Les Hommes frénétiques01-05

Plon-Nourrit et Cie (p. 94-100).

V

LE FÉÉRIQUE 13


Harrisson et Lygie s’étaient installés vers le point 0.48, non loin d’une importante centrale génératrice, dans un alignement parallèle du réseau secondaire.

Ils occupaient, au faîte d’un coteau, une maison un peu isolée qu’ils avaient baptisée Le Refuge. Maison bâtie pour un petit artisan, d’importance médiocre par conséquent, mais de style tout à fait moderne et pourvue du confort ordinaire.

Elle recevait le jour par de vastes baies, ouvertes entre des colonnes de métal et de marbre artificiel. Le cristal des vitres laissait passer toute lumière, mais un dispositif très simple permettait de rendre sélective cette transparence admirable et de donner ainsi à la façade, brillante sous le soleil, les teintes les plus délicates du prisme. Une série de légers stores isolants garantissait, en outre, la maison contre les radiations vagabondes venant des générateurs privés. L’énergie des zones publiques suffisait au chauffage, à l’éclairage et animait les appareils automatiques nécessaires aux besoins de la vie journalière. En des relais spéciaux, une portion de cette énergie grossière se transformait à volonté en effluves subtils et variés : effluves somnifères, toniques, légèrement aphrodisiaques, légèrement hilarants. Enfin, l’énergie de secours était fournie par une frise radioactive qui courait gracieusement sur le revêtement métallique intérieur.

Touchant à la maison, d’un côté, un petit hangar pour avion et voiture terrestre ; de l’autre, un atelier d’artisan à domicile. Un chemin à chaussée vitrifiée descendait, entre une double rangée de chênes améliorés et de platanes à fleurs, vers la belle et large route qui, passant au pied du coteau, menait à la centrale voisine.

Harrisson et Lygie avaient transformé l’atelier en laboratoire, mais ils n’avaient là qu’une installation banale destinée aux essais d’importance secondaire. Leur véritable cabinet de recherches se trouvait au sous-sol ; ils y avaient placé leurs générateurs spéciaux, et ils y passaient la plus grande partie de leur temps, poursuivant leurs travaux sans l’aide de personne, dans le secret le plus absolu.

Harrisson et Lygie vivaient d’ailleurs très isolés au Refuge ; ils n’avaient avec eux qu’un couple de gens de maison, deux vieux fonctionnaires subalternes aussi dépourvus de morgue que des domestiques de l’ère chrétienne et à qui ils étaient fort attachés.

Cependant, ils avaient aussi amené de l’institut, Samuel, le petit mulâtre, et la négrillonne Flore ; tous les deux également beaux, mais tous les deux également arriérés, signalés au cours d’une enquête psychologique comme de curieux spécimens de l’humanité à l’âge néolithique et recueillis comme tels à l’institut Avérine. Au sujet de ces deux enfants, on avait d’ailleurs longuement discuté entre savants, car, s’ils n’arrivaient à la connaissance que par des analogies grossières, dignes du cerveau d’un anthropoïde supérieur, ils étaient totalement dépourvus de ce courage agressif, de cette férocité que l’on attribuait — peut-être gratuitement — à l’homme préhistorique. Ils se montraient doux, paresseux et gais ; ils étaient, surtout, très sensibles aux caresses et susceptibles d’attachement profond. Flore s’attristait loin de Lygie, et toute absence un peu longue de Harrisson faisait naître chez Samuel une visible anxiété. Aussi avait-il fallu, sous peine de voir dépérir les deux enfants, les amener au Refuge.

Flore et Samuel venaient jouer jusque dans le laboratoire souterrain. Malheureusement, cela n’allait pas sans quelque danger.

Les deux savants poursuivaient en effet l’étude des systèmes d’origine éthérée, grâce auxquels ils obtenaient des formes toujours nouvelles de vie artificielle. Les formes tumultueuses attiraient particulièrement leur attention. Depuis longtemps déjà, Lygie avait constaté, au voisinage des tourbillons regradateurs, l’apparition fréquente de telles formes dans le protoplasme doué de vie ordinaire. Au cours de ses plus récentes recherches, elle avait vu, en outre, des colonies microbiennes d’espèces très éloignées subir, sous l’influence d’infimes noyaux tumultueux, des métamorphoses étranges, perdre tous leurs caractères singuliers, tendre vers un type moyen et stable. Ce métissage rendait plus longue l’existence de l’individu mais, en revanche, diminuait fortement l’aptitude à la reproduction.

Les tourbillons féeriques de Harrisson, qui semblaient renverser, — entre des limites sans doute fort étroites et encore mal déterminées, — l’ordre chronologique des phénomènes, avaient donc aussi pour effet probable de remonter le cours de l’évolution, de ramener la vie terrestre actuelle vers cet état d’homogénéité que de bons esprits considéraient toujours comme l’état initial.

Harrisson et Lygie avaient vite décelé une action sélective des formations éthérées, et un minutieux travail d’analyse leur avait permis d’isoler un système tourbillonnaire particulièrement intéressant, puisqu’il éveillait la vie tumultueuse dans l’organisme humain lui-même. Ce système, qu’ils désignaient sous le nom de système féerique 13, était en ce moment le principal objet de leurs observations. Étudiant, à l’aide de préparations biologiques variées, la formation des noyaux tumultueux dans les tissus, ils étaient arrivés à cette conclusion que ces étranges colonies parasitaires ne se maintenaient et n’exerçaient une action durable que dans certains éléments doués d’une vie cellulaire active. Le protoplasme des centres sexuels, en particulier, constituait le véritable terrain d’élection pour les noyaux artificiels correspondant à la période principale du système 13. Il s’y produisait des changements profonds et très rapides, une dégénérescence quasi instantanée.

Cette constatation ne fut pas sans alarmer Harrisson. Bien qu’il opérât dans l’isolement complet, tout à fait à l’écart des forces publiques, et bien que les tourbillons d’origine éthérée qu’il produisait atteignissent rarement les limites de la visibilité oculaire, il n’en croyait pas moins indispensables les plus grandes précautions. Tous les appareils étaient recouverts d’une cloche de sûreté ; en outre, Harrisson et Lygie n’entraient au laboratoire secret que protégés par un vêtement isolant de nature spéciale, confectionné par eux-mêmes.

Quant à Flore et à Samuel, il ne fallait pas songer à les habiller de la sorte. Il n’était cependant pas toujours facile de les faire sortir pendant les manipulations dangereuses. Harrisson leur aménagea donc, au fond du laboratoire, une sorte de réduit qu’il ferma par un rideau isolant translucide. Au signal du savant ou de Lygie, les deux enfants se précipitaient dans cette petite cachette et, derrière le rideau retombé, ils continuaient leurs jeux sans s’éloigner de leurs maîtres.

Aucune personne étrangère ne pénétrait dans le laboratoire ; les deux vieux domestiques eux-mêmes n’en approchaient pas.

Harrisson et Lygie gardaient secrets leurs travaux comme ils gardaient secret leur nouveau bonheur. Ils se mettaient rarement en communication avec les Nouvelles Générales ; les bruits inquiétants du dehors mouraient au seuil de leur maison. Leur amour ensoleillait toutes les heures.

Trois mois passèrent ainsi, les meilleurs de leur vie. Trois mois de labeur ardent et tranquille, de recherches minutieuses et pourtant exaltantes.

Et puis, ce fut l’accident…

Lygie avait l’espoir d’être mère. Craignant une imprudence, Harrisson ne la laissait jamais seule au laboratoire. Mais, un matin, une brusque indisposition le retint au lit. Contretemps d’autant plus fâcheux que l’on devait, ce jour-là, constater le résultat d’expériences importantes. Vers le soir Lygie n’y put tenir. En cachette, elle descendit au laboratoire et, dans sa hâte, revêtit par mégarde une blouse quelconque, inutilisée depuis longtemps. Puis elle prépara un microscope et souleva une cloche de sûreté. Une surprise l’attendait. Harrisson avait employé pour la chiquenaude initiale, deux générateurs voisins ; or, dans la zone, où pendant un centième de seconde, peut-être, s’étaient coupés les champs énergétiques, brillait une sorte de voie lactée en miniature. À l’intérieur d’un disque opalin, on apercevait nettement, à l’œil nu, des nébuleuses dont la plupart avaient déjà dépassé la période féerique. Jamais encore on n’avait obtenu pareil résultat. Lygie disposa les appareils enregistreurs et plaça dans la zone d’influence la série de ses réactifs colloïdaux ou vivants. Puis elle courut porter à Harrisson la bonne nouvelle. Aux premiers mots, il jeta un cri : il venait de remarquer la blouse, l’inutile blouse, absolument transparente pour les radiations du féerique 13 !…

Déjà Lygie pâlissait, traversée par une douleur soudaine.

Un célèbre gynécologue américain, ami de Harrisson, fut mandé en toute hâte. Durant les quatre jours qu’il passa près de la malade, il ne put que constater des accidents singuliers qui le plongèrent en un profond étonnement. Puis, les symptômes morbides disparurent, et la jeune femme, qui avait d’ailleurs fort peu souffert, retrouva la santé. Mais tout espoir de maternité semblait à jamais perdu.

Quand Lygie revint pour la première fois au laboratoire, elle eut une violente crise de chagrin. Harrisson, navré lui aussi, et plein de frayeur devant son œuvre, leva de nouveau le bras en un geste destructeur…

Mais, encore une fois, Lygie arrêta ce geste.

À toutes les raisons qu’on avait de poursuivre les recherches s’ajoutait, à présent, une raison nouvelle, absolument impérieuse : il fallait placer le remède à côté du mal.

Cependant Harrisson demeurait inquiet.

— Nous pouvons, murmurait-il, aborder à de terribles rivages !

Lygie répliqua :

— L’inconnu seul est terrible… Avançons ! cherchons la lumière !…

Encore éplorée, elle souleva délibérément une cloche de sûreté et mit les appareils en marche pour le choc créateur.

Alors Harrisson s’approcha à son tour. Tous les deux, avec une ardeur nouvelle, avec une attention passionnée, se penchèrent encore sur le vertigineux mystère d’où sortirait peut-être la guérison de l’épouse mutilée, d’où sortiraient peut-être des possibilités inouïes et, malgré les menaces de l’heure, quelque prodigieux épanouissement des bonheurs humains.


Réfugiés derrière le rideau isolant, Flore et Samuel chantaient. Ils improvisaient à tour de rôle une mélopée monotone qu’ils accompagnaient du battement de leurs mains ; une mélopée étrange, un peu triste, et qui semblait lointaine, lointaine, comme venue du fond des âges.