La Vie parisienne (p. 15-18).

VIII 

Vingt-huit ans.


C’était à Bayreuth, l’année de ma vie où j’ai le mieux senti ce que les livres de piété appellent « la solitude intérieure ». Je sortais du théâtre après le second acte de Parsifal, tout énervée par cette lutte de la passion et du renoncement : les pôles entre lesquels oscille et palpite l’âme de tous ceux… qui ont une âme.

Wagner ne s’est pas trompé en pensant que ses drames moraliseraient pour des secondes, démoraliseraient pour des heures, détraqueraient enfin, les gens qui s’abandonnent à eux… Tout amère du sentiment de mes faiblesses mieux ressenties, je rêvais d’une vie pure et rigoureuse, j’avais l’ivresse blanche de Parsifal, comme trois jours plus tôt j’avais eu l’ivresse rouge de Tristan, j’étais — en puissance — excessivement sainte, au moment où j’entrepris la lutte pour la tasse de weiss kaffee et la tranche de gâteau spongieux, avec lesquels, entre les actes, on se refait du courage contre ses propres émotions, lorsque je reconnus un coude qui pénétrait mes côtes, pour être celui de la grosse Émilia d’Étoilles. Immédiatement la forte dame rétablit nos rapports sympathiques par de tonitruantes exclamations. J’étais justement la personne dont son cœur avait besoin à ce moment-là !

Nos tasses conquises, elle s’assit près de moi et, tout en mâchant avec puissance, elle causait sur Parsifal. — Elle aussi était profondément sanctifiée, et les petits jeunes gens que son amour pâlit, ne paraissaient tenir aucune place dans ses préoccupations du moment. Van Dyck l’exaltait. Comme il avait dit son Ach dieser Kuss ! Quelle magnifique horreur du baiser infâme !… En passant, elle remarqua qu’il avait de beaux bras : mais cet aperçu trop humain ne l’arrêta qu’à peine. Tout à coup, elle s’interrompit de m’expliquer pourquoi le renoncement de Parsifal à l’amour n’était pas ridicule comme la fuite de Joseph, par exemple, et s’écria :

— Tiens, voilà Chalamon là-bas ! Quelle chance ! Et elle exécuta des gesticulations destinées à un homme de moyenne taille, d’allure hésitante, un peu engoncée, et qui, à quelque distance, cherchait d’un air vague quelque chose qui ne paraissait pas avoir, même pour lui, une grande précision.

Les ailes de moulin d’Émilia réussirent à fixer son attention, et tandis que, coupant lentement la foule, il venait vers nous, elle m’expliquait :

— Figurez-vous que ce pauvre Chalamon a une passion pour vous, c’est un être admirable… une âme, ma chère ! Il s’est intéressé à vous en entendant raconter toutes les horreurs que vous fait votre mari, et votre attitude si généreuse, si digne. Tout l’hiver il a cherché à vous connaître, mais vous allez si peu dans le monde maintenant… enfin, le mois dernier, apprenant que nous sommes liées, il m’a suppliée de vous le présenter, seulement, vous étiez déjà partie pour l’Allemagne… Mais comme ça s’arrange bien que ce soit justement ici que vous le rencontriez ! Ç’a l’air d’un roman, vous ne trouvez pas ?

— Non, j’ai déjà rencontré beaucoup de gens à Bayreuth sans que cela me parût avoir quoi que ce fût de romanesque.

Émilia ne répondit pas, car M. de Chalamon nous rejoignait. Il y eut des exclamations, des présentations, et notre weiss kaffee étant avalé, nous sortîmes tous les trois. Mme d’Étoilles avait réempoigné Wagner et le maniait avec une énergie inquiétante — comme elle eût fait d’une arme vraiment un peu lourde pour ses mains.

M. de Chalamon semblait troublé, il avait un air de gaucherie que je ne trouvai pas déplaisant, car j’en fis honneur au doute d’elles-mêmes qui est au fond des natures fines. Les trompettes sonnaient l’âpre fanfare, on se pressa vers les portes. Le fauteuil de M. de Chalamon était à petite distance du mien, cela me fit plaisir.

Après le troisième acte, l’âme pleine de clartés et de béatitudes, je sortis avec lui pour aller à la recherche de la grosse Émilia, qui nous avait invités à dîner au restaurant du théâtre. Elle était hors d’elle-même, elle avait pleuré d’enthousiasme, elle débordait d’affection, et les façons maternelles que lui ont données ses habitudes d’amoureuse de l’extrême jeunesse, s’exerçaient d’une façon gênante sur M. de Chalamon et sur moi. Elle avait des attendrissements bénisseurs. En mangeant du roastbeef refroidi et des pommes de terre figées, elle paraissait communier en l’honneur de la réunion de nos âmes, et si elle vidait tant de verres de hochheimer, c’était évidemment à la santé du bonheur qu’elle ouvrait devant nous. Parfois elle risquait une allusion pleine de sourires à l’admiration que j’inspirais aux gens mêmes qui ne connaissaient que ma réputation, ou, d’un air profond, disait des choses sur la fatalité de certaines rencontres.

Elle me quitta après un adieu passionné, car elle partait le lendemain, et je rentrai pensive dans la chambre décorée des portraits de tous les Hohenzollern connus (et même de quelques autres), où je m’étais installée pour la durée de ma série.

J’avais un énervement doux et assez agréable. L’attitude de M. de Chalamon ne me permettait pas de douter que quelque parcelle de vérité ne fût enclose dans les exagérations d’Émilia. C’était joli, en somme, cette histoire d’un homme capable de s’éprendre d’une femme à cause des chagrins qu’il lui imagine. J’étais touchée. Je me drapais dans ma situation de victime, comme dans une dignité qui faisait des plis nobles.

Certes il n’était pas beau, il était lourd, empêtré, mais il avait d’excellentes façons, de grands yeux à angles tombants qui lui donnaient ce regard d’une mélancolie étrangement tendre qu’ont les yeux des chiens de meute ; et puis il devait être intelligent. Il avait peu parlé, mais tout ce qu’il avait dit était vraiment très bien… Je songeai à en faire l’ami que nous souhaitons toutes, qui saurait m’écouter rêver tout haut, et auquel j’apporterais une affection limpide et rafraîchissante — une de ces affections comme on en a à revendre en sortant de Parsifal. — Je m’endormis avec une âme sereine et sublime.

Le lendemain, le théâtre faisant relâche, j’allai passer la journée à l’Ermitage, ce vilain et délicieux petit château de l’adorable Margrave de Bayreuth. Après y avoir dîné, je m’assis devant la pièce d’eau pour attendre l’heure calme où descend la nuit. Déjà, sous les grands arbres, le taillis s’enfumait d’obscurité, le ciel blêmissait, et des assombrissements équivoques, des lueurs attardées et furtives communiquaient aux statues moussues du bassin une inquiétante et douce vie. Le silence était parfait, une tristesse s’échappait des choses en ondes régulières, comme le parfum des fleurs nocturnes, et je m’enfonçais dans cet attendrissement navré, si exquis, où se réveille confus, enjolivé, l’écho de toutes les souffrances. Un pas sonna sur les dalles de la terrasse, derrière moi. Je restai immobile, ne voulant pas rompre la tristesse dont je jouissais ; le pas descendit les marches, se rapprocha ; il fallut tourner la tête. Je reconnus M. de Chalamon, arrêté, son chapeau à la main, l’air tellement embarrassé que je me hâtai de dire « bonsoir ». Il vint tout près de moi, et resta planté sur ses pieds — ils étaient larges et un peu plats — avec les épaules extraordinairement remontées derrière sa tête, en signe de confusion sans doute. Je l’invitai à s’asseoir, et il le fit avec une telle précipitation qu’un grand morceau de ma robe se trouva engagé sous lui, et avec une telle brusquerie que la traction exercée sur l’étoffe la fit craquer violemment. Il s’excusa, se recula un peu, je tirai ma jupe pour la dégager, cela ne suffit pas, il recula encore, puis, comme cela ne donnait aucun résultat, il finit par se lever ; je ramenai contre moi les plis de ma robe, et il se rassit.

Nous étions gênés ; il y a des décors dans lesquels la maladresse hurle particulièrement. Il fallait parier, je dis :

— J’ai passé la journée ici.

— Moi aussi, me fut-il répondu.

— Tiens ! c’est curieux, je ne vous ai pas aperçu !

— J’ai craint de vous importuner.

— Ah ! Vous m’avez vue, alors ?

— Sans doute, je vous ai suivie de loin presque tout le temps.

Il n’était peut-être pas tout à fait aussi timide que je l’avais imaginé. L’entretien ainsi commencé sous l’émouvante fraîcheur de la nuit, dans ce parc sans rumeur, marcha vite. Une demi-heure après notre rencontre, il faisait trop obscur pour que nous vissions nos visages ; alors il me raconta qu’il m’avait aperçue au théâtre dix-huit mois plus tôt, qu’il avait été frappé de la mélancolie, de l’air d’énergie vaincue de toute ma personne — il ne dit pas qu’il m’avait trouvée jolie, et je lui sus gré de la délicatesse de cette façon d’opérer. — La suite était bien conforme aux renseignements d’Émilia. En me retrouvant à Parsifal, il s’était décidé à se présenter lui-même s’il ne se rencontrait personne pour lui rendre ce service. Il ne pouvait plus attendre davantage pour s’assurer si vraiment j’étais bien l’être de tendresse et de douleur dont le souvenir le hantait.

— Et si je suis en effet cet être-là, dis-je un peu moqueuse, lorsqu’enfin il se tut, vous aurez, naturellement, l’illogisme de m’offrir de me consoler ; ce sera une bien fâcheuse erreur, car, consolée, je ne serais plus la femme à qui vous vous êtes intéressé parce qu’elle était triste !

— Non, madame, je ne vous offrirai pas de vous consoler ; je ne suis pas un sot, ni un fat, mais je me donnerai à moi-même la permission de vous aimer.

— Il est tard, dis-je en me levant, — je ne savais où cette excentrique causerie pouvait mener, la nuit m’émouvait, et aussi la voix de M. de Chalamon, — une voix voilée, ardente et faible, qui prenait aux nerfs. — Il avait tout à gagner à causer dans les ténèbres.

— Vous reviendrez ici demain, dit-il, bien plus comme quelqu’un qui affirme un fait dont il est sûr, que comme quelqu’un qui interroge.

— Je ne sais… bonsoir, monsieur.

Je m’en allai sans lui tendre la main. Il se rassit après m’avoir saluée.

Naturellement je retournai à l’Ermitage, où je trouvai M. de Chalamon installé à l’une des tables où l’on mange et boit des choses suspectes, en face de l’endroit par où entrent les voitures. Il vint à moi et me proposa de descendre au fond du parc. Il y avait des promeneurs dans les allées ; accepter n’avait rien qui m’engageât beaucoup : j’acceptai.

— J’ai passé la nuit sous ces arbres, me dit mon singulier ami, on y est à merveille pour penser — douloureusement — à vous.

— Pourquoi pensez-vous douloureusement à moi ? — J’étais un peu agacée de ce début. J’avais déjà passé l’âge où l’on tient à ce que les hommes prennent des rhumes dans la rosée pour témoigner de leur amour.

— Parce que, répondit-il avec un excès de gravité, j’ai découvert en vous cette chose atroce dont l’acide désagrège les sentiments…

— Vous m’inquiétez !… Qu’est-ce, mon Dieu ?

— C’est l’ironie, me répondit-il avec une amertume et une emphase que son évidente sincérité atténuaient — heureusement.

Je regardais le sable, et je poussais les cailloux du bout de ma bottine ; il avait peut-être raison en somme, il disait sérieusement des choses très tendres et je n’avais que l’envie de m’en moquer ; il continuait.

— Comment, vous, une élue de la douleur, douée par elle d’une beauté supérieure, pouvez-vous railler ! Je vous ai dit dans une émotion sacrée ce que vous m’inspirez de si étrangement profond, et vous ne trouvez pour me répondre que des railleries ; est-ce digne de vous ?

— Écoutez, monsieur, dis-je très doucement, vous ne pouvez vous étonner si je souhaite vous connaître davantage pour être assurée que, dans les choses que vous dites, il n’y ait rien dont ma dignité puisse s’alarmer.

— Rien ! vous le sentez à défaut de le savoir ! Il y a une destinée grave entre nous. Je connais toutes les choses de votre vie, mon seul désir est de vous inspirer assez de confiance pour que vous m’accordiez le droit, non de vous consoler, ainsi que vous disiez méchamment hier soir, mais de vous consacrer mon avenir entier.

Il proférait ces banalités avec une ardeur sombre qui leur donnait de l’accent. Je crus nécessaire de l’interrompre.

— Je regretterais, dis-je, que vous me missiez dans l’obligation de rompre cette conversation en ajoutant un seul mot à ce que vous venez de dire, car je suis résolue à n’en pas entendre davantage.

— Vous ne m’avez pas compris, madame, reprit-il d’un air peiné. Je sais que vous êtes la femme d’un homme absolument indigne de vous, et ce que je songerais à vous demander, si mes sentiments pouvaient exciter en vous quelque sympathie jamais, c’est de divorcer et d’accepter mon nom.

Je m’arrêtai net pour l’examiner, non sans inquiétude. Était-il devenu fou ? Mais il me parut très tranquille, ses beaux yeux tristes s’appuyaient sur moi avec beaucoup de douceur.

— Enfin, lui dis-je, qui vous affirme que je sois digne de ce que vous m’offrez ?

— Mon cœur ! répondit-il.

Ce n’était pas mal, mais il imagina, en lançant ce mot avec une énergie vibrante, de s’administrer une forte tape sur la poitrine pour renforcer son allusion au viscère mis en cause ; sa chaîne de montre tressauta sur son ventre — il avait du ventre — et je ne sais pas bien ce qui me retint d’éclater de rire.

Je tentai de lui faire comprendre que, tout en appréciant la perfection de ses sentiments, j’en étais légèrement ahurie, et qu’il ne fallait pas qu’il s’étonnât démesurément si j’avais le désir de causer avec lui un peu plus de trois fois avant de me résoudre à disloquer ma vie pour l’unir à la sienne. Il admit la justesse de cette prétention et déclara qu’il était prêt à attendre des mois, voire des années. J’insistai pour que nous parlassions d’autres choses, et la promenade se termina très agréablement. Comme c’est l’usage en pareil cas, je découvris à M. de Chalamon une foule de goûts et de dégoûts semblables aux miens ; il avait du charme lorsque les occasions lui manquaient pour devenir pathétique, mais il lui fallait peu de chose pour s’abandonner à cette faiblesse, comme il me fallait peu de chose pour retomber dans mon péché d’ironie. Il est certain que si j’avais pu perdre un peu de mon horreur du ridicule, et lui en acquérir une dose équivalente à celle dont je me serais débarrassée, nous aurions été faits pour nous entendre très complètement.

Le lendemain, les représentations recommençaient avec Tristan. M. de Chalamon avait trouvé moyen de changer sa place : il était à côté de moi.

C’est quelque chose de terrible, cette musique de Tristan, une sorte de soûlerie d’amour ; dès le milieu de l’ouverture, on commence à en éprouver le charme vénéneux. À la fin du premier acte j’eus un grand tressaillement en sentant le bras de mon voisin s’appuyer au mien. Pendant l’entr’acte j’allai avec lui errer dans le bois de sapins qui est derrière le théâtre. Cela sentait la résine chaude, et c’était plein d’une énorme rumeur d’insectes invisibles ; nous ne dîmes pas trois paroles. À quoi songeait-il ?… Moi, j’avais un peu la fièvre. Au second acte, une vaste émotion me gonfla la poitrine en songeant à ce bel amour que m’avait voué cet homme. Pourquoi repousser ce bonheur offert ? Ne faut-il pas aimer ! Aimer n’est-ce pas vivre ! Je me tournai vers lui en disant très bas :

— Comme c’est beau !…

— Près de vous…

Il n’en dit pas plus. À ce moment-là, mon ironie avait désarmé, c’était le triomphe du pathétisme. Lorsque la voiture dans laquelle il m’avait ramenée chez moi s’arrêta, ce fut sans même songer à m’en étonner que je m’aperçus que — probablement depuis notre départ du théâtre — il tenait mes mains dans les siennes. En vérité, cette musique de Wagner…

Huit jours plus tard, j’emportais, en quittant Bayreuth, le dernier regard d’Édouard de Chalamon en une très bonne place de mes souvenirs chers. Nous n’avions plus reparlé de ses espoirs, mais nous nous sentions unis par quelque chose de fort.

Il me manqua infiniment, lorsqu’à mon retour à Paris, je tombai dans l’agitation causée par une bruyante aventure de mon mari. Il avait été surpris par un autre mari, dans une fâcheuse attitude, s’était battu, avait blessé grièvement son adversaire. L’épouse litigieuse s’était enfuie du domicile conjugal, M. de Montclet l’avait installée dans un appartement, où, comme c’était son devoir, il passait son temps à la consoler. On clabaudait vigoureusement. Je reçus une quantité de condoléances amusées ou perfides, de lettres anonymes, et aussi d’offres amoureuses ; cela semblait un si bon moment !

Malgré l’irritation que j’éprouvais de la fausse et ridicule posture où me mettaient ces choses, je ne pouvais m’empêcher de plaindre M. de Montclet. À certaines paroles qu’il me dit, je comprenais que cette aventure arrivait mal dans sa vie, qu’il commençait à être las de sa maîtresse, et que l’obligation absolue qui le rivait à elle lui pesait. Pendant les courts moments que nous passions ensemble, il était sombre et faisait cette mine douloureuse que je ne lui ai jamais vue sans en être péniblement impressionnée. J’avais aussi le sentiment de le gêner, d’être un embarras, qui sait, peut-être un remords dans sa vie, et j’aspirais au retour d’Édouard. Sûrement il m’aiderait à trouver ce qu’il convenait de faire dans la circonstance. Il arriva enfin, et je le mis au fait en lui demandant son avis.

— Vous le saviez d’avance, madame, répondit-il. Vous n’avez pas le choix des actes. Il faut divorcer sans attendre, M. de Montclet sera libre d’épouser sa maîtresse, ainsi qu’il le souhaite sans nul doute, et… vous aussi vous serez libre !…

Il tenait à son idée ! Au reste, il avait bien raison, mon mari n’avait aucun besoin de moi, le moyen s’offrait de refaire ma vie dans d’admirables conditions. Il aurait fallu avoir l’esprit curieusement tourné pour ne pas accepter d’enthousiasme cet arrangement… eh bien, j’avais l’esprit curieusement tourné, car la pensée de ce divorce me chavirait le cœur.

Cependant, au bout de quelques semaines de longues causeries avec Édouard, je me décidai et j’allai un matin, annoncer ma résolution à M. de Montclet. Lorsque je lui eus expliqué mes intentions :

— Vous êtes généreuse comme toujours, je reconnais votre grand cœur ! Je suppose que je dois vous remercier du sentiment qui vous fait me rejeter de votre vie. Mais avez-vous bien réfléchi ? La situation de femme divorcée est difficile, j’ai le devoir de songer à vous…

Il y avait de l’irritation et de l’amertume dans son accent, mais je crus aussi y sentir de la pitié, et cela me mit en colère.

— Ne vous troublez pas à mon sujet, dis-je sèchement, il est possible que je me remarie à l’expiration du délai légal.

— Ah !… — il avait rougi jusqu’aux cheveux — c’est différent alors si c’est pour vos arrangements personnels…

Je haussai les épaules et je sortis de la pièce. Il m’avait paru, en y entrant, que je venais accomplir un acte très magnanime, mais pas du tout, M. de Montclet avait remis les choses au point, c’était pour moi que je voulais divorcer. Je n’y aurais jamais songé s’il ne s’était agi d’épouser l’homme que j’aimais.

On tient tellement aux belles attitudes prises vis-à-vis de soi-même que l’impossibilité de conserver celle-là me causa une véritable détresse.

Pendant les opérations de mon divorce — cela dura trois mois en tout — Édouard vint chaque jour me voir. Il était d’une bonté exquise, bien qu’il ne parvînt pas à accepter que les formalités judiciaires qui me rapprochaient de mon mari, me forçaient à m’en occuper, fussent pour moi des occasions de bouleversement. Il trouvait mon émotivité maladive et ridicule : j’étais de son avis, mais cela ne diminuait en rien mon angoisse, et le jour où mon avocat me télégraphia du palais que le divorce était prononcé, il me parut que quelque chose venait de mourir en moi que rien ne réveillerait plus.

On n’est qu’une fois épouse, quoi que l’on puisse penser, et de cette fois-là on reste marquée, quoi que l’on puisse faire.

M. de Montclet m’écrivit une lettre où je retrouvai sous une forme de gravité voulue, les câlineries où si longtemps mon cœur s’était pris. Il quittait la France sans doute pour n’y plus rentrer et allait rejoindre en Italie sa maîtresse, dont le divorce avait précédé le mien. Dès que j’eus l’idée que sans doute je ne le reverrais jamais, l’amertume des trahisons anciennes, la lourdeur morne des années désolées s’effacèrent de mon souvenir, je ne savais plus de ce disparu que le goût de ses baisers, sa beauté fière, son air de vie puissante et joyeuse, la grâce légère de son esprit, son charme pervertisseur… et j’avais des distractions pendant qu’Édouard, — ce cher bon Édouard — me parlait de son amour.

Il en parlait beaucoup, et même il en parlait bien. Je me donnais de la peine pour bien me rendre compte de lui à travers les mots qu’il disait. Au rapprochement de nos vies j’avais découvert plusieurs erreurs dans mon premier jugement. Il n’était pas timide ainsi que je pensais, mais un peu susceptible ; il était toujours, en face des gens, dans une certaine crainte de n’être pas jugé à sa réelle valeur, c’est ce qui lui donnait, aux débuts des relations, cet air emprunté que j’avais pris pour de la défiance de soi, et qui n’était que de la défiance d’autrui. Je m’étais aussi figuré que son physique ne le satisfaisait pas, qu’il en percevait les petits ridicules et en était gêné, mais cela non plus n’était pas exact. Je m’aperçus bientôt qu’il se trouvait une physionomie pittoresque, un regard fascinateur, une tournure originale, et que, s’il était volontiers pathétique, c’était un peu par instinct mais surtout parce qu’il jugeait cette attitude adéquate au type de « beau ténébreux » qu’il était persuadé d’avoir.

Édouard allait beaucoup dans le monde, bien qu’il y jouât un rôle effacé. Après mon divorce il y alla plus encore, « afin, disait-il, d’entretenir des relations que l’on est aise de trouver lorsqu’on en a besoin. » Il en aurait besoin, le pauvre, au moment où il faudrait faire accepter son mariage avec une femme divorcée… Cette idée m’était spécialement antipathique. On peut ne pas tenir au monde lorsque toutes les portes vous en sont grandes ouvertes, et souffrir de penser qu’il est de ces portes-là qui se fermeront devant vous…

Même lorsqu’il avait des invitations, Édouard passait toujours avec moi une heure après le dîner. Un soir il me dit :

— Je vais au bal costumé des Charmeilles, demain.

— Tiens ! je croyais que le costume était de rigueur et qu’on n’était pas admis même en habit de couleur.

— C’est bien ainsi, je me costumerai… Vous avez envie de savoir en quoi, je le vois… En palikare ! j’ai un très beau costume, qu’un ami m’a fait faire avec mes mesures, en Grèce ; il me va admirablement. Vous le verrez du reste, je viendrai avant le bal.

— En palikare ! répétai-je consternée. L’idée de voir M. de Chalamon en palikare me ravageait ! J’en rêvai la nuit ; au réveil, je m’en trouvai encore affolée. Quelle étrange, quelle improbable idée avait-il de se déguiser en palikare !…

Je fus tirée de mes méditations sur ce sujet, par une lettre que m’écrivait de Naples, M. de Montclet. Sa maîtresse était malade ; se trouvant très isolé, il songeait à moi, le seul ami qu’il se connût, et m’écrivait. L’effet de cette lettre fut vif, les vieilles plaies se redéchirèrent, cela se mit à saigner dans mon cœur. Je passai ma journée à écrire des réponses, à les brûler, à retourner des tiroirs pleins d’objets ridicules et commémoratifs, et à pleurer énergiquement. À dix heures du soir, j’avais les yeux gonflés, un violent mal de tête et une profonde misère de cœur. C’est dans cette disposition que je vis la porte s’ouvrir et Édouard de Chalamon m’apparaître en palikare. Il fit deux pas, puis s’arrêta, le poing gauche à la hanche, la main droite crispée au manche de l’un de ses nombreux poignards, et avec un sourire où vaguait la certitude d’être vraiment très bien, il dit :

— Bonsoir, Madame, comment trouvez-vous mon costume ?

Comment je le trouvais ! grands dieux !… Son jupon blanc, une fustanelle — au fond, ce palikare était un Albanais — relevait en bouffant sur son ventre, puis s’évasait autour de lui en lui donnant un aspect de sonnette ; ses pieds semblaient formidables dans le cuir vermillon de ses bottes — cet Albanais était peut-être seulement un Arabe égaré ; — son torse, dans son boléro soutaché, ressemblait à une courge, et son fez rouge — car décidément cet Arabe devait être un Turc — avait un aspect tellement inacceptable au-dessus de sa tête rentrée dans les épaules… Ah ! le pauvre Édouard !

Je restais dans le silence de la stupeur ; il vint à moi — et son jupon plissé avait à chaque pas une petite secousse drôle.

— Qu’est-il arrivé, vous êtes malade, vous avez pleuré ?

Oubliant son costume, il s’assit près de moi, sa jupe se souleva derrière lui en auréole. Je lui contai la lettre de M. de Montclet. Il m’écouta avec une extrême gravité qui — sans parti pris — n’allait pas bien avec le caractère hilarant que le palikare me communiquait de son personnage.

— Je trouve absolument inconvenant que M. de Montclet se permette de vous écrire et très étrange que vous en soyez tellement émue. Il y a d’ailleurs des choses que je voulais vous dire à ce sujet, la circonstance me paraît excellente pour nous en expliquer à fond.

Il me fut impossible de partager cette opinion : la circonstance de sa tenue de palikare n’était excellente pour rien.

Édouard s’était levé avec un grand bruit de calicot froissé et s’était adossé à la cheminée, ce qui eut pour résultat de faire bouffer en avant sa fustanelle et il eut la silhouette fâcheuse et chimérique d’un palikare hydropique. Il parlait avec une sombre énergie, rappelait les torts de mon mari, disait les droits de son amour. Il se tut enfin.

— Vous avez raison, lui répondis-je avec un peu d’énervement, mais je ne suis pas maîtresse de mon impressionnabilité… nous ferons mieux de parler d’autre chose.

— Non, il faut parler de cela au contraire. Je me considère comme irrévocablement lié à vous, et rien ne vous engage vis-à-vis de moi. Jamais vous ne m’avez formellement dit que vous m’aimez. Dites-le maintenant, Odile, j’ai besoin de prendre entière confiance en vous.

Quelle malheureuse inspiration il eut alors de se mettre à genoux ! Ses poignards s’accrochèrent dans mes dentelles, son jupon prit une forme indescriptible, et, entraîné par son gland trop lourd, son fez tomba comme un fruit mûr.

Je fus prise d’un terrible, d’un incoercible fou rire qui, malgré mes efforts, dura un temps anormal, et lorsqu’enfin il s’arrêta, je vis devant moi un palikare irrité, qui tourmentait ses armes d’une main agitée et de l’autre balançait mollement son fez, qu’il tenait par le gland.

— En vérité, Madame, je ne conçois pas ce qu’il y avait de comique dans mes paroles, dit-il d’un air pincé.

— Mais ce ne sont pas vos paroles — le rire me reprenait — mais c’est une si étrange idée de vous être habillé ainsi pour me faire cette scène…

— Je ne fais pas de scène… Je pensais que ma conduite envers vous méritait autre chose que cette offensante et peu convenable hilarité. J’ai fait de mon mieux pour vous appuyer dans des circonstances difficiles. Je vous offre ma vie, sans hésiter un instant devant la perspective des complications dont notre mariage va être pour moi l’occasion, trop heureux d’avoir, en vous épousant, un sacrifice mondain à vous faire. Il n’y a pas de quoi rire dans tout cela.

J’avais cessé de rire. Le palikare venait de dire le mot qu’il fallait éviter.

— Je suis de votre avis, fis-je en me levant, je suis tout à fait indigne que vous fassiez pour moi le moindre sacrifice et je ne saurais l’accepter. Restons-en là. J’ai trop d’orgueil pour pouvoir oublier jamais la parole que vous venez de prononcer.

Il s’affola. Certainement, il m’aimait, le pauvre garçon, et son agitation devait être touchante ; mais sa fustanelle, ses grands pieds dans ses grandes bottes, les gesticulations de ses petits bras courts !… Ah ! le pauvre palikare ! Il s’obstinait à me démontrer mes torts… j’avais ri de son amour…

— Mais regardez-vous ! lui criai-je à bout de patience. Est-il possible que vous ne sentiez pas à quel point vous êtes ridicule !

Il y eut un silence, pendant lequel il tapa sur sa jupe pour en apaiser le tumulte ; il avait les yeux fixés sur moi, mais sans nulle tendresse ; il n’était plus qu’indigné.

— Adieu, Madame, dit-il, tragique ; et avec un bruit de poignards heurtés et de calicot empesé, son fez toujours pendant au bout du gland trop lourd, balancé sévèrement par sa main nerveuse, Édouard le palikare sortit pour ne jamais revenir.

Les jours suivants, comme je m’étonnais d’avoir si peu de regrets de cette rupture, je me souvins qu’un qui s’y connaissait a dit : « Rien ne rafraîchit le sang comme le souvenir d’une sottise que l’on n’a point faite. »


Et, vraiment, je crois que j’ai eu raison de ne pas épouser ce palikare.