Les Hommes frénétiques01-04

Plon-Nourrit et Cie (p. 84-93).

IV

ÉCHEC DE HARRISSON


Rien n’était plus étranger à Harrisson que l’ambition politique. Même avant d’acquérir la renommée, alors qu’il n’était qu’un jeune physicien tout à fait inconnu, il mettait le travail du chercheur au-dessus de tout, et il eût préféré le labeur ingrat d’un aide de laboratoire à la vie brillante et bruyante d’un conducteur d’hommes. Entre un fauteuil au Conseil Suprême et l’humble escabeau de métal sur lequel il se laissait choir, devant sa table d’expériences, quand la fatigue lui brisait les membres, il n’eût pas balancé une seconde.

Ce fut donc avec un véritable ennui qu’il se vit sollicité par d’innombrables inconnus qui, de tous les points du monde, le priaient publiquement de briguer un mandat au Parlement mondial. À chaque période électorale, certains candidats, et non des moindres, se trouvaient ainsi désignés par la voix populaire, en dehors de leur volonté et même contre leur volonté. C’était là une sorte de vote préparatoire où le peuple choisissait, sans les consulter, les plus dignes.

Il n’était pas d’usage, en pareil cas, que les personnes présentées par une masse importante d’électeurs ne défendissent point leur chance. Refuser le mandat, ou plutôt refuser la bataille, était considéré comme un aveu d’égoïsme et de lâcheté et entraînait, pour une période de dix ans, la perte du droit de vote.

Harrisson cependant hésita. Il ambitionnait pour les savants, non les agitations de la politique, mais le rôle plus efficace de conseillers techniques près du pouvoir suprême.

De plus, Harrisson était, en ce moment même, occupé à de passionnantes recherches ; une fièvre de travail et de curiosité le tenait comme aux plus belles heures de sa carrière. Enfin, il y avait Lygie… Lygie, la vierge forte, au lumineux cerveau, au cœur pur… Les deux jeunes gens travaillaient côte à côte, enveloppés de douceur souveraine ; leur amour, à peine exprimé, mûrissait comme le fruit le plus rare dans la pénombre discrète de leur vie. Et Harrisson craignait un peu la lumière brutale du grand jour.

Ce fut pourtant à cause de Lygie que, brusquement, en une minute d’indignation et de colère, il se décida.

Sylvia, de loin, poursuivait silencieusement sa vengeance. Un sûr instinct de femme dédaignée guidait ses coups vers Lygie. Par ses soins, depuis quelque temps, les calomnies couraient sous le manteau, dans le monde savant. Lahorie, dans ses harangues et jusque dans ses vers, y faisait des allusions transparentes. Enfin, un soir, comme Harrisson et Lygie, réunis à la bibliothèque, écoutaient les Nouvelles au cinétéléphone un abominable écho anonyme leur parvint. Une voix inconnue, venant d’un poste impossible à déterminer, disait l’aventure d’un savant, directeur d’un institut célèbre, homme à la fois très prétentieux et très naïf, qui se laissait prendre aux rets d’une servante de laboratoire, joyeuse courtisane en sa prime jeunesse et dont les complaisances intéressées avaient enchanté nombre de libidineux vieillards…

Tel fut le trouble de Harrisson qu’il ne songea même pas tout d’abord à replacer l’obturateur ; et il eut la douleur d’entendre les éclats de rire ironiques qui accueillaient au loin l’immonde calomnie.

Il regarda Lygie. La jeune fille n’avait pas bougé. Dans son blême visage foudroyé, rien n’était plus vivant, que les yeux pleins de détresse. Harrisson s’approcha, prit les petites mains tremblantes :

— Lygie ! murmurait-il… Lygie !…

Il attirait vers lui la jeune fille, l’enserrait d’un geste protecteur.

Mais les rires insultants se faisaient encore entendre au lointain. Il se retourna, brisa l’appareil à grands coups furieux. Et dans sa colère, il frappait au hasard, interrompant toute communication avec les zones publiques. Aussitôt, le silence tomba et toute lumière s’éteignit.

Harrisson entraînait Lygie vers la fenêtre, ouverte sur la douce nuit parfumée. Et ce furent enfin leurs fiançailles, pendant qu’au milieu du parc endormi, étrange sous la lune comme aux premiers âges du monde, le rossignol familier allumait sa chanson.

Le lendemain, Harrisson annonçait, par les Nouvelles Générales, son prochain mariage avec Lygie Rod, correspondante des Académies de physique et de biologie.

Immédiatement après, il posait sa candidature au Parlement mondial. Il ressentait à présent une joyeuse envie de se battre, même contre des adversaires déloyaux ou stupides.

Harrisson produisit son état civil ; n’étaient éligibles en effet que les personnes de l’un ou l’autre sexe, âgées de vingt-cinq ans au moins, de soixante-cinq au plus. Les listes provisoires se trouvèrent fort longues, mais l’épreuve psychologique de garantie les réduisit d’un tiers ; mille candidats environ ne donnèrent à l’examen mental qu’une courbe basse et furent, de ce fait, immédiatement éliminés.

La lutte, commencée depuis le début des premières grèves, se poursuivit avec une vivacité inaccoutumée.

Alors qu’aux élections précédentes de nombreux partis s’étaient disputé les suffrages, cette fois ces partis avaient disparu, ou plutôt ils s’agrégeaient en deux masses opposées. D’un côté, le groupe des parallèles réunissant la majorité des travailleurs manuels, privilégiés criant à l’oppression ; de l’autre, le groupe des méridiens qui comprenait la partie la plus active de la société, en fait la plus souvent brimée, mais très orgueilleuse encore et jalouse de conserver quelque apparence de suprématie.

On ne trouvait point, chez la plupart des meneurs, de convictions profondes et raisonnées. Il n’existait, d’ailleurs, entre les deux groupes, aucun conflit réel d’intérêts, mais ce qui était pire, une absurde opposition sentimentale, une grandissante aversion née du goût, longtemps comprimé, de la lutte et de l’aventure.

Le parti parallèle, profondément travaillé par la philosophie moderne, allait au combat aux cris de « Liberté » et de « Justice ». Sans autre raison valable qu’une raison de symétrie, les méridiens raillaient l’enthousiasme des prophètes nouveaux, opposaient aux idéaux vagues de ces rêveurs et de ces primaires, des formules sommaires, d’une raideur algébrique ; ils prônaient l’autorité sous toutes ses formes, même les plus justement périmées, et ne visaient à rien moins qu’à l’abolissement de toute liberté individuelle, à l’instauration d’un gouvernement autocratique formidablement armé, en somme au renforcement soudain et brutal de l’organisation actuelle.

Lahorie ayant pris délibérément la tête du mouvement parallèle, Harrisson fut, par la force des événements, l’un des candidats les plus en vue des listes méridiennes.

Il ne lui déplaisait pas de se trouver en face de Lahorie, contre qui il éprouvait un ressentiment très vif ; mais, bien vite, il se sentit prisonnier de ses troupes.

Harrisson pensait que ni l’ordre ni la justice n’avaient jamais été de véritables panacées.

La vérité devait se trouver loin de tout absolu. Sans doute la vie sociale ne pouvait-elle se maintenir que par une succession ininterrompue de réactions d’équilibre, où l’emportait, tantôt un principe, tantôt l’autre.

Mais ce conflit millénaire et toujours renaissant de l’individualisme et d’une morale sociale aux dures obligations lui semblait, d’ailleurs, avoir perdu beaucoup de son importance.

La question scientifique dominait tout.

Au-dessus des partis acharnés à des discussions byzantines, une menace immense pouvait surgir et emplir soudain tout l’horizon. Il fallait songer à l’écarter.

Et c’était là tout le programme de Harrisson.

Il avait compté qu’on le laisserait développer ce programme librement, posément, avec la sérénité habituelle au savant. Dès les premiers moments, il lui fallut déchanter.

Il se heurta d’abord aux manœuvriers du parti méridien. L’organisation du travail scientifique était à leurs yeux une question secondaire que l’on devait réserver, car on ne pouvait, avec cela, exercer sur le public la prise sentimentale nécessaire à la formation des grands courants électoraux.

Harrisson résista et parla en toute sincérité. C’est ainsi que, pris à partie par un candidat des parallèles au sujet de sa déposition dans l’affaire des grévistes, il déclara incidemment qu’il trouvait la condamnation bien sévère, qu’il était partisan de la révision et, enfin, qu’il ne voyait nulle impossibilité à ce que l’on accordât la journée d’une heure aux sous-agents.

Le lendemain, le comité central des méridiens rayait le nom de Harrisson sur la liste de ses candidats. Et, de tous côtés, on accusait le savant de chercher le succès par des procédés de surenchère démagogique.

Libéré, Harrisson mena la campagne tout à fait à sa guise.

À mesure qu’il parlait aux foules, qu’il se heurtait aux contradictions passionnées et absurdes, le danger se précisait à ses yeux : une des heures frénétiques de l’humanité allait sans doute prochainement sonner.

Il entrevoyait des possibilités formidables de meurtre et de destruction ; il songeait à ces éléments nouveaux d’une subtilité inouïe et contre lesquels aucune parade n’était encore prête.

Une immense responsabilité pesait à ses épaules. Lygie soutenait son courage. Ensemble, ils cherchaient, eux aussi, à traduire la vérité en formules simples, susceptibles de frapper l’imagination des masses.

Harrisson, inlassablement, répétait le même avertissement : la conquête de l’éther serait fatale à la civilisation universelle si l’on ne trouvait pas, chez tous, une prudence toujours plus grande et une sincère volonté de paix.

Pressé de tous côtés par des contradicteurs ignorants, Harrisson, avec une sorte de répugnance et d’effroi, poussait sa pensée à ses dernières limites.

Le savant, dont la passion de recherches avait empli la vie, en venait presque à maudire la curiosité humaine. Un soir, comme il parlait aux parallèles d’Asie, il finit par s’écrier :

— Je vous dis qu’il faut avant tout organiser et surveiller le travail scientifique !… Je vous en adjure : surveillez la science ou tuez-la !… Il n’est pas de tâche plus urgente ! Il n’est pas d’autre moyen de salut !

De nombreux auditeurs s’exclamèrent devant la nouveauté de cette proposition ; les sarcasmes ne tardèrent pas à pleuvoir :

« Que ne mettez-vous le feu à l’institut Avérine ? disaient les voix ironiques. Brisez vos appareils, monsieur le savant, et marchez à quatre pattes ! »

Et les voix malignes disaient encore :

« Harrisson ! diabolique Harrisson ! Vous venez d’avouer que vous êtes un des plus grands coupables de tous les temps ! Réclamez donc des juges sévères qui vous condamneront à la correction psychique !… Harrisson le créateur, demandez aux juges un inoffensif cerveau de glaise !… »

Touché cruellement au point sensible, Harrisson quitta la bibliothèque, d’où il parlait, et gagna le laboratoire. Lygie, qui avait tout entendu, venait au-devant de lui. Appuyé sur elle, il s’approcha de la table où, dans des appareils minuscules et compliqués, s’élaboraient les mystères de la vie artificielle. Sur la table, un pilon d’acier tramait. Harrisson s’en saisit et le leva au-dessus des appareils. Mais Lygie s’était élancée ; de toutes ses forces, elle se suspendait au poing menaçant, elle entraînait Harrisson au fond du laboratoire.

Ils furent un moment silencieux dans les bras l’un de l’autre, et l’on eût pu entendre le bondissement éperdu de leur poitrine.

Puis Lygie parla.

— Il ne faut pas, dit-elle, commettre un tel crime ! Il ne faut pas détruire ce qui sera peut-être, dans un avenir prochain, le bonheur du monde !

Harrisson, les larmes aux yeux, répondit avec une accablante assurance :

— Il n’est plus d’avenir possible… plus de bonheur possible !… Le monde est en proie à la démence… D’un geste inoffensif peut sortir le mal ardent…

Il répéta amèrement, pour lui seul : « Harrisson ! Harrisson ! réclamez des juges sévères ! »

— C’est folie, s’écria Lygie, que d’attacher une telle importance à ces plaisanteries de mauvais goût !

— Ce sont, hélas ! les mauvais plaisants qui ont raison… Oui, tout ceci, il serait sage de le détruire… détruire notre œuvre !… Lygie, il nous faut un grand courage cruel !…

Lygie protesta avec vivacité, accumulant les arguments. À quoi servirait ce sacrifice ? N’existait-il pas d’autres savants, des laboratoires innombrables ? Et puis, il n’était pas prouvé, après tout, que les hommes manquassent à ce point de prudence ! De longs siècles de paix pouvaient couler encore qui verraient grandir, grâce aux savants, d’inimaginables forces de protection. Non ! Il ne fallait rien détruire.

Harrisson écoutait, à demi vaincu déjà, heureux de pouvoir se rendre. Cependant, il discutait encore :

— Je ne vois plus beaucoup de raisons d’espérer… Les forces de protection, où sont-elles ? Qui de nous va les créer ?… Les raisons d’espérer s’évanouissent à mesure que l’on applique son attention… un mirage ! les hommes sont fous et méchants, et ils ne peuvent être autrement : ne voit-on pas qu’ils meurent d’ennui au jardin de la sagesse !… La science a grandi trop vite dans un monde aux lentes métamorphoses… Avérine est né cinquante siècles trop tôt… Et nous qui continuons l’œuvre du maître… insensés que nous sommes ! insensés ! nous armerons le frère contre le frère, nous ouvrirons peut-être un infini de tortures… nous ouvrirons peut-être la porte du néant !

Lygie secouait la tête.

— Non ! non !… tout cela n’est qu’un cauchemar !… Et puis qu’importe ! Il faut savoir !…

Les bras tendus vers la table d’expériences, elle avait jeté les derniers mots d’une voix exaltée.

Harrisson tressaillit. Il répéta plusieurs fois :

— Oui ! il faut savoir !… Il faut pourtant savoir !…

Il relevait le front ; et, derrière Lygie, il avançait peu à peu vers les appareils, vers l’inconnu tentateur, vers les fascinants mystères.

Un quart d’heure plus tard ils étaient penchés, tête contre tête, au-dessus d’un écran lumineux où s’inscrivait l’évolution d’un microscopique organisme tumultueux.

Ils passèrent là une partie de la nuit, frissonnant d’émotion, l’âme fermée aux agitations extérieures, repris tous les deux par le plus tyrannique amour.

Harrisson cessa complètement de parler au public. Son cri d’alarme avait cependant éveillé quelques échos ; une vingtaine de candidats, — des savants et des philosophes, — adoptaient son programme, constituant ainsi, sans aucune chance de succès, un faible parti à côté de la mêlée.

La lutte continuait, acharnée, entre les deux grandes masses des méridiens et des parallèles. Le jour du vote, les scrutateurs automatiques accusèrent la victoire indiscutable des parallèles ; Lahorie passait en tête de liste avec un nombre de voix imposant.

Pour la première fois depuis le commencement de l’ère universelle, une minorité compacte, combative, sectaire, se dressait en face d’une majorité arrogante arrivant au pouvoir derrière des chefs aventureux.

Harrisson apprit le résultat sans trouble et même avec un secret soulagement : au dernier moment, il avait appréhendé le miracle d’un succès.

Il fut cependant le premier à supporter les conséquences de la victoire de Lahorie. Avant même que les nouveaux élus eussent pris contact, une campagne fut ébauchée aux Nouvelles Générales contre le directeur de l’institut Avérine. Harrisson prit les devants. Il offrit sa démission et, quelques jours plus tard, en compagnie de Lygie, il quittait le 1.47.