Les Hommes frénétiques03-03

Plon-Nourrit et Cie (p. 229-239).

III

LE CHANT DU MATIN


La tribu reposait dans une vaste grotte dont l’ouverture rocheuse dominait la plaine.

Le premier chef de chasse, Éléoum, fils d’Oréa, qui était fils de Ruhi, se leva sur sa couche d’herbes sèches et vint à l’entrée de la grotte. Les veilleurs donnèrent de la voix ; la tribu sortit du sommeil.

Les femmes ayant nourri le feu, les chasseurs s’approchèrent des grands foyers dont les flammes éveillaient la force de leurs membres.

Éléoum poussa un long cri d’appel. Dans les fourrés voisins, Horoho grogna, le museau dans la terre et Moûh souffla paresseusement sans bouger ; mais Ouhin accourut aussitôt.

La tribu mangeait. De jeunes chiens se disputèrent ; sous leurs dents, les os craquaient.

Enfin, le soleil jeta au ras de terre de longues flèches. Le vieux Nouhou s’avança sur la plate-forme de rochers ; des vierges le suivaient, couronnées de feuillage. La tribu fit silence. Nouhou chanta, les mains tournées vers l’astre ; le rythme de sa voix conduisait les gestes harmonieux des vierges.

Quand Nouhou se tut, la tribu jeta son cri.

Éléoum descendit dans la plaine, guidant les premiers chasseurs. Ouhin portait les hommes. Il n’y avait là que des mâles jeunes, forts et vifs comme le feu. Ils étaient plus nombreux que les doigts des deux mains. Et, pour un homme, il y avait trois chiens : deux courtes-oreilles, choisis parmi les plus hardis combattants, et un long-nez, habile à suivre le fil ténu des odeurs accroché aux herbes.

Au geste d’Éléoum, les chasseurs se déployèrent en ligne. Les longs-nez partirent en avant. Des oiseaux prirent leur vol, des rongeurs détalèrent et l’on vit même se lever Horoho le noir et de grands herbivores sauvages. Les longs-nez saluaient leur fuite d’un bref aboi, mais ne s’élançaient point derrière eux avec la joyeuse ardeur habituelle.

Car Éléoum et les premiers chasseurs ne poursuivaient pas le gibier furtif nécessaire à la tribu.

Éléoum chassait l’homme sec…

Depuis le temps lointain où Bihihi avait pris le marteau rouge du chef, la tribu avait vécu des jours paisibles. Forte par le courage des chiens et la ruse des fils de Flore, elle avait triomphé sans peine en ses rencontres avec les carnivores vagabonds. Souffrant peu, elle avait vécu paresseusement, sans entreprendre de longs voyages.

Samuel était mort, puis Flore ; Bihihi, à son tour, avait lâché le marteau de commandement. Et les lentes saisons avaient coulé, pleines de soleil ou de fraîcheur, et la changeante lune avait glissé pendant des nuits et des nuits sous l’œil clignotant des étoiles, sans que l’on vît jamais apparaître la créature verticale tant redoutée des anciens de la tribu.

Puis, un jour, un enfant, qui s’était écarté de la grotte, disparut. Oréa, chef de chasse, partit à sa recherche. Un long-nez, suivant la piste, arriva bientôt dans un bois où deux hommes très vieux et dont le temps avait fondu la chair, caressaient doucement l’enfant et pleuraient de joie.

Oréa était seul avec le long-nez et jamais il n’avait combattu les êtres de sa race. Il eut peur et revint vers la tribu. Les cris des femmes montèrent contre lui ; les mâles, angoissés, ne bougeaient point.

Alors Éléoum, le jeune fils aux yeux de braise dont la turbulence avait déjà, plus d’une fois, inquiété la tribu, Éléoum se leva d’entre les chasseurs. Il alla vers les vieux hommes du bois et les tua. Quand il eut déposé l’enfant au seuil de la grotte, il prit, des mains d’Oréa son père, le marteau de commandement.

Dès le lendemain, d’autres hommes furent éventés. Les anciens voulaient fuir, mais Éléoum, rassemblant les mâles les moins apeurés, les mena contre les étrangers.

La chasse durait depuis deux lunes. Depuis deux lunes, dans cette région où, pendant si longtemps, la tribu avait vécu ignorée, des hommes arrivaient de tous les points de l’horizon.

C’étaient des hommes secs, plus vieux que Bihihi, des femmes plus courbées que Hahâ. Ils venaient lentement, isolés ou par petits groupes, quelquefois avec des chiens. Ils venaient péniblement ; et cependant rien ne les arrêtait ! Une volonté mystérieuse semblait guider leurs pas dans la direction de la tribu. Ils marchaient vers le but de leur vie.

Les premiers qu’Éléoum attaqua ne se défendirent point ; ils ne cherchèrent pas davantage à s’enfuir et moururent avec des yeux extasiés. Plus tard, il en vint dont la mine était, au contraire, hagarde et féroce. Pleins de ruse, ils parvenaient souvent à dépister les chiens. Quelques-uns, porteurs d’armes légères mais qui mordaient cruellement, livrèrent combat, luttèrent jusqu’à la fin, désespérément. Une femme qui créait, au bout de son bras, le feu terrible du tonnerre, décima, avant de succomber, la troupe d’Éléoum.

Puis les rencontres se firent moins fréquentes et moins dangereuses. Depuis la fin de la première lune, les chasseurs n’avaient abattu que des étrangers aussi inoffensifs que Moûh le jeune ou Bêê lui-même.

Maintenant, le passage des hommes secs semblait avoir pris fin. Trois fois, déjà, Éléoum était allé, sans rien voir, jusqu’au bord lointain du ciel.

Cette chasse serait la dernière avant les fêtes du soleil et de l’amour ; car, après de lentes pluies, revenait la saison des jours luisants et la tribu retrouvait son ardeur à vivre…

Les oiseaux apeurés et les quadrupèdes fuyards partaient au nez des éclaireurs. Tout à coup, il y eut un aboiement rauque : la ligne des chiens flotta, les hommes tressaillirent… Un jeune long-nez suivait un fil d’odeurs ; il le perdit presque aussitôt. Les autres éclaireurs, ayant rallié, ne trouvèrent là que les lourds effluves d’un troupeau d’herbivores. Ils corrigèrent le jeune fou qui s’était ainsi trompé et regagnèrent leur poste.

Les chasseurs marchèrent jusqu’à la chute du soleil. À l’orée d’un bois, ils créèrent le feu, et la chair d’un grand herbivore apaisa leur faim. Puis ils dormirent sous les arbres.

Avant l’aube, ils se dressèrent, pleins d’inquiétude : les veilleurs éventaient l’homme sec !

La fureur alluma les yeux d’Éléoum et fit bourdonner sa poitrine. Monté sur Ouhin, il mena sa troupe à grande vitesse, derrière les longs-nez qui, suivant un fil droit, bondissaient, sûrs de leur route.

Au lever du jour, l’ennemi fut en vue. La créature verticale avançait lentement ; comme toutes les autres, elle marchait vers la tribu lointaine. Elle n’était pas seule : un fort clan de chiens fauves l’accompagnait.

Les chasseurs hésitaient ; mais Éléoum fit tournoyer le marteau rouge et tous s’élancèrent en hurlant. La créature verticale s’était arrêtée ; ses chiens firent front, prêts à bondir, le cou tendu et gonflé d’abois furieux.

Le premier choc fut terrible ; presque tous les chiens roulèrent sur le sol. Les courtes-oreilles, moins nombreux, avaient le dessous, mais Ouhin vint à leur secours, et la massue des hommes broya les mâchoires fauves.

Éléoum était allé droit au principal ennemi. C’était une femme, plus vieille que la plus vieille de la tribu. Des cheveux blancs emmêlés tombaient sur son dos maigre, et il n’y avait pas de chair sur les os de ses membres. Elle paraissait sans force, mais ses yeux étaient effrayants. Éléoum avait combattu les hommes et les bêtes les plus féroces ; jamais cependant ne s’était posé sur lui de regard semblable et jamais il n’avait vu de grimace comparable au rictus de cette bouche sans dents.

La femme portait une arme brillante, longue et frêle. Comme elle levait le bras, Éléoum craignit le feu du tonnerre. Mais le feu ne naquit point, et le chasseur poussa son cri de victoire.

Or, la femme, heurtée par Ouhin, tomba. Éléoum, sautant à terre, fut près d’elle d’un bond, le marteau levé. D’aplomb sur ses longues jambes, il renversa le torse pour porter un grand coup. Alors, avec un rire étrange, une sorte de hurlement tremblé, la femme poussa son arme entre les cuisses sombres d’Éléoum et d’un seul geste, rapide et sûr, trancha sa virilité. Aussitôt le marteau tomba, broyant la face immonde.

La femme morte, les chiens fauves ne résistèrent plus. Les courtes-oreilles les refoulèrent vers les bords du ciel. Puis la troupe des chasseurs prit le chemin de la grotte. Malgré la victoire, le retour fut silencieux. Assis sur Ouhin et soutenu par deux de ses frères, Éléoum, la tête ballante, regardait couler le sang sur ses cuisses. L’emplâtre de feuilles appliqué sur son mal ne le guérissait pas. Le froid gagnait ses membres ; un souffle mystérieux chavirait la flamme de ses yeux. Sa main avait lâché le marteau rouge, et les chasseurs, à tour de rôle, portaient l’arme du chef. Ils étaient tristes et presque craintifs. Des chiens blessés se traînaient avec peine.

Quand apparut enfin, à l’horizon, la colline rocheuse au flanc de laquelle s’abritait la tribu, l’angoisse vague qui pesait sur les chasseurs commença de se dissiper. Ouhin pressa le pas ; les plus jeunes chiens se prirent à gambader. Puis les hommes poussèrent de grands cris, et les veilleurs, au loin, répondirent.

Le soleil s’était caché dans ses fourrés inaccessibles, au fond de la plaine. Autour de la grotte, les fleurs du feu s’épanouissaient, nourries d’ombre. De hautes flammes se tordaient ou se couchaient au fil du vent.

Dans la clarté des foyers, passaient et repassaient des silhouettes rapides. Mais les gestes qui se dessinaient ainsi aux yeux des chasseurs n’avaient point la nonchalance des danses ou des jeux. La tribu semblait en proie à une agitation insolite.

Au pied de la colline, les chasseurs, de nouveau inquiets, jetèrent une fois de plus leur cri : Eïa ! Ha ! Ha !… Seuls répondirent les chiens veilleurs. Alors, oubliant leur fatigue, ceux qui, depuis deux jours, couraient la plaine, s’élancèrent vivement sur la piste montante.

La tribu tout entière formait le cercle à bonne distance du foyer principal. Portant Éléoum, les chasseurs s’approchèrent mais, tout à coup, la surprise les cloua sur place : Nouhou, agenouillé près du foyer, soutenait la tête d’un homme sec étendu à terre !

L’étranger avait été découvert près de la grotte à l’heure du plus cuisant soleil. Depuis de longs jours, il marchait vers la tribu. Mêlant sa piste à celle des herbivores, il avait trompé les chiens ; la veille, les premiers chasseurs eux-mêmes, avertis cependant par la brève inquiétude du jeune long-nez, s’étaient éloignés en le laissant derrière eux. Et, l’homme, d’un effort suprême, avait gravi la colline. On l’avait trouvé dans un fourré, étendu près de Moûh et sans voix. Parce qu’il semblait inanimé, les chiens ne s’étaient pas jetés sur lui. Nouhou était venu avec des femmes et de tout jeunes chasseurs. L’étranger gisait ; c’était un homme à peau blanche, très vieux ; il avait les pieds en sang ; ses genoux et ses mains s’étaient également déchirés aux pierres et aux broussailles.

Au bout d’un instant, comme il ouvrait les yeux, Nouhou, s’approchant avec prudence, avait déposé à portée de sa main une coquille pleine du lait de Moûh.

Car Nouhou, ennemi des combats, songeait à faire alliance avec l’homme sec, comme il avait fait avec Moûh, avec Bêê et avec Horoho.

L’homme, ayant bu le lait, avait tendu les mains vers les femmes et les jeunes chasseurs…

C’est pourquoi Nouhou soutenait à présent la tête de l’homme sec ; il demandait au feu d’éveiller la force du pauvre corps déchiré et, pour faciliter l’enchantement, il répétait, d’une voix monotone, des syllabes longues et douces.

Revenus de leur surprise, les premiers chasseurs ouvrirent brusquement le cercle et s’avancèrent en grondant. Mais, sans s’interrompre, Nouhou, d’un geste, les écarta. Alors, ils couchèrent aussi Éléoum près du feu et glissèrent sous sa main le marteau rouge ; puis ils s’accroupirent, silencieux et méfiants.

Nouhou déposait près de l’étranger des fruits choisis, des viandes de haut parfum, de chaudes fourrures. Pour sceller définitivement l’alliance, il prit un enfant au sein d’une femme tremblante et l’approcha de l’homme sec. Le maudit tendit ses bras faibles ; ses doigts caressèrent l’enfant et une joie incomparable le transfigura. La tribu, jusque-là anxieuse, respira.

Cependant, les premiers chasseurs grondaient encore. Éléoum demeurait immobile et muet, et l’affreuse blessure de son ventre apparaissait aux yeux de la tribu. Des femmes crièrent, puis de vieux chasseurs pleins d’inquiétude.

— Éléoum ! Éléoum !

Oréa, le père, s’avança près du gisant, et il appela de toute la force de sa voix :

— Éléoum ! Éléoum !

On vit le jeune chef sortir lentement de la mort.

Sa vaste poitrine se gonfla et il se redressa sur les poignets. Il regardait autour de lui, mais ses yeux demeuraient ternes et ne se fixaient point.

Soudain, tout son corps tressaillit ; il venait d’apercevoir l’homme sec ! Ce fut comme si le feu du tonnerre avait pénétré ses membres. Il poussa un rugissement et bondit. Le marteau rouge broya la poitrine de l’homme sec, dont les os craquèrent.

Éléoum s’abattit sur sa victime. Son ventre avait recommencé à saigner ; des soubresauts agitaient son corps, puis ce fut un tremblement qui ne cessa plus. L’homme sec râlait, mais ses mains remuaient encore ; ses mains continuaient leur caresse sur les flancs sombres d’Éléoum. Et son pâle visage était illuminé par un bonheur surnaturel.

Ils cédèrent à la mort tous les deux en même temps, lorsque la lune, arrivée en haut de sa course, commença de glisser sur la pente du ciel.

Nouhou chanta jusqu’à l’aube d’une voix plaintive, et les chasseurs chantèrent avec lui. Les chasseurs lamentaient la mort d’Éléoum, mais Nouhou regrettait aussi l’étranger aux yeux pleins de douceur dans le blanc visage rayonnant.

Quand Nouhou, guidant les vierges, alla saluer le retour du soleil, il portait le marteau rouge. Il s’avança tout au bord de la plate-forme et jeta le marteau dans les broussailles, au pied de la colline. Aucun des chasseurs n’osa descendre le chercher.

Nouhou était triste en songeant à l’alliance si tôt rompue et ses yeux se détournaient des chasseurs turbulents.

Il prit avec lui Ouhin, deux vieux longs-nez pleins de ruse, quelques jeunes hommes habiles au chant et doux comme des vierges, puis il descendit dans la plaine.

À son tour, il chercha l’homme sec. Ni lui ni ses compagnons ne portaient la massue ; mais pour adoucir l’étranger et capter sa confiance, ils avaient des fruits, des champignons délicats, des viandes dont le feu avait développé l’arôme et des couronnes de feuillage adroitement tressées.

Lentement, ils parcoururent la plaine dans tous les sens ; ils allèrent jusqu’aux bords du ciel, jusqu’aux fourrés lointains, voisins des fourrés du soleil. Mais, sur ce point de la terre, la race maudite était à jamais disparue.

Nouhou dut renoncer à l’impossible amitié.

Ses voyages se firent moins longs. Au pied de la colline, il tenta l’alliance avec des oiseaux et s’ingénia à imiter leurs chants.

Délivrée de toute menace, la tribu retrouvait sa gaieté ingénue. Les flammes inquiétantes s’éteignaient aux yeux des chasseurs. Le bruit des voix était vif, mais doux comme un ramage d’oiseaux dans les feuillages profonds.

Car les jours de grande lumière étaient venus…

Les femmes avaient de beaux gestes arrondis. Les vierges au pied leste couraient vers les fourrés ; leur rire, tombant comme une pluie légère, troublait les chasseurs nonchalants.

Tout à coup, la joie de la tribu s’épanouit comme la fleur soudaine du feu. Les fêtes du soleil et de l’amour commencèrent.

Le vieux Nouhou dirigeait les danses et les chants.

Avant l’aube, alors que les couples lassés reposaient encore, il venait seul, sur les rochers blancs de lune, offrir le premier hymne du jour aux bêtes alliées ou rôdeuses, aux arbres chuchoteurs, à la plaine endormie sous la brume, aux êtres invisibles et mystérieux dont les yeux clignotaient entre les nuées voyageuses.

Et, dans sa voix, tremblait l’espoir des temps à venir, des jours innombrables pleins d’éclatante lumière, des lentes nuits baignées d’amour.

Sous l’énorme quiétude du ciel, il disait à la terre pacifiée le jeune espoir de la race chanteuse, paresseuse et douce.



FIN