Les Hommes frénétiques01-03

Plon-Nourrit et Cie (p. 72-83).

III

UN PROCÈS POLITIQUE


L’attentat des grévistes n’avait fait qu’une vingtaine de victimes. Mais les passions politiques, très échauffées à l’approche des élections générales, donnèrent à l’affaire un retentissement énorme.

Presque toutes les victimes appartenaient aux classes dites privilégiées ; c’étaient des agriculteurs, des ingénieurs, des légistes, des fonctionnaires importants. L’indignation fut grande parmi les populations méridiennes.

De leur côté, les parallèles accusaient la brutalité policière, les agents provocateurs du ministère des Fêtes, et faisaient remonter la responsabilité jusqu’au Conseil-Suprême, qui, non content de repousser les demandes justifiées des sous-agents, en venait à les brimer, à leur refuser le droit de manifestation.

Dans chaque parti, quelques hommes sages essayaient en vain de ramener l’affaire à ses proportions véritables. On ne les écoutait pas, ou bien on les vilipendait. La parole était aux agités et aux pêcheurs en eau trouble.

Le cinétéléphone portait les discours des exaltés jusqu’aux maisons isolées des réseaux secondaires. Des pulsations ininterrompues de violence secouaient l’humanité, réveillaient les instincts assoupis, déséquilibraient les esprits sans défense et troublaient les meilleurs.

Des rixes éclataient ; elles étaient très fréquentes aux gares de croisement et dans les voitures publiques entre agents et voyageurs, ceux-ci refusant à ceux-là les marques extérieures de respect et multipliant les réclamations.

La mort soudaine d’Avérine, causée par le désolant spectacle de la discorde civile, était exploitée par tous. Chaque parti tirait à soi le glorieux cadavre. Chaque parti, d’ailleurs, criait à l’oppression et ne parlait que de justice. La sincérité évidente du plus grand nombre rendait la situation inquiétante.

Cependant, le Conseil Suprême se taisait ; prudemment, il se contentait d’observer, comptant sur les élections prochaines pour apaiser, une fois encore, la tempête.

Le procès des grévistes était suivi avec une attention passionnée, mais ne s’en poursuivait pas moins régulièrement, suivant les formes prescrites par la législation mondiale.

Dès le lendemain de l’attentat, quinze sous-agents des transports avaient été arrêtés ; mais leurs complices de la météorologie et des laboratoires échappèrent aux premières recherches.

On enferma les inculpés dans une prison provisoire élevée non loin du 1.47, sur les lieux mêmes du crime. De nombreuses forces policières furent alertées et toutes les centrales de la région étroitement surveillées.

Dès le début de l’instruction, les inculpés soulevèrent un incident ; soumis au régime politique, ils réclamèrent le droit commun. Leur demande fut repoussée. Quoique prévue et tout à fait régulière, cette première décision de justice provoqua, parmi le peuple des parallèles, une vive agitation.

Le régime politique, en effet, n’allait pas, pour les inculpés, sans de graves inconvénients.

L’assassin vulgaire pouvait espérer bénéficier d’une dédaigneuse pitié. Contre le crime isolé, banal, la société réagissait sans brutalité ; elle brisait sans haine le geste monstrueux mais individuel, témoignage d’un retour à une barbarie trop lointaine pour être véritablement contagieuse.

Au contraire, elle se mettait violemment en défense contre les crimes politiques aux répercussions hasardeuses.

La civilisation scientifique avait noué entre tous les hommes les fils d’une solidarité si complexe, il existait un tel enchevêtrement d’intérêts, le désordre pouvait amener de telles catastrophes, que les rudes légistes du premier siècle n’avaient pas hésité à armer fortement la société contre les trublions frénétiques.

Alors que les inculpés de droit commun bénéficiaient d’un régime assez bénin, recevaient du dehors les Nouvelles Générales et correspondaient même, sous certaines conditions, avec leurs familles, les politiciens étaient isolés et mis au secret. L’accusation pouvait, en outre, user à leur endroit de procédés subtils et énergiques qui n’étaient pas sans rappeler quelque peu, dans le principe, la torture des âges barbares.

C’est ainsi qu’un expert psychologue fut immédiatement adjoint au magistrat instructeur chargé de l’affaire des grévistes. Depuis le troisième siècle, la psychologie était, en effet, une science expérimentale ; de délicats appareils permettaient l’introspection mentale et révélaient jusqu’au travail mystérieux de l’inconscient.

Un premier examen sommaire, ne différant de l’examen des anciens aliénistes que par la précision des résultats, servit à classer les inculpés en trois catégories. Deux d’entre eux donnèrent à l’oscillateur mental une courbe haute, dix furent classés dans la moyenne et trois parmi les débiles. Ces derniers passèrent aussitôt au régime de droit commun et, quinze jours plus tard, un tribunal ordinaire les condamnait à des peines légères.

Pour les autres, le procès fut beaucoup plus long. On ne tenait encore aucun météorologiste ; la première tâche du magistrat instructeur fut la recherche des complices. L’interrogatoire direct n’ayant rien donné, l’expert intervint. Il eut tôt fait de découvrir chez l’un des inculpés à courbe haute des réticences et des mensonges. Alors que les autres semblaient n’avoir été que des agents d’exécution, celui-ci prenait figure de meneur. L’instruction concentra sur lui ses efforts. Mais l’homme était de taille à se défendre ; on n’en put rien tirer par les moyens ordinaires.

Alors il fut en proie au psychologue.

Pendant une longue journée, dans la lumière changeante d’un laboratoire, parmi d’étranges instruments, on le soumit à des épreuves compliquées. Il parcourut rapidement toute la gamme des états hypnotiques ; il connut l’hallucination provoquée, le vertige, la terreur, la gaieté folle, l’exaltation esthétique, de nombreuses et passagères névroses. À chaque test, des appareils spéciaux enregistraient la totalité des réactions psychiques ; à la fin du jour, l’expert avait en main une série de graphiques permettant de définir avec précision les caractéristiques mentales du sujet.

Celui-ci ayant, une fois de plus refusé de désigner de bon gré ses complices, le juge, après les sommations d’usage, annonça solennellement que la question musicale serait appliquée le lendemain à midi, heure locale, suivant les formes ordinaires. Deux minutes plus tard, des protestations véhémentes, venues de tous les points de la terre, sortaient des écouteurs.

À l’encontre des épreuves préliminaires, la question musicale s’appliquait en public ; elle pouvait être suivie et contrôlée par tous, sur les écrans cinétéléphoniques.

À l’heure fixée, l’inculpé fut amené au laboratoire de psychologie judiciaire, où on l’immobilisa sous une cloche en treillage isolant, imperméable aux ondes psychiques venant de l’extérieur. Les curieux étaient en petit nombre au laboratoire ; deux agents suffisaient à les tenir à bonne distance. Mais, en revanche, des milliers de spectateurs lointains suivaient passionnément la scène. Afin d’assurer une transmission parfaite, une violente lumière artificielle, s’ajoutant à la lumière du jour, éclairait le laboratoire.

Les préparatifs durèrent cinq minutes à peine, le temps d’accorder les inducteurs de psychologie au casque métallique dont on avait coiffé l’inculpé. L’appareil de contrôle, une sorte de microphone ultra-sensible, émettait, dès que le synchronisme était établi, un son continu d’intensité à peine variable, semblable au bourdonnement très grossi d’une ruche en plein travail. Pour certains inculpés, réfractaires à l’influence, ce synchronisme durait peu ; mais le moindre désaccord entre le cerveau du sujet et les inducteurs se traduisait par des grincements, des crépitements caractéristiques. Aussitôt, on réglait de nouveau les appareils. Toute possibilité de mensonge ou d’erreur se trouvait ainsi écartée et les résultats de la question musicale ne se pouvaient discuter.

L’inculpé, profitant de ses derniers instants de liberté mentale, jetait sa protestation à la face du monde ; il s’élevait, non sans éloquence, contre les procédés impitoyables des bourreaux modernes, cambrioleurs des consciences.

Mais le psychologue, imperturbable, se penchait sur les appareils.

Après chacun de ses gestes, menus et précis, la parole de l’orateur devenait moins sûre. Bientôt, comme le microphone commençait à bourdonner, ce ne fut plus qu’un bredouillement incohérent. On entendit encore quelques mots : justice… liberté… bourreaux… forbans… ; puis le microphone, seul, donna sa chanson monotone. La conscience complètement investie, l’homme souriait vaguement, les yeux hagards.

Alors le juge instructeur posa deux ou trois questions : questions fort peu insidieuses, au reste, simples chiquenaudes destinées à déclencher l’automatisme mental.

Aussitôt, la confession roula comme une avalanche.

D’une voix étrange, tantôt frémissante de colère, tantôt entrecoupée de douloureux éclats de rire, d’une voix de dormeur qui parle son rêve, l’homme dévoila toutes les circonstances de l’attentat.

L’inculpé se reconnaissait comme l’organisateur de la manifestation qui avait précédé l’attentat. À son ordre, un gréviste avait foncé sur le barrage policier. À son ordre, également, s’était produit l’arrêt des centrales ; enfin, sur un signal de lui les météorologistes avaient agi.

Il livrait les principaux complices : six météorologistes, deux ingénieurs, dont l’un très connu, leader d’un groupement parallèle au Parlement mondial, et, enfin, un jeune physicien, ancien collaborateur de Harrisson.

Immédiatement, des mandats d’arrêt furent lancés.

L’inculpé avait cessé de parler. D’un petit coup de volant, le psychologue le plongea en un sommeil réparateur, et deux agents l’emportèrent, inerte, vers la prison.

La police arrêta sans difficulté le physicien coupable et les deux ingénieurs. L’ingénieur député fut même appréhendé au Parlement, en pleine séance. Son mandat, loin de lui conférer l’immunité, l’exposait à une grave condamnation. Mais sa complicité était indirecte, et il ne désespérait pas de se tirer aisément d’affaire et même de voir sa situation politique consolidée.

L’arrestation des météorologistes fut autrement difficile. Aussitôt connue la décision de justice annonçant la question musicale, ils avaient pris le large. On en arrêta deux en Afrique du Sud, à bord d’un aérobus public, sur un réseau secondaire. Un autre s’était réfugié dans un hôpital de gens de maison, un somnarium, où il se livrait aux douceurs des longues siestes ; une infirmière le dénonça.

Les trois derniers, deux hommes et une femme, durent être pourchassés longtemps, parmi les foules de l’air.

Huit jours après les dernières arrestations, l’affaire vint en jugement.

Une longue séance fut consacrée à la publication officielle de l’acte d’accusation : document considérable qu’un haut-parleur fit connaître au monde entier.

La défense avait fait citer une cinquantaine de personnes appartenant à toutes les classes de la société. La plupart ne savaient rien de l’attentat, ou du moins rien de plus que ce qu’en avaient donné les Nouvelles Générales. Mais chaque témoin venait faire, au profit de tel ou tel accusé, une plaidoirie sentimentale. Certains placèrent des discours politiques qui n’avaient aucun rapport avec le procès.

Un publiciste de la dernière heure, vaniteux et taré, agent électoral du parti parallèle, osa faire une apologie directe de la violence révolutionnaire. Il fut arrêté. Les leaders politiques des parallèles manœuvrèrent aussitôt. Des grèves partielles éclatèrent simultanément et, pendant vingt-quatre heures, plana sur le monde la menace d’une démission collective des sous-agents de la météorologie et des transports.

À vrai dire, il n’y avait là pour le moment qu’un bluff ; mais le symptôme n’en était pas moins inquiétant. Le Conseil Suprême, abandonnant sa politique de temporisation, imposa son autorité avec une rudesse quelque peu oubliée. Ce fut un branle-bas inattendu de la défense sociale. La police active reçut des armes nouvelles et de sévères instructions ; les forces de réserve durent se tenir prêtes à intervenir au premier appel. Enfin, une censure rigoureuse filtra toutes les communications des Nouvelles Générales.

Surpris par cette résistance énergique, les agitateurs baissèrent pavillon. Il y eut des frémissements de colère parmi les foules sincères, mais les esprits, engourdis par cinq siècles de rude discipline, n’étaient pas tout à fait mûrs, encore, pour les grandes aventures. Une fois de plus, la prudence supérieure s’imposait, refoulait les passions discordantes, tassait, unifiait.

Le procès continua dans les formes légales. La défense, fort habilement, eut recours à de hauts témoignages. Elle fit citer des philosophes acquis aux idées modernes, des hommes dont la bonne foi ne pouvait être mise en doute. Sur un ton de grande modération, ils faisaient une critique impitoyable de l’organisation universelle.

Après leur intervention, un nouveau secours inattendu vint à la défense : le poète Lahorie demanda à être entendu. Lahorie était retombé sous le joug de la danseuse Sylvia. Celle-ci, cruellement blessée par le mépris de Harrisson, s’était juré d’en tirer vengeance, et, de cette vengeance, le vaniteux poète se faisait le docile instrument.

Il se présenta donc en personne devant le tribunal afin d’apporter au physicien inculpé le témoignage de sa sympathie. Par quel enchaînement de circonstances le jeune savant se trouvait-il aujourd’hui devant les juges ? Son premier et grand crime — impardonnable aux yeux de certains — avait été, disait Lahorie, de se classer parmi les meilleurs élèves d’Avérine. Son enthousiasme juvénile, sa renommée naissante, ses succès faisaient ombrage ; un confrère, grand porteur de reliques et qui édifiait sa propre gloire avec les travaux des autres, l’avait fait chasser de l’institut de l’éther. Aigri, ne pouvant travailler que dans des conditions difficiles, le jeune savant s’était tourné vers le peuple. S’il y avait un physicien coupable en cette affaire, il n’était pas devant les juges ; il fallait le chercher parmi les privilégiés, parmi les pontifes de la science officielle…

L’attaque était directe, naïve, absurde. Cependant, on laissa parler Lahorie jusqu’au bout. On n’agissait pas, avec le célèbre poète, aussi cavalièrement qu’avec un rhéteur inconnu. Quoi qu’il dît, d’ailleurs, sa parole éloquente secouait l’immense auditoire ; ses ennemis eux-mêmes subissaient le charme.

L’accusation riposta en faisant citer Harrisson. Celui-ci parla au cinétéléphone, sans quitter le laboratoire où il travaillait près de Lygie. En quelques phrases très simples, il se disculpa.

Puis, une question de la défense l’amena à demander l’indulgence du tribunal pour les inculpés et surtout pour le physicien, aucun texte ne prévoyant, en effet, de sanction contre la faute initiale de ce dernier. Et Harrisson fut encore insensiblement conduit à déplorer l’absence d’organisation du travail scientifique. Une fois de plus, avec toute la force d’une conviction accrue, il jeta le cri d’alarme.

Sa déposition, qui, dans le principe, ne visait qu’à répondre à une question précise, prenait ainsi une signification plus vaste. Elle eut un retentissement inattendu, soulevant, d’ailleurs, plus de protestations que d’applaudissements. Beaucoup de groupements, acquis aux théories individualistes renouvelées de l’antiquité, accusaient Harrisson de pessimisme réactionnaire. Cependant, même parmi le peuple, on ne pouvait tenir pour négligeable la pensée d’un savant aussi justement célèbre. Des discussions fort vives s’engagèrent entre partisans de Lahorie et partisans de Harrisson. Le premier ayant déjà posé sa candidature au Parlement mondial en vue du vote prochain, Harrisson se trouvait ainsi, malgré qu’il en eût, poussé dans l’arène électorale.

Le procès se termina dans une atmosphère d’orage.

Les plaidoiries des avocats furent d’une violence inouïe. La censure impitoyable des Nouvelles Générales énervait l’opinion et allait à l’encontre du but poursuivi. Des bruits étranges se colportaient malgré tout ; la moindre rumeur grossissait démesurément en circulant autour de la planète.

Les menaces anonymes pleuvaient sur les jurés. L’un d’eux, que l’on soupçonnait d’hostilité à l’égard des inculpés, fut attaqué plus lâchement encore : ses deux enfants disparurent, emmenés comme otages et séquestrés en attendant le verdict.

Ces violences gâtèrent une fois de plus la cause des inculpés. La condamnation tomba, impitoyable : c’était la mort pour quatre des principaux coupables et, pour tous les autres, l’internement temporaire dans un établissement de correction psychique. Cette dernière peine semblait à certains plus cruelle que la mort.

Livrés à des psychiatres spécialisés, les condamnés étaient soumis pendant plusieurs mois à un traitement progressif qui désagrégeait peu à peu leur personnalité. La volonté sombrait dès les premiers jours ; puis, l’une après l’autre, toutes les facultés de raisonnement ; enfin la mémoire s’évanouissait aussi. Les patients tombaient à une profonde léthargie mentale, à un état de vie ralentie comparable, par la confusion des réflexes, à la vie utérine. Quand ils en étaient là, on leur refaisait une personnalité nouvelle. Mais cette deuxième partie du traitement, beaucoup moins rapide que la première, était aussi beaucoup moins efficace, moins sûre, et ne donnait généralement que de pitoyables résultats. La vie psychique ainsi réveillée, demeurait sommaire et n’atteignait même pas toujours le niveau de l’animalité supérieure. On rendait à la liberté de pauvres êtres, à tout jamais inoffensifs, sans doute, mais qui n’avaient plus que l’apparence humaine, et bien souvent il fallait aussitôt les hospitaliser.

La sévérité du jugement causa, dans le monde entier, un réel malaise. Il apparut à de bons esprits — peu enclins par ailleurs à tolérer l’arrogance des grévistes et de leurs partisans, — que l’on avait dépassé la mesure.

Vaincus, les partisans des grévistes déposèrent une demande régulière en révision et se jetèrent de tout leur poids dans la mêlée électorale.