La Vie parisienne (p. 1-4).

VII 

Vingt-six ans.


J’avais connu cette gentille petite femme à un cours, où des mondains et quelques artistes se réunissaient pour chanter des chœurs. C’était une fine poupée, teinte en blond enfantin. Elle se nommait Louise Harmailles. Ce qu’on percevait d’elle à première vue, c’est qu’elle avait des yeux énormes et la taille étroite. Elle chantait joliment, sa frêle voix avait des aigreurs cristallines qui prenaient aux nerfs ; elle paraissait sentimentale et tendre, en réalité, elle était terriblement gaie. Attachée à moi très vite et sans raison, elle m’avait fait d’abondantes confidences avant de vérifier mes titres à rassurer sa prudence. J’appris qu’elle n’aimait pas son mari parce qu’il était bête, mais que son amant, qu’elle adorait, avait beaucoup d’esprit et qu’il répondait au nom d’André. Sa confiance en moi n’alla pas jusqu’à la révélation du nom de famille de cet heureux homme.

Je n’étais pas choquée de ce que Mme Harmailles eût un amant. Je commençais à entrevoir la difficulté d’être ensemble heureuse et honnête, et il me paraissait que chacun, ayant droit à un peu de bonheur, peut légitimement le chercher où il croit qu’il se trouve. Mais l’amour me semblait une énorme affaire à quoi il faut mettre beaucoup de gravité, et de cela, ce cœur bibelot qu’avait Louise, s’affirmait tellement incapable, que j’avais quelque inclination à mépriser les sentiments, si éperdus, dont elle me contait l’histoire. Je croyais, à cette époque, qu’il faut de hautes âmes et des cerveaux puissants pour porter de grandes passions ; depuis j’ai acquis la conviction que l’amour, comme l’esprit de Dieu, à quoi il ressemble fort, souffle où il lui plaît.

La pointe de dédain que je mettais à écouter les récits de Louise, ne les empêchait pas de m’intéresser. J’étais triste, amère, pleine de solitude depuis que je n’aimais plus mon mari, et les visions suscitées de cette amourette me faisaient un mal cher qui enfonçait mieux en moi les pointes blessantes de mon renoncement. Renoncement que je n’étais pourtant pas certaine de continuer toujours, car l’inutile poids de ma puissance d’aimer m’opprimait d’être vain.

Je m’occupais beaucoup de musique et de charités. Chaque matin je faisais le ménage d’une vieille pauvresse grognon, qui, vexée par les obstacles que j’apportais à l’exercice de son alcoolisme, ne pouvait pas me souffrir. Mes journées, pleines d’actes, étaient vides d’émotions ; les soirs, j’étais vaincue d’inutiles fatigues.

Et pendant que je m’usais ainsi dans le silence, d’autres vivaient en ardeur, en joie, couraient vers l’amour d’une intrépide violence…

Je m’ennuyais incroyablement !

On me faisait peu la cour, et jamais avec suite. J’avais, par orgueil, maintenu la façade de ma vie, et ce m’était un plaisir enragé de témoigner en public des déférences de femme éprise, envers mon mari. Des gens disaient de moi avec ironie : « Elle est si conjugale ! »

Cela pouvait aller ainsi toujours, personne n’aurait le courage de m’aimer, je ne verrais pas dans mes yeux en les regardant au miroir ce pétillement qui ne ressemble à rien d’autre et qui s’apercevait aux prunelles de Louise lorsqu’elle me chuchotait :

— Aujourd’hui je lâche le dernier chœur, je file, André m’attend !…

Généralement, je chantais ce « dernier chœur » parmi d’irréparables distractions : ma pensée filait avec Louise, l’accompagnait dans son fiacre, dans la montée essoufflante des étages, avec elle je sonnais à la porte, j’entrais, je regardais les baisers, et le reste. J’étais de mauvaise humeur pour toute la journée… Vraiment je m’ennuyais trop.

Je connaissais Mme Harmailles depuis six mois lorsque l’idée me vint qu’elle commençait à ne plus autant adorer son André. Ce fut un jour où, me parlant de la jalousie qu’il témoignait d’avoir de son mari, elle déclara qu’il était « rasant ». Je fus offensée comme si l’inélégance du terme se fût appliquée à quelqu’un que j’aimais. En réalité c’était l’amour inoccupé dont j’étais pleine que cette légèreté atteignait. Évidemment cette petite folle était indigne de la passion ; je pressentis que le pauvre André marchait aux pires mésaventures.

Un après-midi de juin je flânais dans le Louvre, m’amusant à l’étude de ces mauvaises faces froncées de vice, creusées de maladie, abêties de pouvoir qu’avaient les empereurs romains. Dehors il faisait très chaud et ce rez-de-chaussée du musée était frais délicieusement. On y goûtait cette odeur de grotte, ce parfum des vieux marbres qui donne un plaisir de boisson glacée. Tout à coup, au détour du piédestal du Mars Borghèse, je me trouvai en face d’une robe rose et d’un chapeau mauve : c’était Louise Harmailles.

Sa figure se maquilla d’un vermillon supplémentaire, quelques exclamations indispensables furent échangées, dont la surprise, de ma part, était sincère et motivée, car les musées n’étaient pas des lieux de fréquentation habituelle pour mon amie Louise, puis je dis :

— Pourquoi ne vous a-t-on pas vue au cours depuis quinze jours ? Que devient André ?

— Oh André ! C’est toute une histoire, fit Louise en se vermillonnant encore. Et elle résuma l’histoire dans cette lapidaire constatation :

— C’est fini nous deux !

— Comment ? qu’est-il arrivé ?…

— Oh ! mon Dieu… rien… Je ne l’aimais plus, je le lui ai dit, il n’y a pas une heure de ça, tenez ! et… voilà !

J’insistai pour avoir des détails, voulant un drame justiciable de ce cataclysme. Mais aux réponses qu’elle fit, je perçus qu’il n’y avait aucun drame, et qu’elle disait bien la vérité : c’était fini parce que c’était fini ; voilà ! ainsi qu’elle avait conclu.


Je restai consternée, incompréhensive. Cet homme qu’elle adorait était resté semblable à lui-même, n’avait rien commis, et elle le désaimait, sans cause, comme elle l’avait aimé sans doute. L’amour, cela peut donc s’user, comme une étoffe trop portée… J’étais silencieuse, pendant que, marchant à petits pas près de moi, la tête basse, dessinant avec le bout de son ombrelle des courbes confuses sur le dallage, Louise, d’une voix molle, récitait :

— Comme on est drôle… je ne l’aime plus du tout… Je me demande même si je l’ai jamais aimé, eh bien, rien que par ce que c’est une chose finie pour toujours, je suis toute triste… Il me semble qu’il est mort quelqu’un, que je devrais être un peu en deuil… et cependant je ne le regrette pas… non, je regrette d’avoir perdu mon temps, de m’être trompée… je ne sais pas bien. C’est comme ce que j’éprouvais toute petite, quand je tombais, ou que je m’étais cognée… une espèce de pitié tendre pour moi-même, une envie de pleurer parce que je ne pouvais m’en prendre à personne de ce qui m’était arrivé…

Nous étions au pied de la Vénus de Milo ; tout à coup l’attitude abandonnée et pensive de Louise changea, elle jeta les yeux autour d’elle, rougit encore, et, embarrassée, hâtive :

— Il faut que je vous dise adieu, ma chère, je suis très pressée, j’ai un tas de visites… À demain, au cours, n’est-ce pas ? Nous irons goûter ensemble, si vous voulez ?…

Sa poignée de main était nerveuse, mais je n’insistai pas pour la retenir, je croyais la deviner. Il y avait plus d’amertume et de regret qu’elle ne voulait en convenir sous ses ondulations teintes, elle parlait si vite pour cacher de l’angoisse…

Après quelques pas encore, je me décidai à sortir du musée ; comme je repassais devant la salle des bustes, je vis, en une fuite dissimulatrice, la robe rose de Mme Harmailles, escortée d’un monsieur qui marchait bien plus vite qu’il n’est nécessaire pour regarder des statues, et je compris ce qu’était venue faire là cette futile créature, une heure après avoir enterré son premier amour éternel.

Cette banale aventure m’avait troublé les nerfs, ma détresse était plus profonde, et j’étais ébranlée, affaiblie, le soir de ce jour-là, en arrivant chez Mathilde Lesecrétaire, dont c’était le dernier mardi. J’aimais beaucoup la maison de cette charmante peintresse ; on n’y rencontrait guère que le monde artiste, ce monde qui était le mien, le vrai mien.

Presque chaque fois j’y faisais quelque nouvelle connaissance qui m’apportait cette joie vive du type individuel, si totalement banni des endroits mondains. Ce soir-là, Mme Lesecrétaire me présenta un monsieur qu’elle me nomma : « Pierre Lermeaux », en ajoutant gaiement que nous étions faits pour nous entendre.

Elle avait raison. Tout de suite il m’intéressa, son apparence et ses façons parurent si bien conformes à ma grise disposition d’esprit ! Il avait une jolie figure, discrète, effacée, une mélancolie que l’on devinait venir de ses intimes profondeurs. Sa voix était faible, un peu sourde, son geste raréfié par de la fatigue. Il parlait en phrases lentes, très courtes et disait avec soin et tristesse des choses essentielles. Il causa de tout, au hasard, et sur rien ne s’abandonna à un truisme ni à une platitude. Il voyait le dedans des sujets, il dégageait une loi des plus minimes incidents, il remettait tout à sa véritable proportion avec une logique implacable, piquant les enthousiasmes que je laissais paraître de ses brefs jugements dégonflants. Il était très sûr de sa pensée, très établi dans la raison, émettait de la vérité à chaque parole. Il donnait tout ensemble confiance et peur, parce qu’on sentait qu’il ne devait jamais se tromper et que son jugement ne pouvait ni s’engourdir, ni se laisser gagner.

À propos de l’amour, il eut un éclat d’amertume qui mit un instant d’emphase dans son expression, mais cela ne dura pas ; très vite il en parla avec précision et profondeur. Ses opinions, totalement dépourvues de rêvasserie, avaient, dans la dureté de leur déterminisme, une telle rectitude de bonne foi que mon habituel romantisme en fut dominé.

Dans l’état d’écœurement où j’étais, cet homme devait me faire une impression forte. Cela fut ainsi.

Je l’avais convié à venir à mon jour, il n’y manqua pas et je le revis souvent. À chaque conversation, j’étais contrainte à reconnaître davantage cette faculté d’avoir toujours raison qui était en lui, et je l’estimais plus. Par un hasard — en était-ce bien un ? — il vint passer l’été à Dinard, où j’avais une villa, il se lia avec mon mari dans la stricte mesure que nécessitait notre amitié grandissante, et lorsqu’à l’automne je partis pour Paris, il m’avait dit, avec cette harmonie soigneuse qu’il mettait à tout, que je lui inspirais un sentiment profond, et moi, en un élan vif de probité et de tendresse, j’avais avoué que je l’aimais aussi.

Lorsque je retrouvai Mme Harmailles à notre cours de chant j’appris sans étonnement qu’elle avait un nouvel amant et qu’elle savait enfin ce que c’est que le grand amour. Je souris, dédaigneuse : pauvre gentille poupée, de quoi allait-elle parler là !

Les débuts de l’hiver furent d’une douceur infinie. Je portais avec une joie grave la plénitude de mon cœur. Et la vie me semblait toute belle. Je voyais Pierre très souvent, je l’entraînais aux places où mon persévérant romantisme trouvait ses satisfactions. Que de fois nous avons regardé Paris du haut des tours Notre-Dame ou du Père-Lachaise, remonté la Seine pendant les jours glacés où le pont des bateaux-mouches n’est fréquenté que par des gens pressés allant vers leurs besognes, erré, à la descente du soir, dans les allées du Luxembourg. Pierre condescendait à tout cela par perfection de tendresse, bien qu’il trouvât mes fantaisies puériles. Son esprit en équilibre tirait tout de soi-même, il n’avait pas besoin, pour s’exalter, de la suggestion des milieux — d’ailleurs il ne s’exaltait pas. — Nous étions très différents, ce qui crée les belles ententes, aux commencements d’amour.

J’étais complètement heureuse ainsi, lui moins. Notre idylle ne lui suffisait pas. Il m’expliquait, avec sa logique invincible, que l’amour est un tout, fait de sentiment et de sensation, et qu’on ne peut en prendre une moitié et rejeter l’autre, sous peine de lui ôter ses caractères essentiels. Il avait raison. Je m’apercevais de l’inévitable nécessité de sortir de la vague émotion exquise où je m’enchantais, et que, comme il le disait, mon honnêteté même m’obligeait d’être à lui toute — puisque je l’aimais. — J’avais une peine étrange à me décider. Pourtant je ne pouvais supporter l’idée de le faire souffrir, et un matin, au réveil d’une nuit cauchemarée, je résolus de faire enfin le grand sacrifice. Car c’est un sacrifice, quoi qu’en puissent croire les messieurs pour l’amusement desquels on l’accomplit.

Ce jour-là nous avions rendez-vous au Louvre, et ce fut — ironie des coïncidences — dans cette même salle des bustes où Louise Harmailles m’avait annoncé la rupture de sa liaison, que je dis à Pierre ma détermination d’aller chez lui, le lendemain.

Il garda son calme, mais ses yeux pensifs furent si joyeux que l’angoisse qui serrait ma gorge se décrispa.

Certainement j’étais heureuse, le lendemain, en sortant de son appartement — dont l’ordre méticuleux m’avait paru une prolongation de sa personnalité sur les choses. Il m’adorait, je l’adorais, ç’avait été une heure très douce. À me sentir sienne j’acquérais à mes propres yeux une valeur nouvelle.

Oui, tout était bien ainsi, parfaitement bien… Peut-être n’avais-je pas la vocation de l’adultère, mais on arrive à bien faire les choses même dont on n’a pas la vocation en y appliquant sa volonté persévérante. Je m’accoutumerais à être joyeuse d’aller à des heures fixées me déshabiller chez mon ami. Lorsque nous serions séparés, la pensée de sa grande joie — de la mienne aussi — empourprerait le gris des heures. Ce serait ainsi, il le fallait ! Il le fallait tellement que ça le fut presque. Je m’excitais à l’enthousiasme, et lorsqu’il n’était pas là j’y atteignais quelquefois.

Je regrettais vivement, par exemple, nos excursions dans le Paris glacé, les oppressions exquises des crépuscules, la tendresse chaude des admirations devant les chefs-d’œuvre. Nous avions renoncé à tout cela, qui était, disait Pierre, dangereux, et d’ailleurs inutile puisque nous pouvions nous voir en parfait confortable chez lui. Il apportait dans le règlement de notre vie — par sentiment de ses devoirs envers moi — le même souci scrupuleux de prudence et de logique qu’il mettait dans la construction d’un raisonnement. Il avait un sens infailliblement juste de tout, et il mettait tant de douceur à n’avoir jamais tort que, lorsqu’il prenait la peine de me démontrer avec bonté combien étaient absurdes mes chimérismes, je lui savais gré du sentiment net qu’il me donnait de mon ridicule.

Depuis que j’avais un amant, un rapprochement s’était fait entre moi et Louise Harmailles, je n’éprouvais aucun besoin de lui rien confier, mais j’étais curieuse davantage de ses aventures. C’était là, je le croyais, un peu de snobisme de cœur : le désir de mieux constater, en la comparant, la beauté de ma liaison. Louise était enchantée de son nouvel ami, elle trouvait en lui la gaminerie écervelée qui lui convenait. Quelquefois, un peu méchante, je rappelais son premier amour, mais ça la faisait rire, « ce raseur d’André », comme elle l’appelait, n’était plus pour elle qu’un souvenir un peu grotesque…

Mon tranquille bonheur dura jusqu’à l’été ; là survint le premier trouble : il fut grave. Pierre, retenu par des devoirs de famille, m’annonça qu’il ne pourrait me rejoindre en Bretagne. Je discutai passionnément avec lui, mais en vain. Il remplissait son devoir envers les siens avec une ponctualité rigoureuse, à quoi rien ne pouvait le faire manquer. C’étaient deux grands mois à passer l’un sans l’autre ; je ne concevais pas comment je pourrais les supporter. Lui était très triste, mais résigné. Il avait un sentiment si clair de la nécessité qu’il ne perdait pas ses forces en révoltes stériles.

Notre dernier rendez-vous fut lamentable. Je le passai tout entier à pleurer ; il fut très bon, mais me fit remarquer qu’il aurait été préférable d’occuper ces dernières heures avec nos joies de tendresse, puisque cela me faisait tant souffrir d’en devoir être privée. Cette fois-là encore il avait raison, mais mon désespoir emmigrainé me rendit injuste et je refusai d’en convenir.

Il est à supposer que j’ai de moi-même une ignorance profonde, car mes événements psychiques sont toujours différents de ce que j’attendais.

Cette séparation donna les plus curieux résultats. D’abord j’eus, à revoir la mer, une ivresse puérile et profonde, puis, l’air salin exalta ma santé, me fit une vigueur nouvelle que je dépensais en énormes fatigues saines. Mes promenades à cheval, mes longues courses dans la campagne me donnaient d’inexplicables jouissances. Il m’arrivait de chanter à pleine voix des airs stupidement gais le long des routes solitaires. Il me semblait que pour la première fois j’avais conquis la liberté : cela m’affolait d’un plaisir de vivre.

Je ne comprenais rien à tout cela, et, dans les premiers jours je fis quelques efforts pour m’exciter au désespoir, mais bientôt je trouvai l’interprétation de mes sensations : c’était l’amour qui m’avait refait cette superbe jeunesse qui triomphait même de l’absence de l’aimé. Je glorifiai l’amour !

Sans scrupules désormais je me mis à m’amuser de tout : de la sotte vie des bains de mer, avec ses parties monstres de bateau, de breack, son casino, ses potins et ses flirts ; des fréquentations indifférentes, de la bêtise des conversations. Ma vie auprès de mon mari dans le contact de ses innombrables maîtresses, avait même perdu son amertume. Je lui avais décidément tout pardonné. J’étais aimée, j’avais pris ma revanche. D’ailleurs il était charmant, ravi de la facilité de nos rapports et de ma gaieté revenue, et j’appréciais en camarade indulgente sa câlinerie perverse, ses paradoxes de conscience et ce tour d’esprit jeune, élastique, d’un si merveilleux illogisme qui en faisaient l’être dangereux et charmant qu’il était. La vie marchait bien, enfin !

Il n’y avait qu’un point gênant — et vraiment bien inexplicable — c’est l’impression que me causait chaque jour la lettre qu’il fallait écrire à Pierre. C’était difficile, pénible même, et j’y mettais un temps !… J’essayais de lui raconter très exactement l’emploi de mes journées, c’était simple en soi ; ce qui l’était moins, c’est que je me sentais obligée de donner à mes récits un ton de détachement ennuyé, de dégoût de ce que je faisais. Pendant cette heure que je mettais à lui écrire, j’avais le sentiment que j’étais coupable de tant m’amuser et qu’il ne fallait pas qu’il le sût, mes phrases prenaient une allure contrainte, un accent faux et une intense stupidité. Puis, lorsqu’à la fin, j’en venais aux nécessaires protestations, rien ne voulait plus naître dans mon esprit ; le nez en l’air, engourdie, je restais au milieu d’une formule de tendresse et… je pensais à autre chose. Encore une vocation que je n’avais pas : les lettres d’amour !…

Par exemple, ce dont je fus étonnée jusqu’à l’inquiétude, c’est de la tristesse qui m’empoigna, irrésistible, au moment de quitter Dinard. N’était-ce pas singulier ? J’allais retrouver l’homme que j’aimais, recommencer la bonne vie de passion, et, au lieu d’être heureuse j’avais un cœur de plomb, des larmes aux yeux, des sanglots plein la gorge… Dans le train qui nous ramenait, tandis que mon mari faisait des remarques bouffonnes dont il fallait rire, je songeais aux fiacres sales, à la montée ralentie de l’escalier, je me voyais sonnant à la porte, j’assistais aux baisers reçus par l’image de moi, et… au reste… Tiens, c’étaient ces mêmes choses dont j’avais la vision enchanteresse dix-huit mois plus tôt, lorsque Louise Harmailles quittait le cours de chant pour aller retrouver André… Je rêvai à Louise Harmailles, je me souvins de l’avoir méprisée pour sa fragilité sentimentale et je fus envahie d’amertume…

On est bien occupée dans les premiers temps de la réinstallation à Paris. Quinze jours entiers se passèrent sans que je pusse trouver une heure pour aller chez Pierre. Il me le reprocha en termes dont la modération laissait voir pourtant qu’il était très offensé. Avec un grand effort l’heure se trouva enfin.

Un peu nerveuse notre première rencontre. Il fallut donner en détail mes raisons, qu’il appela prétextes : il les démonta l’une après l’autre pour m’en prouver l’inanité ; cette fois encore il avait raison. Je le lui dis avec une gaieté un peu âpre et il n’en disconvint pas. Lorsque — puisque nous nous aimions — il fallut en venir aux effusions extrêmes, je m’aperçus que j’avais le désir fixe que cela finît le plus vite possible.

En rentrant à pied chez moi je regardais consternée mon âme toute méchante et vindicative, j’étais surénervée, mécontente de moi… et de lui donc ! Qu’est-ce que tout cela voulait dire ?

Oh ! mon Dieu, c’est bien simple, ça voulait dire que je ne l’aimais plus ! Je mis deux mois à m’en apercevoir, cinq à le lui avouer.


Si c’est, comme je le crois maintenant, une faute, et bien pis, une sottise grave de prendre un amant, j’ai fait un bout de la peine expiatrice pendant ces cinq mois-là. Oh ! l’adultère obligatoire ! C’est tout ce que je souhaite à mes pires ennemies.

Pierre était toujours affectueux, soigneux, prudent, intelligent et raisonnable. Je n’avais rien à lui reprocher, il demeurait semblable à lui-même, mais… je ne l’aimais plus ! Ah ! la corvée exaspérante des déshabillages, l’écœurement des baisers qu’on ne désire pas, l’ennui meurtrier des tête-à-tête… la honte de celle comédie sans courage et sans but…

Un matin, je sentis que je n’avais pas la force d’aller au rendez-vous, et que je ne l’aurais pas le lendemain, et que je ne l’aurais plus jamais. J’écrivis pour expliquer que j’étais indigne de la passion, que j’avais le cœur futile et faible, je demandais pardon, et je disais adieu.

. . . . . . . . . . . . . . .

Ce jour-là, tout appauvrie d’avoir perdu mon amour, en deuil de cette mort intérieure, sans joie, même de la délivrance venue trop tard, je me laissai emmener par Louise Harmailles au sortir du cours de chant où j’étais allée, fuyant ma solitude.

Comme à l’ordinaire à pareille heure, nous allions chez le pâtissier. Louise parlait… parlait…

La voiture était immobilisée par un encombrement, contre un angle de trottoir, quand, s’interrompant, Louise se pencha brusquement, et fit de sa menotte gantée de blanc, un bonjour drôle. Je regardai où elle regardait : un spasme me pinça au cœur. Pierre était là. Sans doute il dut être ému profondément, car il eut un arrêt, sa figure devint rouge et se contracta, puis très vite, saluant, il passa.

— Elle est bien bonne, dit Louise, qui, avec un rire, s’était rejetée au fond de la voiture ; savez-vous qui c’est ?… Eh bien, ma chère, c’est ce raseur d’André !

— Comment ?… Qu’est-ce que vous dites ?… Ce monsieur qui vient de saluer ?… Mais c’est Pierre Lermeaux.

— Parfaitement ! Je l’appelais André en vous parlant de lui, par prudence… Vous comprenez… Vous le connaissez, alors ?

— Oui, un peu.

— Vous dites ça drôlement.

— Mais non… pourquoi ?… je suis surprise… je ne me doutais pas… Ah ! vraiment, c’est ce raseur d’André !…

Et je faillis sourire.