemnes, mais les systèmes éthérés pullulèrent suivant le tracé parallèle, gagnant jusqu’aux dernières ramifications du réseau secondaire.

Dans la même région, six heures plus tard, un second féerique naquit, frappant, cette fois, les méridiens à l’exclusion des parallèles.

Dès lors, l’humanité perdit le contrôle de ses actes…

Il ne semblait pas que l’on pût attribuer au désir de vengeance ou à la vanité guerrière, ou même à la passion politique, les offensives insensées qui se succédaient sans répit et dans toutes les directions, du fait de physiciens isolés ou de fonctionnaires subalternes des laboratoires. C’étaient bien plutôt des gestes de panique, les réflexes violents d’hommes forts qui, menacés d’étouffement au milieu d’une foule, dans un lieu sans issues, se ruent, piétinent les faibles pour la satisfaction dérisoire de mourir les derniers. Affolés, les nerfs à bout, sentant venir sur les leurs des calamités effroyables, des malheureux, jusque-là pacifiques, frappaient désespérément, cherchaient à faire le vide autour d’eux en libérant la puissance diabolique des éléments nouveaux.

Ce fut, dans le monde entier, une éclosion continue de féeriques. Des milliers de systèmes, visibles ou invisibles, peuplèrent les zones, élisant, suivant le choc initial, les parallèles ou les méridiens.

Quelques-uns, de portée restreinte, n’exerçaient leur action qu’au voisinage immédiat des lignes ; mais d’autres émettaient un rayonnement d’une puissance considérable. Ce rayonnement qui, presque toujours, créait, dans l’organisme humain, des colonies tumultueuses, présentait des caractères si variables que toute mesure générale de préservation eût été risiblement vaine. Les spécialistes de l’éther eux-mêmes ne pouvaient songer à se garantir efficacement.

On connut de nouveau, suivant les régions, les dermites mortelles, les monstrueux néoplasmes, les troubles nerveux les plus étranges. Et d’autres maux encore, des maux inouïs, follement variés, s’abattirent sur l’humanité.

En Australie, une partie de la population parallèle rampait. Le rayonnement du premier féerique avait eu pour effet principal, chez l’homme, un ramollissement considérable et presque instantané du squelette. Les membres, gonflés aux extrémités, s’étiraient, semblables à des lanières en caoutchouc. Le buste se tassait ou s’allongeait ; la tête elle-même devenait malléable comme une vessie mal gonflée.

En revanche, dans la même région, un grand nombre d’habitants des méridiens avaient été congelés par le rayonnement du second féerique ; des milliers de cadavres, secs et sonores, étaient tombés à la fois sur le sol.

Au Japon, on constatait des troubles graves provenant des centres nerveux moteurs. En certains cantons, toute la population titubait. Chez les moins malades, les gestes étaient désaccordés. Les actes de préhension les plus simples devenaient souvent impossibles ; les mains glissaient à la surface des objets et se crispaient au contraire avec énergie sur le vide. Beaucoup semblaient avoir perdu les notions les plus élémentaires sur l’étendue ; on voyait des affamés, étendus à terre, lever impétueusement leurs mains vers des fruits qui les tentaient à la cime d’un arbre, mais considérer, d’un œil tristement rêveur, comme chose hors d’atteinte, la nourriture que l’on plaçait à portée de leurs lèvres.

Plusieurs alignements encore intacts de l’Inde méridionale abritaient l’agonie de paralytiques délirants.

Paralytiques également mais lucides, les habitants des parallèles formosains. Les habitants des méridiens, atteints de rage féerique, parcouraient l’île par bandes hagardes et hurlantes ; ils se jetaient sur leurs adversaires immobiles et les navraient comme eussent fait des chiens.

Les Persans d’un alignement général surpeuplé devenaient en quelques heures poilus, griffus, prodigieusement sexués ; comme si une force invincible les eût poussés aux étreintes mortelles, ils s’agglutinaient en essaims et, râlant de fureur, s’étouffaient mutuellement.

Des Chiliens aveugles, phosphorescents et hilares fouissaient verticalement les parties meubles du sol et n’avaient de répit qu’ils ne fussent enterrés la tête en bas.

En Amérique centrale, se rencontraient, par petits groupes, des anthropophages sentimentaux et neurasthéniques ; des Mexicains rongeaient en pleurant le crâne de leurs enfants, mais après l’avoir épilé avec des précautions minutieuses et une tendresse infinie.

En de nombreux points des alignements européens, les habitants, même ceux qui paraissaient indemnes, résistaient mal à la tentation de goûter aux nourritures immondes.

Chez les Sibériens, où les dermites simples causaient déjà d’effroyables ravages, on voyait aussi la chair se fendiller, de profondes crevasses atteindre les organes essentiels sans amener immédiatement la mort ; ou bien la peau devenait flasque, pendait en vastes fanons élastiques qui se soudaient bientôt aux points de contact.

Cinq millions de Chinois du Yunnam parallèle eurent, tout à coup, des os cassants comme verre ; les malheureux périrent au bout de peu de temps, après d’atroces souffrances, le squelette émietté, la chair bourrée d’esquilles.

Leurs adversaires tonkinois des alignements méridiens connurent une disgrâce de même nature, mais plus complète encore et plus sinistre. Leurs membres se desséchaient comme s’ils eussent été exposés longtemps à la chaleur d’un four. Le mal commençait aux extrémités inférieures et, rapidement, gagnait les masses musculaires importantes ; les bras étaient atteints les derniers. Les organes morts se brisaient ou s’effritaient au moindre choc et le reste du corps n’en continuait pas moins à vivre. À ces maux atroces s’ajoutait une folie joviale et bruyante. Et l’on voyait des malheureux, gisant au seuil de leur maison, se jeter à la tête, d’un air espiègle, des fragments d’orteils, des rotules ou, roulées en boules et mâchées, des effilochures de mollets. Des culs-de-jatte, malins, cassaient comme brindilles leurs phalanges durcies et s’amusaient à les croquer, en riant à gorge déployée.

Certains féeriques à portée restreinte exerçaient sur la vie psychique une action toute différente. Loin d’amener une dégénérescence mentale instantanée, ils excitaient au contraire les facultés d’imagination ou de raisonnement. Des voiles se déchiraient ; une brusque lumière dissipait les brumes. Touchés par le rayonnement, des humbles se haussaient d’un seul coup au niveau des plus grands penseurs. Le miel d’une poésie incomparable coulait sur les lèvres des illuminés. Les non-malades entendaient avec ravissement et stupeur les accents d’une éloquence inconnue. De vieux problèmes, tenus jusqu’à ce jour pour insolubles, étaient soudain résolus avec une facilité surnaturelle.

Cette exaltation magnifique durait assez peu et, par malheur, s’accompagnait toujours de troubles physiologiques graves. Des tremblements incoercibles, des paralysies générales, des crises épileptiformes de violence croissante et qui se terminaient rapidement par la mort, étaient les plus ordinaires séquelles. À Cuba, suivant le méridien 80, plusieurs centaines de mulâtres, chez qui s’était éveillé le plus puissant génie philosophique, avaient en même temps perdu toute aptitude à la marche ordinaire et ils ne pouvaient néanmoins demeurer en repos. Des foyers de vie tumultueuse infusaient à leurs jambes une irritabilité extrême et une force considérable. Le contact prolongé du sol leur était une torture ; ils bondissaient comme des sauterelles jusqu’à complet épuisement.

Souvent il se produisait aussi, chez les excités de l’esprit, une dégénérescence des éléments sensoriels. La cécité était la règle ; la surdité fréquente. L’abolition du goût, de l’odorat et même du toucher s’y ajoutaient parfois. Des mathématiciens d’un jour, des philosophes, des poètes qui, avec une aisance miraculeuse, étaient arrivés à des hauteurs jamais atteintes, franchissaient ainsi, avant de mourir, une dernière étape étrange, passaient par une sorte de nirvana où quelques régions de leur conscience demeuraient seules vivantes et prodigieusement actives.

Lorsque la mort se faisait attendre, on constatait la formation d’organes de remplacement. Au milieu du front, sur la nuque, le long de la colonne vertébrale, sous la peau devenue transparente, des yeux rudimentaires apparaissaient. Les malades n’étaient pas très rares qui n’entendaient plus avec leurs oreilles mais avec la paume de leurs mains devenues inaptes au toucher. Chez d’autres, privés des cinq sens ordinaires, certaines formations tégumentaires acquéraient une sensibilité universelle. Réagissant à la fois sous l’action des ondes sonores, lumineuses, électriques ou psychiques, ces nouveaux organes fournissaient au cerveau une gamme de renseignements sans doute confus mais extrêmement variés.

Des poètes tripolitains, aveugles et sourds, mais le front garni de minces tentacules rétractiles, se dirigeaient avec la sûreté de pigeons voyageurs.

Des gens de maison des îles Britanniques, mués en métaphysiciens, avaient le corps couvert d’une fine toison blonde rappelant le duvet des jeunes canards et dont les milliers de petites antennes captaient au passage les radiations psychiques les plus subtiles.

D’autres attiraient la foudre, d’autres devenaient radioactifs et, au bout de quelques heures, faisaient explosion ; d’autres étaient venimeux et donnaient la mort par simple contact.

Une des plus formidables et des plus surprenantes réussites fut un système féerique qui se propagea tout autour de l’hémisphère Nord, suivant le 40e parallèle. Système invisible, formé par une couronne de minuscules tourbillons regradateurs uniformément distribués sur l’axe même de la zone énergétique. Il n’exerça aucune action physiologique grossière et son existence aurait passé inaperçue si l’on n’avait constaté à la même heure, chez plus d’un million d’hommes, d’étranges perturbations de la mémoire. On put distinguer, dans la couronne éthérée, deux segments symétriques où le rayonnement eut une action diamétralement opposée.

Chez les Jaunes du segment asiatique, la mémoire visuelle avait complètement disparu. Les malades d’une même famille ne se reconnaissaient pas entre eux ; pas plus qu’ils ne reconnaissaient leur pays, leur maison, les objets qui les entouraient ; pas plus qu’ils ne reconnaissaient les organes de leur propre corps. Tout leur était nouveau ; ils vivaient dans un étonnement perpétuel et une perpétuelle agitation. Au bout de quelques jours ou de quelques heures survenait la folie, précédée ordinairement de violentes crises de terreur. Le fléau atteignit sa plus grande intensité chez les Chinois, de part et d’autre de la zone méridienne 260.

Au milieu du segment opposé, chez les Américains de la région 40.80, la mémoire était, au contraire, exaltée. Une foule de souvenirs éteints surgissaient simultanément et sur le même plan : souvenirs de la vie individuelle et souvenirs sortant du passé lointain de l’espèce. Les malades demeuraient figés de stupeur devant ce foisonnement prodigieux d’images et de sensations. Ils sentaient leur personnalité se dissoudre. Ils étaient perdus dans une forêt sans bornes, parmi des frondaisons inouïes, animées de brise magicienne. Flottant, immobiles, sur un océan de fantasmagorie, ils voyaient glisser vers eux, vertigineusement, du fond de l’inépuisable horizon, des rivages déjà entrevus, des îles familières, et, par milliers, les pâles vaisseaux de tous leurs rêves nostalgiques, les blancs et lourds vaisseaux gonflant leurs voiles au souffle noir des âges et dont les carènes venaient s’aligner côte à côte dans une éclatante et soudaine lumière. Et les malades, à travers cet immense et tremblant halo, arrivaient rapidement aux portes de la mort.

À mesure que l’on s’éloignait du point 40.80, centre du segment positif, l’action du rayonnement féerique sur la mémoire devenait sélective. Chez les Américains de l’Ouest et chez les Européens, l’ébranlement n’était plus général. Certains souvenirs surgissaient seuls, violemment éclairés entre deux zones d’ombre. À l’ordinaire, cette reviviscence singulière ramenait au jour, non point des souvenirs de la vie individuelle — ils reculaient au contraire jusqu’à s’effacer tout à fait — mais des souvenirs vieux de plusieurs siècles ou même des images d’un passé infiniment plus opaque, d’où nulle lumière n’eût jamais semblé devoir remonter.

Ces souvenirs s’agençaient aussitôt en systèmes logiquement admissibles et s’imposaient à l’esprit comme seules réalités actuelles. Le passé, d’une bourrade brutale, rejetait le présent hors de la conscience. Ainsi s’opéraient de véritables réincarnations d’ancêtres.

Tels Américains de l’Utah, en qui revivait l’âme aventureuse des conquistadors chrétiens du seizième siècle, s’affublaient d’oripeaux grossiers, d’armes barbares et partaient à la découverte. Tout souvenir personnel étant évanoui, rien ne venait rompre l’enchantement. Ils s’enfonçaient dans le pays inconnu, émerveillés à chaque pas, mais sans crainte. Quand ils rencontraient des naturels parlant une langue qu’ils n’entendaient point, ils leur couraient sus. Et ils songeaient aux contes qu’ils feraient au retour, aux contes magnifiques et qu’on ne croirait pas, sur le paradis des hommes volants, sur les voitures vivantes et mille autres choses fabuleuses.

Tels Ibères du Bas-Mondego, ramenés en arrière de douze siècles seulement, partaient en guerre contre les chiens d’hérétiques de l’empereur Napoléon. Ils s’embusquaient dans les vergers, sur le bord des chaussées et, comme chaque passant avait à leurs yeux figure d’étranger, ils le tuaient sans pitié.

Un Grec, l’air convaincu, faisait donner le fouet à ses esclaves. C’était un criminel de droit commun et les esclaves, des experts psychologues d’une maison de correction qui se laissaient frapper sans élever la moindre protestation.

Non loin, un célèbre philosophe de l’école moderne dont le corps vétuste était animé par l’esprit d’une courtisane d’Alexandrie, parait de fleurs ses épaules décharnées et inscrivait au mur de sa maison le prix d’une nuit de joie.

Les Sardes touchés par le rayonnement étaient ramenés à des âges bien plus lointains encore, à des formes sociales à peine soupçonnées. Les plus civilisés, groupés en petites tribus, faisaient éclater des silex et veillaient avec un soin jaloux sur la fleur vivante du feu. Ils avaient un langage rudimentaire mais articulé. Les mâles s’invitaient à la lutte en se frappant la poitrine et en imitant le rugissement des fauves. Les femmes savaient sourire ; parmi les lueurs dansantes des grands foyers, elles ébauchaient des jeux rythmiques, mimaient en cadence les gestes de l’amour.

D’autres primitifs, beaucoup plus grossiers, armaient leurs poings de bâtons et de pierres brutes. Ils proféraient des sons gutturaux simplement agglutinés ; aucun sourire n’adoucissait le visage des femmes et les adultes ne jouaient ni ne dansaient.

Des lacustres silencieux se blottissaient dans les roselières des berges.

Des hurleurs sylvestres gagnaient la cime des arbres où ils construisaient, avec une sûreté de gestes étonnante, des huttes arrondies recouvertes d’un toit de feuillage ; ils recherchaient les fruits, les pousses tendres et rongeaient avec avidité l’écorce des jeunes arbres.

Quelques groupes se montraient franchement agressifs ; d’autres ne recherchaient point le combat, mais, au moindre danger, se rassemblaient en grondant et faisaient front. En revanche, on trouvait de nombreux individus à qui manquait totalement l’instinct grégaire. C’étaient le plus souvent des fuyards qu’apeurait toute menace et que rebutait tout effort un peu prolongé. Leurs pareils, en des temps très reculés, avaient probablement peuplé de vastes régions de la planète. En des circonstances singulières, très défavorables, analogues, par certains côtés, aux circonstances actuelles où les gestes de guerre présentaient les pires dangers, la pérennité de l’espèce n’avait sans doute été assurée que par la dispersion des groupes, la prudence de l’individu et son extrême rusticité.

Enfin, on rencontrait des hommes étranges, aux yeux tristes et dociles, des hommes très doux mais inquiets, désorientés comme des oiseaux apprivoisés à qui manque leur cage. Ils semblaient chercher des maîtres, quêter des soins, des caresses et des ordres. Leur présence rendait admissible l’hypothèse de Roume. Ils ressuscitaient sans doute les contemporains des fabuleuses créatures disparues mystérieusement aux âges tertiaires ; ils étaient les compagnons domestiqués de ces demi-dieux, dont, grâce aux ressources subtiles de la science moderne, on croyait retrouver des traces confuses, dans les abîmes du Pacifique, au voisinage de l’île de Pâques.

Vingt jours après l’apparition du premier système éthéré d’Australie, on ne pouvait plus guère compter que trois ou quatre cents millions d’hommes à peu près valides.

L’affolement était à son comble. Tous les groupements se désagrégeaient. Certains individus, leur capacité de souffrance dépassée, ne réagissaient plus. Les consciences chaviraient au vent de l’horrible ; les cas de folie spontanée et les suicides se multipliaient parmi la population indemne.

Tout travail était à peu près suspendu. Cependant, les centrales productrices d’énergie fonctionnaient encore. Stoïques, l’âme fermée, cramponnés à leur consigne comme à leur seule réalité stable, quelques douzaines d’ingénieurs, disséminés sur la planète, veillaient au feu sacré, maintenaient, pour l’avenir incertain de la race, la puissance de l’homme moderne. De formidables excitateurs, réglés pour une marche de plusieurs mois, envoyaient toujours autour de la planète des torrents d’énergie.

Leur arrêt brutal, entraînant la destruction des zones, eût, certes, en grande partie, désarmé les hommes ; mais, d’autre part, c’était une entreprise difficile et hasardeuse. Une disette générale ne pouvait manquer de suivre ; le monde serait, pour longtemps, replongé en pleine barbarie. Aucune autorité internationale n’existant plus, personne, d’ailleurs, n’était en mesure de coordonner les gestes de destruction qui eussent été, peut-être, les gestes sauveurs.

Le vingtième jour de la guerre féerique, plusieurs centrales s’éteignirent cependant, par suite de circonstances inconnues. La diminution de l’énergie fut sensible dans les zones secondaires. En même temps, le grand désordre des hommes sembla s’apaiser ; il y eut une étonnante accalmie.

Ce fut l’heure singulière où le destin hésita…

L’organisation cinétéléphonique avait subi de graves dommages et les Nouvelles Générales ne renseignaient plus les foules. Cependant de nombreux appareils privés fonctionnaient encore.

Le vingt-et-unième jour, à dix heures du matin, au méridien d’origine, après quelques instants d’un silence étrange, tous les récepteurs commencèrent à résonner de façon inattendue. Des clameurs désordonnées se croisaient en tous sens. Elles ne tardèrent pas à s’orienter. Et ce fut comme la plainte immense de la terre, puis un appel déchirant, puis une prière pressante, chargée de menaces, qui volait vers l’Europe occidentale, pays des grands laboratoires, et se concentrait enfin sur le Refuge.

— Harrisson ! Harrisson ! Sauve-nous !… Brise les armes aux mains des meurtriers !… Toi seul peux agir ! Tu dois agir ! Vite ! Vite !… C’est toi qui fus le créateur des forces diaboliques ! Romps le cercle affolant de nos douleurs !… Le temps passe ; l’orage va s’amonceler de nouveau sur nos têtes ! Et tu ne réponds pas !… Le sang des morts crie contre toi, porteur de maléfices !… Harrisson ! il n’est pas trop tard, peut-être !… Harrisson ! Harrisson ! sauve les hommes !


Harrisson n’était pas au Refuge. La veille, sur les instances mêmes de Lygie, il avait quitté sa maison pour se rendre au laboratoire 4.48, où tenaient déjà conseil quelques savants des plus célèbres : Roume, Norrès, ex-ingénieur en chef des centrales, le Japonais Takase et trois Américains.

Harrisson avait apporté à ses confrères de mauvaises nouvelles. Non seulement il n’entrevoyait pas la possibilité d’arrêter l’invasion féerique à moins de détruire toutes les zones, mais, confirmant certaines observations déjà faites par Takase, il annonçait que des systèmes secondaires étaient apparus spontanément à plusieurs reprises hors des zones d’énergie. Il ne fallait pas s’en étonner, car il était actuellement possible de produire des systèmes féeriques diffus, dont tous les points de la Terre subiraient le rayonnement.

Toujours partisan de la destruction immédiate des centrales, Harrisson n’osait plus croire à l’efficacité complète de ce remède désespéré. Il se demandait même si cette soudaine disparition d’énergie n’amènerait point la rupture d’équilibres mystérieux et une recrudescence inattendue des formations spontanées.

Pourtant, on avait essayé, une fois de plus, de faire entendre la voix de la raison. Pendant plus de douze heures, les savants s’étaient relayés au cinétéléphone, adjurant les autorités internationales qui pouvaient exister encore de se ressaisir. Ils avaient tenté une démarche suprême auprès du personnel des laboratoires, des savants de toute la planète, de leurs aides, préparateurs ou familiers.

Les exhortations les plus pressantes s’étaient perdues dans le tumulte.

Et, vraiment, l’on n’espérait plus rien, au 4.48, lorsque se produisit la miraculeuse accalmie, lorsque la rumeur de détresse, venue de tous les points de la terre, monta, grandissante de minute en minute.

— Harrisson ! sauve tes frères !

Harrisson se taisait. Il savait combien était chimérique l’espérance que l’on mettait en lui. La science ne pouvait plus sauver la civilisation… Depuis plusieurs jours déjà, il voyait ses prévisions les plus pessimistes dépassées. Le sentiment de son impuissance l’écrasait et aussi le sentiment de ses responsabilités lointaines.

— Harrisson ! Hâte-toi !… Le temps presse ! Nous allons mourir !…

Il consulta du regard ses confrères. Takase, immobile, conservait son étroit sourire. Les autres s’approchèrent, se pressèrent autour du maître. Ils disaient :

— Montre-toi et parle !

Comme lui ravagés d’angoisse, plus pâles après chaque clameur, ils répétaient :

— Montre-toi et parle aux hommes !

— Que leur dirais-je que vous ne leur ayez déjà dit ? Or, vos paroles n’ont-elles pas été vaines ?

Ils répondirent :

— C’est toi qu’ils appellent !… Ils ne mettent leur confiance qu’en toi seul !

Et l’un des Américains dit encore, d’une voix haletante et brutale :

— Parle !… car, parmi nous, c’est toi le plus grand coupable.

Harrisson hésitait encore. Les autres, autour de lui, donnaient fiévreusement leurs conseils contradictoires.

— Sois le dictateur !… Rassemble plutôt les principaux meneurs des méridiens et des parallèles !… Fais détruire les zones… Non ! Non !… Il faut essayer de sauver les zones !… Parle !… Ordonne ! juge ! condamne !

Harrisson secoua la tête.

— Plus simplement, dit-il, je vais mentir… Essayons de créer la paix en l’annonçant : il y a là, peut-être, une très faible chance de salut… Si nous pouvions gagner du temps !… Accompagnez-moi donc et soutenez-moi dans mes mensonges.

Ils s’approchèrent tous de l’émetteur universel et lancèrent le signal d’avertissement. Bientôt, les cris lointains s’éteignirent ; la douleur, la haine, la peur firent silence : sur des milliers d’écrans, le groupe sombre des savants apparaissait.

Harrisson s’avança de quelques pas et d’une voix forte, assurée, jetant comme une pierre chaque syllabe, il parla :

— Au nom des physiciens du laboratoire 4.48, moi, Harrisson, j’annonce à tous que le mal est vaincu !… Le mal est vaincu ! La guerre est morte !…

— Aâh !… Aâh ! Parle ! parle !…

Considérablement assourdie par l’obturateur, une rumeur immense déferlait dans la salle. Harrisson leva la main et le silence se rétablit. Il reprit fortement :

— La guerre est morte !… L’affreux danger qui menaçait les hommes est écarté ! Que chacun reprenne son sang-froid ! Que personne ne se cache plus ! Que le frère ne lève plus la main contre son frère, soit pour attaquer, soit pour se défendre… Car la guerre est terminée !… Nous venons de rendre la guerre impossible !… Nous vous apportons la paix…

— La paix ! la paix ! la paix !…

Le mot coulait comme une caresse divine sur la face endolorie de la terre. Toute violence semblait céder ; le jour redevenait lisse.

Harrisson sentit s’allumer en son cœur une vacillante lueur d’espoir. Et il continua, avec des gestes lents de magicien, l’incantation guérisseuse :

— Regardez vers nous ! Écoutez notre voix !… Que ceux qui nous entendent répandent autour d’eux la bonne nouvelle !… Après de longues recherches, nous avons trouvé le remède souverain ! Nous avons chassé à tout jamais l’épouvantement féerique… Nous donnons au monde la paix et la sécurité !… Depuis plusieurs heures, déjà, l’arme est tombée des mains des fous et des méchants. S’ils tentaient de la ressaisir, nous les punirions avant que leur geste fût accompli ; ils en seraient les premières, les seules victimes… Il n’y a plus de méchants, il n’y a plus de fous !… La guerre est morte !… Sécurité pour tous !

Il s’arrêta une minute. Le souffle des foules passa en acclamations confuses, en soupirs de soulagement et d’extase.

— La paix !… La paix !… Nous voulons vivre !… Parle-nous ! Sois notre guide !

Du geste, il demanda encore le silence.

— Nous, physiciens du 4.48, acceptons d’être votre conseil provisoire… Regardez vers nous ! Écoutez avec attention !… L’heure de la folie est passée ; il fait clair sur le monde !… Ayez confiance ! Que chacun regagne son poste de paix, fasse les gestes de paix, retrouve son âme de paix… Les laboratoires encore debout doivent être, sur-le-champ, abandonnés… Les imprudents qui y demeureraient seraient exposés à une mort affreuse ; il ne nous serait pas possible de les sauver… Les agents des centrales qui, jusqu’à ce jour, sont restés vaillamment à leur poste, s’éloigneront également des excitateurs et se mettront en communication avec le 4.48 ; ils recevront individuellement les instructions personnelles que l’ingénieur en chef Norrès se dispose à leur envoyer… Notre découverte rend en effet indispensable un remaniement complet du réseau général… Que personne ne s’alarme à ce sujet : la nouvelle organisation sera infiniment supérieure à l’ancienne, elle assurera la sécurité et de surprenantes facilités de vie… Ayez confiance ! C’est une ère de joie qui va commencer !… Hommes de bonne volonté, regardez vers nous !… Les malentendus seront dissipés !… Il n’y aura plus de haine entre les partis… L’organisation nouvelle mettra tout le monde d’accord ; l’ordre s’établira naturellement sans que les faibles soient jamais blessés… Tous les hommes jouiront du bonheur… et la justice, enfin ! la justice régnera !…

Harrisson accumulait les promesses folles, évoquait les délices d’un fabuleux paradis. Pendant ce temps, Norrès s’était dirigé vers un autre appareil et il se préparait à envoyer aux centrales l’ordre d’arrêt, qui, pour une période sans doute fort longue, ramènerait l’humanité à l’impuissance…

Les rumeurs de la planète allaient s’adoucissant. Comme un malade, après quelque douleur effroyable, tombe délicieusement au sommeil, le monde semblait glisser à un engourdissement réparateur.

Harrisson parlait toujours… Il affirmait impérieusement, sans souci de la vraisemblance, trouvait d’instinct les grands mensonges bienfaisants et les gestes endormeurs. Ses phrases au retentissement mystérieux et profond passaient comme des ondes magnétiques sur l’humanité pantelante. Inlassable, il répétait :

— Je vous apporte la paix ! Moi, Harrisson, je vous ordonne la confiance !… Regardez vers nous ! écoutez nos paroles !… La sécurité est assurée… Les armes sont brisées… Le frère embrasse son frère… La guerre est morte !… La justice à jamais régnera !…

Et, soudain, une clameur d’épouvante, venue des régions les plus lointaines de la terre, sortit des écouteurs.

— Le malheur est sur nous !… Trahison ! Trahison !

Le Japonais, dans une salle voisine, manœuvrait un appareil d’exploration ultra-rapide. Il annonça :

— Un féerique sur la Chine… parallèles 36 et 37… avec extension sur le réseau secondaire.

Les savants avaient pâli. Roume et les Américains entourèrent Norrès. Celui-ci, fiévreusement, lançait dans toutes les directions et en clair, l’ordre d’arrêt immédiat des centrales ; il insistait sur l’urgence, préconisait les moyens les plus rapides, les plus violents, les plus imprudents.

Demeuré seul, Harrisson, raidi, reprit son discours.

— Que personne ne s’alarme !… Une dernière épreuve vient de frapper nos frères d’Asie… Elle était prévue… Nous, physiciens du 4.48, ordonnons de nouveau que soient abandonnés, sur-le-champ, tous les laboratoires !

Une seconde clameur déchira l’air, puis on entendit l’écho d’une formidable explosion. Et l’observateur annonça :

— Un féerique sur l’Irlande… zone méridienne… À Java une centrale saute…

— Une centrale saute ! répétèrent Roume et les Américains.

Et ils se pressaient, fous d’angoisse, autour de Norrès.

— Vite ! vite !… Ordre à tous !… plus d’hésitation ! À tout prix, détruire les centrales !…

Malgré l’obturateur, une rafale de cris couvrit leurs voix.

— Harrisson a trahi les parallèles !… Mort à Harrisson ! Mort !…

Puis une autre s’éleva en direction opposée, plus violente encore :

— Harrisson a trahi les méridiens ! Mort à Harrisson ! Mort aux physiciens du 4.48 !… Malédiction sur les savants !

Bientôt ce fut une huée continuelle, inépuisable, que ponctuaient des hurlements de haine, de souffrance et de terreur.

— Mort à Harrisson !… Trahison !… Le malheur est sur nous !… Trahison !… Trahison !…

Harrisson essayait de lutter encore. Dressé, il parlait dans le tumulte.

— Ma vie vous appartient ! vous me jugerez ! Mais une dernière fois, écoutez les ordres du 4.48… D’ici seulement peut venir le salut !…

Roume et les Américains, abandonnant Norrès, entouraient de nouveau Harrisson et ils criaient :

— Détruisez les centrales !… Détruisez les excitateurs !… Faites sauter tous les laboratoires privés !…

Le Japonais, cependant, continuait, d’une voix à peine plus forte :

— Féerique sur l’Inde… zones parallèles… Féerique sur la Bavière… zones méridiennes… Systèmes croisés sur l’Espagne… Je soupçonne l’existence d’un système invisible en direction est vers le point 0.48… chez notre confrère Harrisson, par conséquent… Une centrale saute !

Roume et les Américains hurlèrent :

— Bravo !…, Détruisez-les centrales ! Détruisez ! Détruisez tout !

— … Féerique en plein Atlantique nord… Féerique sur Yeso… les miens sont sans doute frappés… Ah ! voici une chose intéressante : au-dessus de la Hollande, une nappe lumineuse en évolution hors des zones… Messieurs, je soutiens que nous sommes en présence d’un système spontané, écho tardif d’un féerique éteint depuis plusieurs jours… Harrisson, mon cher confrère, il y a ici, ou je me trompe fort, un remarquable sujet d’observation…

— À mort ! À mort !… criait toute la terre.

Le Japonais reprit :

— Féerique sur la Suisse… Silence complet sur le Massif central… Une bande de furieux monte vers le Refuge… Communication interrompue… zone de silence… zone noire… Ah ! Enfin !

Roume cria :

— Qu’y a-t-il donc ?

— Messieurs, je n’ai plus d’yeux… En outre, l’ouïe disparaît graduellement… très vite, il me semble…

On entendit le bruit sourd d’une chute.

— Messieurs, je n’ai plus de jambes…

Tous se précipitèrent. Le Japonais gisait au pied de l’appareil. Ils vinrent près de lui et le touchèrent. Alors il dit, toujours calme et les lèvres souriantes :

— Systèmes croisés sur nous… Je soutiens qu’ils évoluent depuis plusieurs heures déjà… Sans doute, messieurs, allez-vous être atteints, d’ici quelques minutes, comme je le suis moi-même… Rien que de très banal, en somme… à part, toutefois, ce féerique hollandais… Notre confrère Harrisson devrait l’étudier… s’il lui reste assez de temps…

Harrisson n’écoutait plus. Penché sur l’appareil, il encadrait le Refuge. Il vit la maison intacte, les parcs des alentours, la centrale voisine. Mais, soudain, entre les platanes de la chaussée, une troupe déboucha, hagarde… Une cinquantaine d’hommes et de femmes aux yeux saignants et que semblait conduire une furie…

Harrisson se redressa, livide. À ses pieds, Takase râlait. Il l’enjamba, courut vers la sortie. Les autres cherchaient aussi à fuir, affolés. Un des Américains buta, tomba la face en avant. Norrès et Roume, aveugles, se heurtèrent avec violence ; projeté contre un mur, Roume continuait le mouvement en ligne droite, poussait de la tête et des épaules en hurlant. Deux Américains et Harrisson parvinrent à la porte du laboratoire ; là, les Américains s’affaissèrent. Harrisson demeurait debout. Son avion était à vingt mètres, sur une petite plate-forme de départ. Il fit quatre pas puis se sentit chanceler. Il tomba sur les genoux, roula sur le flanc…

Alors il se mit à ramper. Il n’entendait plus rien ; une atroce brûlure était au fond de ses yeux ; cependant, il apercevait encore, comme à travers une brume, les objets les plus proches. Il atteignit la plate-forme et, d’un immense effort, réussit à se glisser dans l’appareil.

Ses doigts touchèrent les manettes. L’avion, comme une flèche, s’éleva obliquement en direction du 0.48.