Les Hommes frénétiques02-02

Plon-Nourrit et Cie (p. 117-151).

II

LA GUERRE AFRICAINE


Ils étaient cinq bons vivants, cinq Noirs du Sud-Afrique, députés au Parlement mondial, qui s’en revenaient vers leur pays par un express aérien du méridien 330. Le Parlement siégeait en effet, en cette saison d’été, au point 60 330, non loin des ruines célèbres d’une ancienne capitale slave. Les députés noirs n’avaient pas pris aux débats une part très active ; ils n’avaient pas davantage songé à visiter les ruines si curieuses de la vieille capitale ; mais ils avaient fait d’agréables promenades au-dessus de la banquise polaire, assisté à des spectacles très excitants et bu des vins joyeux. Ils s’en revenaient un peu fatigués, mais contents de la vie, en somme. Seuls, dans leur cabine, ils riaient à dents étincelantes, prenaient le nom d’Allah en vain et chantaient des refrains immodestes de leur pays. Tout alla bien jusqu’au quarantième parallèle ; mais l’express s’était à peine engagé au-dessus des terres d’Asie Mineure que des voyageurs musulmans protestèrent. Une surveillante lahoriste intervint sans tarder auprès des chanteurs. C’était une fille des îles égéennes, une vierge superbe aux grands yeux allongés. Oubliant la loi internationale, qu’ils avaient cependant votée et qui les obligeait au respect, les députés accueillirent la surveillante avec ardeur et jovialité. Elle sortit, ferma la cabine au verrou et prévint la police. À la gare de croisement du parallèle 30, les cinq députés blasphémateurs furent appréhendés et conduits en prison sous les injures et sous les coups d’une foule exaltée. L’un d’eux mourut des suites de ses blessures, la nuit suivante.

En Afrique du Sud, l’indignation fut intense et se propagea instantanément. Les milieux dirigeants, loin de calmer les masses, soufflèrent sur les passions populaires. Et, deux jours après l’arrestation des députés, un ultimatum tombait sur le gouvernement lahoriste ; un ultimatum d’une arrogance si intolérable que le monde entier tressaillit de surprise. La riposte vint immédiatement sous la forme d’un document du même genre et de ton plus âpre encore, où les Lahoristes affichaient avec impudence leur chauvinisme délirant, leur haine du voisin, le fanatisme agressif de leurs chefs religieux.

Il y eut, parmi l’élite mondiale, un instant d’effarement. Ceux mêmes qui n’avaient pas la claire notion du danger éprouvaient une sorte de vertige devant cette situation insolite. On écoutait du côté du Conseil Suprême, mais les directeurs ne faisaient entendre que de vagues appels à la modération ; dépossédés de leurs principales prérogatives, ayant à peine confiance en certains éléments de la police universelle, ils hésitaient à s’engager à fond.

Le Parlement mondial s’était ému ; il avait nommé une commission internationale d’arbitrage qui s’agitait avec bruit sans prendre aucune décision ferme. En fait, les dix nations non directement intéressées se retiraient discrètement, laissaient le champ libre aux adversaires ; elles semblaient attendre avec des sentiments troubles, où la curiosité l’emportait sur l’angoisse, le commencement de la lutte fratricide. La situation évoluait d’heure en heure dans une confusion grandissante. Ce n’étaient que manœuvres obliques, fausses nouvelles, mesures provocatrices, excitations sournoises, avances, reculs, démentis, appels tardifs à l’arbitrage, offres non moins tardives de médiation, intrigues sans nombre dont l’observateur le plus perspicace eût été bien empêché de découvrir tous les fils. Une brume mensongère masquait si bien les gestes des grands politiques que toute recherche ultérieure des responsabilités devait paraître quasi impossible.

Personne n’arriva à établir avec précision dans quelles conditions, en quel lieu et par la faute de qui commencèrent les hostilités.

Un seul point demeura indiscutable : le 12 juin, quatrième jour des fêtes terminant le Ramadan, la mêlée était générale à midi — heure du méridien zéro — et de nombreux cadavres jonchaient déjà la terre, de part et d’autre du parallèle 10. Les spectateurs qui, ce jour-là, observaient au cinétéléphone les fêtes religieuses de la frontière, ne purent fournir que des renseignements contradictoires : suivant le point avec lequel ils se trouvaient en communication, ils donnèrent tort soit aux Musulmans, soit aux Sudistes. La guerre parut s’allumer spontanément, partout à la fois.

Au Refuge, ce fut le vieux domestique, Salem, qui donna l’alarme. Il avait, en sa jeunesse, fait son stage de fonctionnaire cuisinier chez un horticulteur noir dont les jardins s’étendaient sur les rives du fleuve Comoé, et il avait encore là-bas, chez le même horticulteur, son fils, ingénieur de la section fruitière. Depuis que l’orage menaçait en ces régions, Salem, plusieurs fois par jour, s’arrêtait, anxieux, devant l’écran du cinétéléphone. À midi, le 12 juin, comme il venait de se mettre en communication avec le Haut-Comoé, le vieillard recula en jetant un cri d’effroi : des bruits d’explosion sortaient des écouteurs, des ronflements d’incendie, des hurlements de fureur et d’épouvante.

Harrisson et Lygie, qui se trouvaient à table dans une pièce voisine accoururent à l’appareil. Une scène navrante s’offrit à leurs yeux : des centaines de fanatiques lahoristes se ruaient à l’assaut d’un alignement sudiste. Dans les jardins, autour des habitations, on apercevait comme un grouillement de fourmilière. Des femmes étaient aux premiers rangs, dressées en des poses héroïques.

Le vieux Salem, d’un doigt tremblant, désigna au milieu de l’écran une petite maison cernée par les furieux : déjà, autour de cette maison, des bâtiments d’exploitation, des récoltes entassées flambaient. Harrisson rétrécit le champ de vision : l’image centrale emplit le cadre. Et l’on vit s’ouvrir brusquement la porte de la maison ; un homme parut au seuil.

— Pierre ! cria Salem. Pierre !… mon fils !…

Harrisson voulut ramener le vieillard en arrière, mais il résistait, se cramponnait à l’appareil, le visage ravagé d’angoisse. La scène se déroula tout entière sous ses yeux ; elle fut d’ailleurs très rapide.

L’homme essayait de parlementer ; une clameur couvrit sa voix.

— À mort le chien sudiste !… Au supplice !… Qu’on le brûle !…

Des femmes bondissaient, griffes en avant ; des projectiles commençaient à pleuvoir. L’homme parut hésiter pendant quelques secondes ; ses yeux errèrent, cherchant du secours peut-être, ou quelque moyen de salut. Soudain, il leva le bras, pointa, à courte distance, un lance-torpille. Une flamme jaillit, droite au départ, puis rapidement recourbée en spirale. Et ce fut le vide devant la maison ; une giration formidable emportait en l’air, comme des fétus, des branches d’arbres, des pierres, des débris humains. Les assaillants qui se trouvaient au bord de la zone dangereuse avaient été culbutés comme par un cyclone. Le tireur lui-même, obligé de viser trop près, s’était abattu. Il se releva presque aussitôt et se mit à courir, désarmé, hagard, se heurtant à ses ennemis. Des mains l’agrippèrent ; il cogna, mordit, disparut sous une grappe de corps enchevêtrés. Il reparut, porté à bras tendus comme sur un pavois ; ses membres brisés pendaient. Une femme, qui brandissait une torche, lui brûla les mains. Avec de grands cris de joie féroce, on le jeta, pantelant, dans un hangar en flammes.

Salem s’était évanoui. Harrisson emporta le vieillard et le confia à Lygie. Quand il revint à l’appareil, il chercha vainement sur l’écran la maison de l’ingénieur et la foule musulmane : les avions des deux partis étaient entrés en jeu, et, déjà, ils avaient fait place nette.

Harrisson élargit le champ de vision. Toute la région était méconnaissable. Quelques minutes avaient suffi pour la destruction d’un alignement de plusieurs kilomètres, comprenant des centaines de maisons. La chaleur effroyable des désintégrations avait allumé un immense incendie qui dévorait toute matière combustible. Les constructions métalliques jonchaient le sol, aplaties, écrasées ou bien écartelées par les explosions. Les arbres gisaient et flambaient ; le sol, troué de vastes cratères, était couvert de cadavres déchiquetés et noircis. Quelques fuyards, Musulmans ou Sudistes, miraculeusement saufs après cet écroulement du ciel sur leur tête, couraient au hasard, haletants dans l’atmosphère suffocante.

Les avions étaient déjà en nombre considérable. Il en arrivait d’autres de tous les points de l’horizon : policiers nationaux ou promeneurs disposant de moteurs indépendants et d’armes clandestines. Au premier moment, les pilotes n’avaient songé qu’à prendre part à la bagarre terrestre ; les uns avaient ravagé l’alignement sudiste, les autres anéanti les bandes lahoristes. Maintenant, cette besogne facile accomplie, ils s’affrontaient en plein ciel, au-dessus des fumées de l’incendie.

L’absence de toute discipline, la diversité des appareils et l’hétérogénéité de l’armement rendaient la lutte confuse. Ce n’étaient que duels singuliers, accrochages de hasard, feintes traîtresses, surprises. Quelques policiers, disposant d’interrupteurs à grand rayon, précipitaient au sol les appareils de modèle ancien, facilement déréglables. Mais nombre de partisans avaient des appareils perfectionnés, rebelles aux influences ordinaires et d’une formidable puissance offensive.

Beaucoup s’entouraient de nuages opaques d’où ils surgissaient à l’improviste, lançant la foudre par tous leurs hublots. D’autres montaient au zénith et quand ils avaient choisi leur proie, ils se laissaient choir à une vitesse folle, crachant au passage une bordée de minuscules torpilles à désintégration explosive qui pulvérisaient l’adversaire.

Au bout de dix minutes de combat, les trois quarts des appareils étaient allés s’écraser au sol ou bien s’étaient émiettés dans l’atmosphère. Pern’avait fui. Le même héroïsme forcené animait tous les combattants.

Harrisson, bouleversé, manœuvra la manette de latitude. Rapidement, il fouilla du regard les riches territoires du Sud, revint chez les Lahoristes, suivit les alignements méditerranéens. Une vive agitation se manifestait partout ; de nombreux avions étaient tirés de leur garage et prenaient leur vol ; çà et là, des rassemblements tumultueux se formaient. Cependant, l’arrière-pays était encore indemne ; on n’y constatait ni dégâts ni actions de guerre.

Harrisson eut une lueur d’espoir : la terrible friction d’avant-gardes à laquelle il venait d’assister n’aurait peut-être pas de suites ; un arbitrage pouvait peut-être intervenir encore…

Il revint à la latitude 10, fit glisser le champ de vision suivant le parallèle. Et, aussitôt, son espoir s’évanouit : la folie guerrière était bien, cette fois, véritablement souveraine.

Des côtes de l’Atlantique aux montagnes d’Abyssinie, partout où les hommes du Nord se trouvaient en contact avec leurs frères du Sud, la bataille commençait ou faisait déjà rage, ou même s’achevait dans une orgie furieuse.

Les cadavres s’entassaient aux terminus des chaussées lahoristes. Dès les premiers moments, beaucoup de ces chaussées avaient été coupées par des avions sudistes, et les pèlerins innombrables qui étaient venus par glisseurs, aux fêtes du Beïram, avaient été massacrés en quelques instants, par masses profondes, avant de pouvoir se disperser dans les campagnes. En certains points, des milliers de personnes avaient été fauchées du même coup.

Les gares internationales demeuraient intactes, mais la plupart des alignements étaient détruits. Il n’y avait à terre ni vainqueurs ni vaincus ; seulement des morts, des blessés hurlants, quelques fuyards à demi fous.

Sur l’écran, d’espace en espace, des taches apparaissaient, blanches, vides, marquant la place de régions où toute communication était interrompue avec le reste du monde, où toute trace de civilisation avait déjà disparu.

La mêlée des avions embrasait le ciel. Des milliers d’appareils venaient des horizons opposés se jeter dans la bataille. Dans la fièvre de ce premier choc, on ne songeait point à lancer sur l’ennemi les engins automatiques. Tous les avions étaient montés, manœuvrés directement par de courageux pilotes. Le sang âcre des anciens barbares bouillonnait aux artères des combattants.

Une immense nuée d’oiseaux féroces flottait au-dessus des terres dévastées. On voyait des avions de toutes formes et de toutes dimensions, depuis les fragiles libellules de plaisance jusqu’aux aérobus déclassés des Transports Généraux, depuis les lentes voitures de famille jusqu’aux machines de sport, étroites et fines, dont l’équilibre n’était sûr qu’à des vitesses vertigineuses. Les véritables avions de combat, pilotés par les miliciens nationaux, n’étaient ni les plus nombreux ni les plus actifs ; les partisans dépensaient un héroïsme désordonné.

L’acharnement était tel qu’il semblait que nul ne dût s’échapper. Au premier choc, les formations adverses fondaient comme cire, et la bataille se fût rapidement terminée n’eût été l’arrivée incessante de renforts.

Lygie avait rejoint Harrisson. À tue-tête, à cause du fracas des explosions qui sortaient des écouteurs, elle criait :

— Mais que fait donc la police universelle ?… Mais que fait donc le Conseil Suprême ?… Il faudrait des ambulances… et, avant tout, qu’on sépare ces bandits !… Qu’on les sépare !

Elle tremblait, les yeux pleins d’horreur, et se tordait les bras.

Harrisson tourna l’obturateur : le drame parut s’atténuer dans le lointain ; on n’entendit plus qu’un bruit continu et sourd, semblable au roulement d’un orage naturel fuyant à l’horizon. Mais, sur l’écran, l’affreux spectacle s’offrait toujours à la vue. Et Lygie répétait, haletante :

— Mais que fait donc le Conseil Suprême ?… Ne finira-t-on pas par envoyer les universels ?…

Harrisson eut un geste navré.

— Que peut à présent le Conseil Suprême ? Et la police que vaut-elle ?… Les universels ne sont pas sûrs…

Il manœuvra encore les manettes, cherchant la communication avec les régions les plus populeuses des pays belligérants. La rumeur des foules remplaça le bruit des explosions. De toute part, on se préparait à la lutte. La bataille de la frontière n’était qu’une échauffourée de partisans engagés à l’étourdie, mais la grande œuvre de destruction allait commencer, pour laquelle on utiliserait méthodiquement toutes les forces de la nature, tout l’héroïsme des hommes, toutes les ressources de leur imagination diabolique.

Les centrales clandestines appelaient leurs ingénieurs ; des machines de guerre sortaient d’arsenaux invisibles, probablement souterrains ; des postes mobiles de météorologie, considérablement renforcés, partaient pour des destinations inconnues.

Au-dessus de la vallée du Nil, Harrisson encadra une nuée de torpilleurs automatiques qui, guidés sans doute par une centrale méditerranéenne, filait déjà vers les terres du Sud. Il les suivit jusqu’au voisinage du parallèle frontière ; tout à coup, il les vit se disperser comme des feuilles sous une bourrasque ; ils éclatèrent en l’air, dans toutes les directions, avant d’avoir atteint le territoire ennemi.

Harrisson eut un vif mouvement de surprise et se pencha pour examiner attentivement l’écran. Puis il appela Lygie, qui s’était éloignée, les nerfs brisés.

— La police ! criait-il ; voici enfin la police ! Il y a peut-être encore un peu d’espoir !

Survolant les montagnes d’Abyssinie, une escadre d’universels cinglait vers l’Ouest à grande vitesse ; une escadre compacte, précédée d’éclaireurs ultra-rapides qui faisaient les sommations et déblayaient la route.

Le prestige de la police internationale demeurait encore si grand que, malgré l’aveugle furie des combattants, le vide se faisait sur le passage des éclaireurs. Les Africains se séparaient, revenaient vers leurs bases ou, tout au moins, demeuraient à distance, hésitant sur la conduite à tenir. Les universels ouvraient la mêlée comme l’étrave ouvre les flots. Ils avançaient tout droit, collant à la ligne parallèle sans manœuvrer ni combattre. Leur rôle actif se bornait à intercepter et à détruire par influence les avions-torpilles qui commençaient maintenant à voler au-dessus de la frontière. Quelques-uns de ces avions, mus par des forces inconnues, leur échappaient d’ailleurs et portaient la mort au loin.

Une seconde escadre venait de l’Atlantique. La jonction s’opéra aux environs de la gare 10.40, une des plus importantes du réseau général. De là, des patrouilles s’organisèrent et allèrent s’échelonner le long de la frontière. En même temps des ambulances s’élevaient de divers points du globe et se dirigeaient rapidement vers l’Afrique centrale.

Quelques minutes plus tard, Harrisson et Lygie reçurent, par les Nouvelles Générales, l’ordre de rejoindre sans délai le laboratoire de la centrale 4.48, où des instructions leur seraient données.

Le Conseil Suprême, devant l’immensité de la catastrophe, s’était ressaisi et tentait un dernier effort. Conscients de leurs responsabilités effroyables, les deux nouveaux directeurs secouaient le joug occulte d’Endémios et, pour la première fois depuis leur élection, les décisions du Conseil Suprême étaient prises à l’unanimité.

Le déclenchement des actions de sauvegarde s’opérait avec la brutalité coutumière. Les directeurs mobilisaient la police universelle, ordonnaient l’isolement complet des belligérants, la censure des Nouvelles Générales, l’arrestation immédiate des dirigeants africains, parmi lesquels Endémios et Lahorie, déclarés coupables avant tout jugement.

Or, dès les premières heures, les difficultés surgirent. La police répondait sans entrain à l’ordre de mobilisation. Nombre d’universels africains ne donnaient pas signe de vie ; d’autres, aussitôt armés, s’étaient dirigés vers leurs pays d’origine, non pour y faire régner l’ordre, mais pour se joindre aux miliciens nationaux.

Des chefs de légions donnaient l’exemple de l’indiscipline. Ils arguaient de leur répugnance à intervenir contre leurs compatriotes et offraient bruyamment leur démission. Chargé d’arrêter Endémios, un jeune ingénieur, capitaine général des légions judiciaires, refusait net de remplir sa mission. Mis hors la loi, il ne fuyait pas, ne se cachait pas, en appelait à ses troupes, à l’opinion et même aux députés.

Le Parlement mondial siégeait en permanence au palais 60.330. Endémios s’y fit entendre. Il ne demandait rien pour lui et se déclarait prêt à accepter toute décision des juges ; il ne demandait rien pour son pays que le droit de résister à une agression inqualifiable ; mais il attaquait violemment le Conseil Suprême, lui reprochait son incapacité et son aveuglement. Il démontrait qu’une législation vieille de cinq siècles ne pouvait plus convenir à la société moderne. Les décisions des directeurs n’étaient pas l’expression de la volonté mondiale ; seule la Commission d’arbitrage, où toutes les nations étaient également représentées, avait qualité pour intervenir, le cas échéant.

Il ne demanda pas explicitement la déchéance des directeurs, mais d’autres la demandèrent pour lui, et le vote fut enlevé très facilement.

Abandonnés par une partie de la police, mal soutenus par le reste, les directeurs ne purent songer à résister. Le Conseil Suprême avait vécu.

La Commission d’arbitrage ayant constaté l’état de guerre entre les deux républiques africaines, les représentants des dix autres nations firent, au nom de leur gouvernement, une déclaration solennelle de neutralité.

Les décisions du Conseil Suprême furent immédiatement rapportées. On prit cependant quelques mesures indispensables. D’importantes forces de police, ayant pour origine les pays neutres, demeurèrent mobilisées ; leur rôle, d’ailleurs, devait se borner à la protection des non-belligérants, à la sauvegarde des établissements mondiaux d’Afrique, centrales du réseau universel, postes cinétéléphoniques et de météorologie générale, voies de grande communication.

Le coup d’État avait pris soixante heures à peine. Pendant ce temps, les hostilités, un moment interrompues par l’intervention des universels, s’étaient rallumées avec violence.

Dès la nuit du 14 au 15, avant même que fût connue la destitution des directeurs, le vol des avions-torpilles recommençait au-dessus du continent. Les chefs de guerre abandonnaient provisoirement la lutte par avions montés parce que trop lente et trop peu efficace ; elle reprenait seulement du fait de certains partisans, friands d’exploits individuels.

Les engins automatiques aériens voyageaient sans cesse, invisibles, silencieux et rapides. Des ingénieurs, à mille lieues de distance, les dirigeaient par les régions désertes du ciel ; ils les ramenaient aisément dans le plan de départ lorsqu’un accident les faisait dévier ; avec une précision redoutable, ils en provoquaient la chute et l’explosion au point visé. La sécurité n’existait nulle part, et toute la population était exposée. Au-dessus des habitations clairsemées des réseaux secondaires, tout aussi bien qu’au-dessus des alignements surpeuplés des grandes zones, les nuées s’ouvraient tout à coup, et le feu du ciel frappait les hommes. Comme semées par une main diabolique, les torpilles s’égrenaient de distance en distance sur toute l’étendue du territoire ennemi et même sur les eaux nationales. En quelques minutes, une région était entièrement bouleversée.

Bataille méthodique, sinistre, effroyablement meurtrière. Elle atteignit sa plus grande intensité le 19 juin, cinquième jour. Le 20 au matin, on pouvait déjà estimer les pertes au dixième de la population totale. Plus de vingt millions de cadavres jonchaient la terre ou se consumaient dans la flamme des incendies. Le nombre des blessés était si grand et les opérations de sauvetage si périlleuses que l’on ne pouvait songer à les secourir tous.

Plus de la moitié des habitations étaient détruites ; on abandonnait celles qui restaient debout. Les gens se répandaient dans les campagnes, à bonne distance des alignements visés et se dispersaient autant qu’il leur était possible. On se réfugiait dans les grottes creusées huit siècles plus tôt, lors de la grande guerre chrétienne. La plupart de ces grottes étaient trop peu profondes pour garantir une réelle sécurité ; on s’y entassait quand même, faute de mieux. On en creusait de nouvelles ; de puissantes foreuses travaillaient sans relâche. Le 25 juin, une bonne partie de la population avait, tant bien que mal, réussi à se terrer.

La lutte, à ce moment-là, parut se ralentir. On avait fait, durant les premiers jours, une telle consommation de projectiles que les réserves de substances à désintégration explosive s’épuisaient rapidement. Des arsenaux avaient été détruits, le personnel décimé et la production générale interrompue par l’exode de la population vers les refuges souterrains.

Les nuées d’appareils automatiques diminuaient en nombre et en importance. En outre, les torpilles n’arrivaient plus aussi sûrement au but. On commençait en effet à songer aux mesures de préservation. Les physiciens des deux pays venaient de mettre au point de nouveaux procédés de défense. Par des installations spéciales, rapidement édifiées, on cherchait à neutraliser l’énergie des centrales de guerre adverses. De plus en plus souvent, des projectiles voyageant à une hauteur suffisante pour échapper à l’influence des avions montés, déviaient pourtant de leur route. Parfois, avant d’avoir franchi la ligne frontière, ils s’arrêtaient court et faisaient explosion comme s’ils eussent heurté un invisible blindage vertical ; parfois aussi, ils étaient happés par des champs tourbillonnaires qui les envoyaient au sol pour le plus grand dommage de la région où ils tombaient.

Les torpilles devenaient ainsi d’un emploi malaisé et dangereux. Les avions montés réapparaissaient en grand nombre, sans toutefois s’engager à fond. La bataille arrivait à un point mort.

La Commission d’arbitrage décida, à la majorité des voix, d’offrir sa médiation. Par les Nouvelles Générales elle s’adressa aux peuples engagés dans cette horrible lutte fratricide et fit entendre, enfin, le langage de la raison. Mais chez les belligérants, l’opinion des masses ne comptait guère, ne pouvait guère s’exprimer. Les dirigeants, maîtres absolus depuis le commencement des hostilités, repoussèrent avec indignation une paix prématurée qui eût laissé les adversaires également diminués et sans gloire. Ils consentirent pourtant à un armistice de soixante heures.

Et l’on assista alors à un spectacle singulier et réconfortant. De tous les pays du monde, les secours affluèrent vers les régions dévastées. Les neutres communièrent en un grand élan de pitié fraternelle. On vit les mêmes hommes, qui avaient sournoisement poussé à la guerre, les mêmes hommes qui avaient suivi, avec une abominable curiosité, toutes les phases de la catastrophe, se précipiter vers les champs de bataille, prodiguer une étonnante activité, panser avec un dévouement admirable les plaies dont ils étaient, en quelque manière, responsables. Les services généraux d’hygiène, de médecine, de chirurgie, concentrèrent en quelques heures tous leurs moyens d’action. Spontanément, les organisations autonomes des pays neutres offrirent leurs services et rivalisèrent d’abnégation. Enfin des particuliers accouraient aussi, hommes et femmes de toutes conditions, qui se mettaient modestement aux ordres des autorités compétentes et que nulle besogne ne rebutait.

La tâche la plus difficile consistait en la recherche des blessés. Beaucoup de malheureux, atteints dès les premiers jours de la bataille, avaient fini par succomber, loin de tout secours, torturés par la douleur et par la soif. Sous des décombres fumants, on découvrait des moribonds qui avaient échappé par miracle aux flammes et à l’asphyxie. On en trouvait d’autres à demi enterrés, d’autres qui râlaient sous des monceaux de cadavres. La gangrène faisait de terribles ravages ; des plaies noirâtres, hideuses, grouillaient de vers. La plupart des blessés étaient hébétés.

De rapides ambulances aériennes suivaient les alignements détruits. Sur les grandes voies du réseau général, les express sanitaires se succédaient de minute en minute, emportant leur lamentable chargement vers le paradis des hôpitaux neutres. La nuit n’interrompait point les recherches ; des phares mobiles sillonnaient l’atmosphère et dissipaient les ténèbres autour des équipes sanitaires ou de sauvetage. L’identification des cadavres était impossible. On les brûlait sur place, de même que l’on brûlait les cadavres d’animaux et les débris déchiquetés que l’on trouvait partout autour des cratères d’explosions. Une puanteur formidable montait de certains charniers.

À la cinquante-neuvième heure, les neutres se retirèrent, laissant le champ libre pour une seconde reprise.

Les Lahoristes s’assurèrent bientôt un avantage fort net. Les avions montés avaient recommencé la lutte un peu au hasard, cherchant une nouvelle méthode de combat. Or, pendant que la bataille aérienne accaparait ainsi l’attention, les ingénieurs nordistes, par quelques-unes de leurs chaussées encore intactes, réussirent à mobiliser leurs centrales méditerranéennes. Sur des glisseurs appropriés, de puissantes génératrices vinrent renforcer les installations de la zone frontière.

Les escadres sudistes ne tardèrent pas à trébucher sur ce barrage. Beaucoup d’appareils, soudain déréglés, s’écrasaient sur le sol ; les avions les plus modernes et les plus puissants pouvaient seuls continuer leur route.

Les Lahoristes, au contraire, trouvaient là une base sûre derrière laquelle ils se reformaient. Leurs escadres refoulèrent l’ennemi et les territoires du Sud devinrent le théâtre unique des grandes actions de guerre. La bataille s’ordonna ; on vit poindre la victoire des Lahoristes. Dominant par le nombre des avions, ils imposaient leur tactique, prenaient sur l’adversaire un ascendant incontestable. Sous la protection d’éclaireurs rapides qui déblayaient la route, des escadres spécialisées cherchaient à atteindre les centrales, points vitaux de la résistance ennemie. Au prix de pertes terribles, quelques-unes furent détruites et de vastes régions devinrent facilement vulnérables. La population du Sud se trouva exposée directement aux coups de l’ennemi. Les meilleures grottes n’offraient plus un refuge sûr, car les avions nordistes les bloquaient, en obstruaient l’entrée ou les pilonnaient jusqu’à l’effondrement. Un demi-million de malheureux furent ainsi enterrés vifs et succombèrent après une effroyable agonie.

Les Sudistes abandonnèrent les grottes ; des groupes furtifs se dispersèrent encore une fois dans les profondeurs des campagnes, jalousant les combattants de l’air qui, du moins, rendaient coup pour coup. Chez les Lahoristes, où personne ne doutait de la victoire complète et prochaine, la population, ne sentant plus sur elle la menace des torpilles et des avions ennemis, quittait également les refuges souterrains. Malgré les deuils innombrables, l’enthousiasme patriotique et religieux était à son comble. Pour suppléer aux avions qui combattaient au loin, on réparait fiévreusement les chaussées stratégiques. Des bandes fanatiques s’entassaient imprudemment sur les glisseurs et gagnaient la frontière. Le désir de vengeance brûlait les âmes ; on voulait aller chez l’ennemi, voir de près sa souffrance et sa honte. Les précautions élémentaires étaient négligées ; on partait, en masses compactes, sans armes sérieuses, sans vivres, sans même se ménager de moyens de retraite pour le cas où les chaussées seraient de nouveau coupées.

La défense des Sudistes faiblissait, il est vrai, d’heure en heure ; ils tenaient encore cependant, cherchaient visiblement à gagner du temps et certaines de leurs formations montraient une énergie opiniâtre. Ils tentaient aussi des contre-offensives singulières ; c’est ainsi qu’ils faisaient donner leurs postes météorologiques. Diversions très peu efficaces qui se bornaient à de brefs orages, éclatant à la même heure, à la périphérie des territoires ennemis et dont les Lahoristes se gaussaient.

Le 5 juillet, des signes de lassitude et de désespoir apparurent chez les Sudistes.

Les cadavres, privés de sépulture, empestaient de nouveau l’atmosphère. En de nombreux cantons, la disette se faisait cruellement sentir. Les bandes lahoristes s’étaient infiltrées au sud du dixième parallèle, et de hideux massacres commençaient.

La Commission d’arbitrage intervint une fois de plus ; elle proposait la cessation immédiate des hostilités et l’ouverture d’une conférence de paix.

Ivres d’orgueil, les Lahoristes refusèrent ; ils voulaient exploiter leur succès, exigeaient que l’adversaire vînt lui-même à merci.

Endémios parla au nom des Sudistes. Sa réponse fut nette et simple, digne d’un ancien chef barbare :

— Le sort de la guerre, disait-il, n’est nullement fixé. Le serait-il, au reste, qu’il ne pourrait être question de déposer les armes tant que les morts ne seraient pas vengés, tant que les vautours du Nord obscurciraient, de leurs ailes sinistres, le ciel de la patrie !

Les Sudistes revinrent à la lutte avec une énergie désespérée. La rage des combattants ne respectait plus les établissements internationaux ; des ambulances neutres, imprudemment aventurées dans la zone de bataille, furent détruites. Les adversaires se trouvèrent d’accord pour demander le retrait de tous les services universels dont il devenait impossible d’assurer la sauvegarde.

L’avertissement d’Endémios rendait un son particulièrement inquiétant.

Le tribun du Sud mettait au compte des Lahoristes des actes de férocité épouvantables ; s’il n’annonçait pas explicitement des représailles, il laissait entendre que l’on pourrait être amené à employer, contre de pareils barbares, des moyens de défense énergiques et imprévus. Et il invitait les universels à se retirer dans un délai de douze heures.

On crut à une manœuvre d’intimidation visant les Lahoristes ; mais Endémios renouvela son avertissement en termes très pressants, en même temps qu’il accordait un second et dernier délai.

Beaucoup d’agents internationaux quittèrent l’Afrique en toute hâte.

Dès le lendemain, comme de nouvelles bandes lahoristes accouraient, par les chaussées du Nord, renforcer les massacreurs de la frontière, les Sudistes portaient un coup inattendu et formidable…

Depuis le début de la guerre, peut-être, ils préparaient cette surprise. Tous leurs postes météorologiques, conjuguant leurs efforts suivant un plan étudié dès le temps de paix, s’étaient rendus maîtres des courants atmosphériques. Par leurs soins, un vent régulier de surface soufflait des sylves équatoriales vers les régions désertiques et surchauffées du Nord. Le 12 juillet, le vent grandit tout à coup ; malgré la sécheresse de l’air, un étrange parfum de verdure mouillée devint perceptible dans la zone frontière… D’un océan à l’autre, à la même seconde, des batteries chimiques s’étaient démasquées automatiquement, et elles livraient au vent des gaz inconnus, d’une nocivité inouïe. Une nuée invisible roula vers le Nord sur toute la surface du continent. Les effets en furent immédiats et terribles : sur une profondeur moyenne de trente lieues, la mort faucha implacablement. Seuls échappèrent ceux qui se tenaient terrés au fond de grottes bien closes ou qui voyageaient au-dessus de la nappe empoisonnée. Tous les glisseurs qui, de minute en minute, se succédaient sur les chaussées, arrivèrent chargés de cadavres aux stations de la frontière et s’y écrasèrent les uns sur les autres.

Quand les postes météorologistes du Nord tentèrent de réagir, il était trop tard : la nappe était passée et se dissipait d’elle-même au-dessus des déserts, où les gaz perdaient rapidement leur nocivité.

L’attaque, d’ailleurs, se renouvela au nord sous une autre forme. Pendant que la météorologie lahoriste dirigeait ses efforts de défense vers la région équatoriale, l’invisible fléau menaçait le lointain arrière-pays. Depuis plusieurs jours, en effet, de vastes nuées de cristaux microscopiques étaient emportées par des courants rapides de la haute atmosphère. Dans la nuit du 13 au 14, un immense chapelet orageux se forma soudain au-dessus des rives méditerranéennes. Les nuées crevèrent toutes à la fois. Une pluie empoisonnée tomba par torrents ; citernes et rivières furent immédiatement polluées. L’orage terminé, une légère brume asphyxiante monta des terres surchauffées.

Les victimes furent encore innombrables. Des millions de Lahoristes, la poitrine brûlée, la gorge détruite, se tordirent à la fois dans une épouvantable agonie silencieuse. Pendant quelques heures, un râle sourd, qui était comme la plainte immense de la terre, monta vers le ciel redevenu clair.

L’attentat des Sudistes dépassait en horreur les plus grands crimes de la barbarie chrétienne.

Le Parlement mondial, la Commission d’arbitrage et tous les gouvernements nationaux s’émurent. La Commission d’arbitrage reprenant, par la force des choses, le rôle du Conseil Suprême, envoya aux belligérants, sur un ton comminatoire, l’ordre de cesser immédiatement la lutte. Le gouvernement sudiste aurait en outre à répondre de l’attentat inqualifiable, commis en violation du droit des gens et qui avait, au surplus, causé la mort d’agents neutres, surpris par les gaz toxiques dans les établissements internationaux d’Afrique.

Le Parlement mondial vota la mobilisation de tous les universels.

Mais les événements se succédèrent avec une rapidité déconcertante. Le message de la Commission d’arbitrage était à peine lancé qu’on apprenait avec stupeur le déclenchement d’une vaste offensive microbienne. Pendant que les Sudistes préparaient en secret l’attaque par les gaz, des avions lahoristes avaient en effet, traîtreusement ensemencé le territoire austral. Et, maintenant, après une courte période d’incubation, les épidémies éclataient partout ; des maladies inconnues se propageaient avec une inquiétante rapidité.

Le crime répondait au crime ; les belligérants sombraient dans la même folie monstrueuse.

Les autorités internationales comprirent que l’heure des appels à la modération était passée ; il fallait agir sans retard et brutalement. On se décida donc enfin à réaliser l’isolement des deux nations en lutte. La surveillance active des universels bloqua les frontières. Les grands conseils techniques, chargés de suivre les événements et de parer à l’imprévu, rappelèrent leurs spécialistes. Pour la seconde fois, Harrisson et Lygie, convoqués par l’Académie de physique au laboratoire 4.48, durent quitter le Refuge.

Quelques foyers épidémiques s’allumèrent chez les neutres, notamment en Europe, en Australie et en Asie centrale ; immédiatement signalés, ils n’eurent pas le temps de s’étendre. Les services d’hygiène demeurèrent alertés et de sévères mesures d’isolement furent prises pour que le fléau ne débordât point, à l’avenir, les limites des pays belligérants.

Il fallait en outre préserver les neutres des gaz toxiques. Malgré la maîtrise reconnue des ingénieurs du Sud, leurs nuées empoisonnées causaient de l’inquiétude : une négligence, une erreur ou même une réaction toujours possible des postes lahoristes et les nuées pouvaient dévier, porter la mort chez les Européens ou les Asiatiques. Les organisations de météorologie universelle intervinrent donc ; et, avec une énergie telle que, bientôt, l’influence des postes africains fut annihilée.

Par malheur, l’unanimité qui s’était formée chez les neutres au moment du danger, ne tarda pas à disparaître. Des tiraillements se produisirent, une fois de plus, au Parlement mondial et à la Commission d’arbitrage. Endémios, dès la première heure, avait dénoncé l’action brutale de la météorologie universelle comme une violation flagrante de la neutralité. Annihiler les postes africains, c’était, disait-il, briser les armes entre les mains des Sudistes alors que leurs adversaires — qui, les premiers, avaient férocement transgressé le droit des gens — conservaient toutes leurs possibilités criminelles. Les Américains du Sud, les Australiens et une partie des Asiatiques donnaient raison à Endémios.

L’emploi de la police universelle rencontrait aussi des difficultés. On avait d’abord pensé à une action générale qui aurait séparé les belligérants, leur aurait imposé un armistice immédiat, puis la paix. Mais ce projet se heurta bientôt à des objections plus ou moins sincères. Les non-interventionnistes montraient le danger des épidémies ; surtout, ils affectaient de craindre une résistance inattendue des Africains, un élargissement considérable de la zone des opérations, peut-être une catastrophe mondiale. Leur avis prévalut.

Sous la promesse que les belligérants renonceraient aux empoisonnements microbiens et gazeux, on décida de s’en tenir encore à la neutralité, en attendant que l’occasion se présentât de s’interposer sans risques.

La police reçut l’ordre de renforcer simplement les services de surveillance. Les postes de météorologie universelle, dont l’intervention soudaine et massive n’avait pas été sans causer de graves perturbations dans les pays neutres, revinrent à des actions modérées, divergentes, qui laissèrent une certaine autonomie aux postes belligérants, tout en assurant une relative sécurité aux pays limitrophes.

Aux grands conseils techniques, on discutait à propos du réseau mondial où les combattants puisaient librement l’énergie. Certains ingénieurs avaient préconisé la destruction pure et simple du secteur africain. Remède héroïque qui eût sans doute considérablement diminué la force offensive des belligérants mais qui, d’autre part, eût rendu très difficiles l’organisation ultérieure des secours et le ravitaillement. En outre, il s’agissait là d’une entreprise sans précédent et les physiciens n’osaient affirmer qu’elle n’aurait point une répercussion catastrophique sur l’ensemble du réseau. On hésitait à risquer immédiatement un bouleversement mondial. La majorité des savants proposait une solution moins radicale, moins hasardeuse. Il fallait seulement, disaient-ils, par quelque moyen encore à découvrir, rendre inutilisable, pour les machines de guerre actuellement employées, l’énergie du réseau public.

C’était l’opinion de Lygie. Harrisson, au contraire, dans la crainte d’un mal inconnu gagnant l’humanité entière, avait conseillé la destruction. Devant la résistance de ses confrères, il s’était d’ailleurs incliné. Et, soit au Refuge avec Lygie, soit au laboratoire 4.48 dont il avait pris la direction, il cherchait jour et nuit le moyen d’interdire aux belligérants les réserves énergétiques pratiquement inépuisables du réseau mondial. Car ce difficile problème n’était point résolu.

En cette période d’universelle anxiété, les savants, un moment éclipsés par les grands politiques, retrouvaient leur place au premier plan. Les masses regardaient instinctivement de leur côté ; on attendait de leurs efforts les sauvegardes essentielles. Et, entre tous, Harrisson le créateur, Harrisson continuateur d’Avérine, semblait capable de trouver la solution élégante et audacieuse qui tirerait l’humanité de l’impasse où elle s’était follement engagée. La supériorité de Harrisson était d’ailleurs reconnue de l’élite, et les savants les plus célèbres briguaient l’honneur de l’aider dans ses recherches.

Pendant que l’on travaillait ainsi dans les laboratoires neutres, les savants africains ne restaient pas non plus inactifs. Sans relâche, ils armaient les peuples moribonds et toujours acharnés.

Après les empoisonnements gazeux et microbiens, la lutte s’était quelque peu ralentie. Les services sanitaires africains ayant été désorganisés, les épidémies s’étaient propagées très rapidement du Sud au Nord de la population avait été, une fois de plus, décimée. Mais, passé le premier moment de stupeur, les survivants étaient revenus à la bataille.

L’issue de la lutte paraissait de nouveau tout à fait incertaine ; la mort avait égalisé les chances. Le plus tenace vaincrait, ou le plus féroce ou le plus savant ; peut-être même n’y aurait-il que des vaincus…

L’ardeur des premiers jours avait fait face à un sombre et patient héroïsme. Les dirigeants n’entonnaient plus les airs de bravoure, mais leur fermeté inébranlable s’exprimait en formules économes, sèches et dures. Chez les masses dominait un immense orgueil lugubre : l’orgueil de reculer les bornes du possible, de souffrir comme jamais aucun peuple n’avait souffert à l’âge scientifique. La haine s’éteignait ; on n’osait plus fixer de buts à la guerre. On continuait la lutte, moins peut-être pour détruire l’adversaire que pour écrire une page fabuleuse dans les annales humaines.

La guerre microbienne avait été abandonnée et les vastes offensives météorologiques étaient devenues impossibles. Mais, de part et d’autre, malgré les engagements pris, on avait encore recours aux gaz toxiques. On employait d’ailleurs concurremment toutes les armes connues. La bataille, moins intense qu’aux premiers jours, prenait les aspects les plus variés et demeurait fort meurtrière. Les belligérants utilisaient largement l’énergie du réseau général. Des torpilles de modèles nouveaux faisaient chaque jour leur apparition. Les avions montés ne se groupaient plus en formations denses mais une poussière d’escadrilles tenait l’air. Et tout cela bombardait, foudroyait, incendiait ou empoisonnait.

Des isolés risquaient l’atterrissage en pays ennemi, lorsque s’offrait à eux quelque belle occasion de massacre. Des femmes réussissaient souvent cet horrible exploit : déguisées en infirmières, elles se mêlaient aux foules, pénétraient par ruse dans les grottes mal gardées où elles semaient de minuscules engins à désintégration explosive.

Les travaux étaient complètement interrompus ; rien n’arrivant plus des pays neutres, les vivres s’épuisaient rapidement. Une mortalité effrayante frappait les faibles, les enfants, les vieillards. Au 15 août, la moitié de la population avait disparu ; le nombre des victimes atteignait deux cents millions.

À cette date, Harrisson annonçait à l’Académie de physique qu’il touchait au but : on pouvait désormais, sans grands risques, neutraliser complètement, pour une période assez longue, le secteur africain du réseau général.

Il fallait malheureusement, pour cela, obtenir la collaboration active des différents services nationaux. Les dictateurs méridiens d’Europe orientale et d’Asie demandèrent alors de nouvelles expériences, des garanties supplémentaires. Leur évidente mauvaise volonté fit perdre un temps précieux que les belligérants mirent diaboliquement à profit.

Ce fut à ce moment, en effet, que la guerre prit véritablement figure d’entreprise scientifique tout à fait moderne et que des fléaux d’une étonnante étrangeté frappèrent les hommes.

Les dernières découvertes des physiciens de l’éther furent utilisées.

Les émules africains de Harrisson, de Takase et des grands spécialistes amenaient au jeu des éléments inconnus, prodigieusement subtils. Ils risquaient des gestes insensés aux conséquences imprévisibles et dont ils ne pouvaient songer même à préserver leurs compatriotes. Dans des laboratoires en communication constante avec les zones, ils multipliaient gauchement les chiquenaudes créatrices, et de vastes systèmes féeriques naissaient au hasard, dans les champs énergétiques du réseau général. Par bonheur, aucun physicien n’ayant poussé aussi loin que Harrisson l’étude des forces éthérées, il ne s’agissait encore que de systèmes abortifs, riches en éléments antagonistes et, par conséquent, peu efficaces.

Cependant, une fois sur cent peut-être, se produisait un système particulièrement actif, et cela suffisait pour que les hommes fussent en proie à des tortures déconcertantes.

Dès le 15 août, une jeune physicienne du Sud remporta, après bien des tentatives infructueuses, un premier succès. Par ses soins, aux premières lueurs du jour, une longue nuée féerique prit naissance au-dessus de l’Égypte, suivant la zone méridienne 330. Le système évolua complètement en une dizaine de minutes ; après une période de luminosité intense, la nuée s’éteignit, disparut dans la clarté du soleil levant. Nul, au premier moment, ne songea à s’alarmer. Mais quelques heures plus tard, on constatait la mort d’un grand nombre d’animaux ; tous les vertébrés, à l’exception des mammifères, étaient exterminés. Quant aux végétaux, à mesure que le soleil montait, ils laissaient pendre leurs feuilles, des feuilles racornies et noires qu’on eût dites touchées par un incendie. Chez les hommes, il y eut quelques décès soudains, quelques cas de cécité ; mais, généralement, les dommages furent médiocres ; ils se bornèrent le plus souvent à de cuisantes dermites.

Ce n’était là qu’un avertissement.

Le soir du même jour, suivant le méridien 20, quatre féeriques actifs apparurent simultanément, nés de la même chiquenaude, mais différents par leur mode d’évolution et par leurs effets. Le lendemain, il s’en forma des centaines.

Ils peuplaient comme des parasites toutes les lignes principales d’énergie et se développaient presque toujours dans la basse atmosphère. Quelques-uns demeuraient invisibles, mais beaucoup d’autres se manifestaient par des phénomènes lumineux très variables. On voyait souvent apparaître des nébuleuses bleues ou violettes, assez semblables d’aspect aux nuées artificielles colorées dont les météorologistes, depuis longtemps, savaient peupler le ciel pour l’agrément des fêtes nocturnes ; ou bien c’étaient des anneaux de brume verdâtre montant du sol à la façon d’innombrables feux follets, ou bien un nimbe argenté, un rayonnement vif autour d’un sombre noyau central, ou bien encore une longue comète flottante. Plus rarement, un immense serpent lumineux s’enroulait sur l’axe imaginaire d’une zone d’énergie, une boule de feu roulait capricieusement, cahotée sur les chemins du ciel et disparaissait dans une apothéose éblouissante.

Presque toujours, le phénomène provoquait des variations énormes de température et le dérèglement des appareils utilisant la désintégration artificielle. Presque toujours, également, l’ozone atmosphérique était détruit, et les êtres vivants se trouvaient exposés, sans écran protecteur, à de redoutables radiations solaires.

Mais le rayonnement propre de certains féeriques était bien plus dangereux encore. Ce rayonnement causait souvent chez l’homme des dermites affreuses. La peau, même protégée par d’épais vêtements, rougissait instantanément et se soulevait en cloques énormes ; la mort survenait après quelques heures d’atroces souffrances. Nombre de malheureux périrent ainsi, écorchés vifs. Ceux qui n’étaient touchés que par des radiations amorties survivaient, mais ils demeuraient d’une sensibilité étonnante : la moindre lumière leur était insupportable, et ils devaient vivre dans une obscurité presque complète.

D’autres fois, c’étaient les muqueuses internes qui se déchiraient, ou même les tuniques les plus résistantes des vaisseaux sanguins.

Souvent, enfin, dans les masses glandulaires profondes, certains éléments se mettaient à proliférer à une vitesse inouïe. Le pancréas ou la rate, les glandes salivaires ou sexuelles, les reins ou le corps thyroïde atteignaient en quelques instants un volume extraordinaire et desséchaient tous les autres organes. De soudaines excroissances se formaient en différents points du corps. De monstrueux néoplasmes poussaient comme des champignons.

Il eût été souvent impossible de déterminer l’instant précis où l’individu succombait, car les formes les plus extravagantes de la vie artificielle, retardée ou tumultueuse, continuaient, parfois pendant des heures, d’animer les cadavres.

Et c’était, par certains charniers, une hallucinante gesticulation de larves. Des têtes se détachaient, des troncs basculaient ; des membres difformes, élargis en massues ou ramifiés comme des branches, se dressaient lentement. Des rubans de substance plastique sortaient des cadavres et coulaient comme d’insidieux reptiles ; d’étranges, filaments s’assemblaient en chevelures multicolores. Des lueurs effrayantes rôdaient ; au fond des yeux vitreux s’allumaient de tremblantes étoiles vertes.

Ailleurs, les cadavres se décomposaient avec une rapidité inouïe. En quelques minutes, les chairs étaient entièrement liquéfiées ; et, la nuit venue, chaque squelette, entouré d’un large halo, semblait flotter sur une eau blafarde.

La population survivante était, encore une fois, frappée de stupeur. Les dirigeants des deux partis paraissaient désorientés. On n’employait plus les armes de choc ni les gaz toxiques. Seuls, les physiciens continuaient la lutte. Quelques-uns d’entre eux commençaient à acquérir une certaine virtuosité dans le maniement des éléments nouveaux. À partir du 20 août, le nombre des créations féeriques s’accrut considérablement. Leurs effets continuaient à dérouter toute prévision. Le 22 août, en Afrique du Sud, on vit évoluer un grand nombre de systèmes d’importance médiocre et dont l’influence sembla nulle. Mais, le lendemain, on constatait, chez les populations exposées au rayonnement, des troubles nerveux ou psychiques infiniment variés et très graves : paralysies partielles ou totales, aberrations des sens, hallucinations, phobies diverses, crises d’hilarité ou de terreur, folie ambulatoire ou lubrique, délire furieux.

Et, pendant ce temps, les grands politiques neutres, malgré les avis pressants de Harrisson et des Académies scientifiques, discutaient toujours !…

Enfin, le 23, triomphant de toutes les mesures d’isolement, une série féerique se propageait autour du globe suivant les zones géminées équatoriales. D’importants systèmes éthérés prirent naissance à tous les croisements méridiens, et l’on décela même la présence de formations secondaires en d’autres points du réseau général, de part et d’autre de l’équateur. Pour la première fois, la chiquenaude créatrice s’était répercutée à l’infini, avait éveillé des échos lointains dans l’immensité de l’éther tellurique.

En Amérique et dans les îles de la Sonde, cinquante mille personnes furent atteintes de cancers extravagants et moururent à la même minute. En Asie méridionale, des systèmes secondaires, parfaitement invisibles et probablement souterrains, provoquèrent, parmi la population des alignements hindous, l’apparition d’une maladie terrible, rappelant les formes les plus dramatiques de la rage.

Il ne fallut rien moins que cette catastrophe frappant les neutres pour dessiller les yeux des politiques et faire cesser toute hésitation. Le 25 août à midi, heure du méridien zéro, suivant les indications de Harrisson, l’énergie du secteur africain était enfin rendue inutilisable. En même temps, d’importantes forces de police aérienne franchissaient de toutes parts les frontières des pays belligérants.

Pratiquement désarmés, les Africains n’opposèrent aucune résistance sérieuse à l’avance des universels. Les polices neutres occupèrent tous les établissements internationaux, les centrales, les postes de météorologie, les laboratoires et contrôlèrent les moyens de communication.

La guerre nationale prit fin.

Plus de deux cent vingt millions d’Africains avaient succombé. Les survivants, parvenus aux limites de la résistance humaine, tombaient à une morne hébétude.

Les secours affluèrent ; immédiatement après les policiers, vinrent les ambulances et les convois de ravitaillement.

Bientôt, on vit arriver aussi les émigrés, grands agriculteurs, chefs d’industrie, distributeurs, tous gens de méridiens qui avaient fui la tyrannie d’Endémios ou de Lahorie.

Avant même que les plaies fussent pansées, ils venaient réclamer âprement leur place. Ouvertement soutenus par les gouvernements méridiens d’Europe orientale et d’Asie, ils venaient aussi ranimer l’ardeur de leurs partisans et demander compte, à la racaille parallèle, des malheurs de la patrie.


La renommée de Harrisson éclipsa pendant quelques jours celle des plus bruyants politiques. Les Nouvelles Générales l’appelaient le sauveur de l’humanité. Au laboratoire 4.48 où il demeurait encore, il ne pouvait échapper toujours à la curiosité des foules et, beaucoup plus souvent qu’il ne l’eût désiré, le cinétéléphone reproduisait ses paroles et ses gestes. Habiles à suivre le flux et le reflux des sentiments populaires, les mêmes publicistes qui l’avaient naguère sottement combattu, chantaient à présent ses louanges. Les savants lui rendaient aussi pleine justice ; il n’était pas jusqu’au célèbre et vaniteux Roume qui ne le saluât comme le premier physicien du monde. Le directeur de l’institut Avérine offrit de renoncer à ses fonctions en sa faveur. Harrisson refusa. Sa tâche d’immédiate préservation terminée, il ne songeait qu’à rentrer dans l’ombre.

Le 1er septembre, à bord d’un modeste avion privé, il quittait seul, presque furtivement le 4.48.

Aussitôt arrivé au Refuge, il rompit toute communication avec les Nouvelles Générales, refusa catégoriquement de recevoir les visiteurs.

Après ces jours de labeur et d’angoisse, il éprouvait une immense lassitude et une tristesse profonde. Le danger, si hautement et si vainement dénoncé, venait d’apparaître à tous les yeux. Et, bien que le fol héroïsme et l’imprudente férocité des hommes fussent momentanément apaisés, il rôdait toujours à l’horizon proche.

Harrisson se laissa conduire au laboratoire souterrain où Lygie avait à lui faire constater des résultats remarquables.

Il eut, vers les délicats appareils qu’en une heure de clairvoyance désespérée il avait voulu anéantir, un long regard chargé de rancune et d’amour.

À présent, il importait peu que ces redoutables merveilles fussent détruites. D’autres physiciens s’étaient élancés hardiment sur la voie secrète ; ils allaient rejoindre Harrisson, peut-être même le dépasser.

En vérité, il ne restait plus beaucoup de chances de salut ; le danger était si complexe, il pouvait prendre des formes si variées, si inattendues, atteindre de si folles proportions, qu’il serait bien difficile de mettre toujours le remède à côté du mal. L’arme offensive l’emportait décidément sur le bouclier.

Et Harrisson, songeant à une reprise possible des hostilités, murmura, les épaules accablées :

— Ce sera la fin de tout !…

Mais Lygie parlait. Elle, au contraire, ne désespérait point. Pourquoi ne réussirait-on pas à neutraliser l’influence des féeriques nocifs ? Depuis qu’elle travaillait seule, elle avait poursuivi l’étude du système 13, qu’elle était à même, à présent, de produire avec une extraordinaire facilité. Elle pensait avoir découvert que le rayonnement de ce système avait des effets beaucoup moins simples qu’on ne l’avait d’abord supposé. En poussant très loin l’analyse, il serait sans doute possible d’éliminer toute action nocive. Bientôt, il serait sans doute possible de créer de bienfaisantes colonies tumultueuses qui rajeuniraient les tissus, guériraient les infirmes et les malades et qui permettraient peut-être, enfin, de modeler l’homme de l’avenir, parfaitement sain, parfaitement beau…

Harrisson n’était nullement convaincu. Il garda cependant le silence, car Lygie parlait d’une voix que l’émotion faisait trembler et il devinait ce que les mots ne disaient pas : l’espoir tenace de l’épouse meurtrie, l’attente égoïste et passionnée de quelque miraculeuse guérison.

Mais, le lendemain, un audacieux reporter des Nouvelles Générales, se faisant passer pour un inspecteur des Gens de Maison, forçait l’entrée du Refuge. Harrisson se laissa arracher ses pensées secrètes.

— L’humanité, dit-il, ne peut plus être sauvée que par un retour à la barbarie préscientifique.

Le reporter, qui ne souhaitait rien tant qu’une déclaration sensationnelle et de tournure paradoxale, se retira en se frottant les mains, enchanté du succès de sa ruse.