La Vie parisienne (p. 29-33).

IX 

Trente ans.


« Il y a très peu de femmes qui soient dignes du veuvage » dit souvent un vieil ami que j’ai. Il pourrait ajouter que la plupart d’entre nous sont même indignes du divorce. Les progrès du féminisme, je présume, nous amèneront quelque jour à goûter le charme des repas solitaires, l’ivresse de rentrer seules le soir, l’intime satisfaction de n’avoir personne en permanence de l’autre côté du feu, mais pour arriver à ces dignités supérieures nous avons encore de la route à faire.

Quant à moi, c’est depuis mon divorce que j’ai connu l’ennui. L’ennui de n’avoir pas de choses à faire pour quelqu’un. Mon premier voyage à Bayreuth m’ayant distraite, j’ai couru l’Europe pour m’occuper. Je suis allée au Maroc galoper de petits chevaux pas ferrés qui sautent comme des caniches ; en Angleterre, remonter la Tamise sur des house-boats pleins d’étoffes Liberty ; en Grèce, prendre la fièvre ; en Autriche, regarder la Passion Verte de Dürer ; dans les glaciers de Suisse, rêver au primitif chaos ; en Hollande, errer sur les eaux plates entre des villages peints en bleu ; en Italie enfin, où m’est arrivée une histoire…

Après avoir passé tout septembre à Florence j’étais venue à Venise avec le projet d’y rester l’hiver. Je connaissais là Miss Siddons, une délicieuse femme de lettres anglaise, un consul agréable, et quelques artistes. Tous ces gens représentaient la possibilité de pouvoir, à l’heure du thé, causer sous les lampes. Je m’installai dans un appartement où un minuscule lit de fer, que décoraient des colombes affolées, se perdait dans l’immensité d’une pièce improbablement peinte à fresque et où il y avait, dans le salon, des meubles frénétiquement dorés, absurdement sculptés, qui se décollaient au moindre effleurement, et, sur les murs, des glaces énormes qu’encadraient des dragons tortillés, à figures stupides.

Avec quelques vieilles brocatelles jetées sur ces horreurs, beaucoup de fusains dans les beaux vases en terre cuite que l’on fait à Ponte di Brenta, de vieux fauteuils à velours élimés qui avaient l’air de se souvenir, et des fleurs, je parvins à faire un endroit habitable de ce salon et je m’y trouvai bien.

Venise me causa d’abord de l’irritation, pourtant l’idée qu’il en faudrait partir m’était désagréable. Elle me repoussait et m’attirait, l’étrange ville, comme font parfois les êtres que l’on doit un jour aimer passionnément.

Après l’art florentin, la fantaisie de Venise heurtait mon rêve intime. Les placages de marbre, cette façon de n’orner que les façades des palais, comme s’il s’était agi de planter rapidement un décor, cet entassement de fragments pris partout et rapprochés sans système déterminé, l’excès des colorations, le tumulte des formes me choquaient. Saint-Marc même, le grand reliquaire, me semblait l’œuvre de barbares épris du seul faste des reluisances. Ce peuple, de tout temps, avait manqué de vie intérieure ; et pourtant quelle magie dans les aspects changeants de ces architectures ! Je n’admettais pas encore, que déjà j’étais séduite, et il y avait dans ma pensée un conflit dont je m’énervais avec un plaisir infini. J’avais de grandes discussions intérieures qui me mettaient en une telle distraction qu’il m’arrivait parfois de m’arrêter tout au bord d’un canal au moment juste d’y tomber.

Je fus un jour tirée de l’un de ces engourdissements par un choc à l’épaule immédiatement suivi d’un « scusi ! » auquel probablement je n’avais aucun droit. J’entrevis à peine l’homme sur lequel mon hypnotique rêverie m’avait jetée, et je repris mes importantes confabulations… car enfin, qui discuterait que le chœur de San Giobbe et les deux petits autels de Saint-Marc soient les meilleurs morceaux de sculpture ornementale que l’on trouve à Venise… eh bien, ils ont été faits par des Florentins ! alors…

Mais l’envie de conclure en sévérités pour l’art vénitien me fit défaut, ce choc à l’épaule m’avait dérangée, ou bien il y avait dans mon voisinage quelqu’un à qui il allait falloir dire bonjour : je ne me sentais plus seule sur ce quai.

Il faisait « sirocco » ce jour-là. Le sirocco vénitien est un petit vent assez spécial, presque insensible, et qui donne alternativement envie d’injurier son prochain avec amertume et de l’embrasser sans mesure, un petit vent de velours tiède qui se roule autour du corps, abattant les énergies, conseillant les veuleries exquises aux membres et au cœur. Par le sirocco on tient particulièrement à être heureux, on ne peut se passer d’être aimé, on souhaite s’étendre, pleurer, dormir, mourir… J’adorais le sirocco, mais il me perturbait singulièrement ; et ce soir-là plus que de coutume. Il me donnait soif aussi, et j’allai m’installer devant le café Quadri pour prendre un gelato au citron.

J’étais à peine là, lorsque quelqu’un vint s’asseoir derrière moi, et si près que ma chaise fut heurtée, puis immédiatement le malaise vague déjà éprouvé quelques instants plus tôt se précisa. Je sentis que j’étais regardée fixement avec des yeux qui voulaient me faire retourner. En Italie, il suffit d’avoir l’air d’une étrangère pour exciter l’attention bienveillante de tous les hommes de douze à quatre-vingt-dix ans. Il était donc assez vraisemblable que j’eusse dans le dos un monsieur qui m’honorât d’une flatteuse investigation, et n’attendît que la plus mince occasion de me témoigner sa sympathie. La probabilité d’une telle contingence me retint de faire aucun mouvement pour vérifier l’exactitude de ma supposition, qui bientôt et sans nulle cause devint une certitude, alors ma raison de ne pas bouger devint autre. Il faisait sirocco — cela suffit à tout expliquer. — Ce regard que je sentais sur moi me jetait dans un trouble vif qui peu à peu s’augmenta en peur. Une peur dont l’absurdité même était délicieuse. Je me sentais être tout près d’un danger au fond duquel il y aurait eu un irritant délice. Les mouvements que je faisais pour manger ma glace me paraissaient pleins de périls — on a des impressions semblables tout enfant, lorsque l’on sent un spectre ou un voleur dans l’obscurité de la chambre et que l’on croit que le geste d’une main sur le drap du lit va précipiter sur soi la terrifiante apparition. — Autour de moi une menace tournait, j’en avais le cœur palpitant, et pour rien je n’aurais voulu m’en aller. Je regardais les arcs de la cathédrale, dont le sommet était sabré d’un grand coup de soleil couchant, puis les flâneurs nombreux, et j’éprouvais une joie à me dire que tous ces gens ne pouvaient pas se douter que dans mon immobilité je défiais avec un héroïsme effrayé un danger terrible et délicieux que j’avais là, juste dans le dos.

On a des amusements un peu toqués les jours de sirocco.

Cela dura longtemps ; ma glace était finie et payée. Au moment où, après avoir engouffré ma monnaie dans la poche de son sale pantalon noir, le garçon s’en allait, mon ennemi dit : « un altro gelato prego ». C’était bien une voix d’homme et même il me parut l’avoir déjà entendue. L’idée que ce personnage dont je m’épouvantais avec tant de plaisir m’était connu, m’indigna. Quel imbécile ! Sans doute on me l’avait présenté quelque part, et il faisait effort d’attirer mon attention pour le plaisir de parler avec quelqu’un ! Je le détestais terriblement, j’avais envie de m’en aller. Mais à Venise on passe son temps à n’avoir pas l’énergie d’accomplir les choses dont on a envie, et je restai là, fatiguée, énervée, à me redire que je serais bien mieux chez moi à lire, ou même à dormir.

Un frottement de chaise… On se levait ; effleurant ma jupe, on passait ; à deux pas de moi, on s’arrêtait. Bien entendu il ne fallait regarder par là sous aucun prétexte !… — Je regardai.

Il était grand, maigre, roux et blanc, la taille étroite, le profil aiguisé, ses yeux d’un noir âcre tranchaient durement dans la pâleur de sa face, il avait un retroussis de moustache insolent, une courte barbe en pointe… il était très bien et jamais on ne me l’avait présenté… Où donc l’avais-je vu alors ? Avec une petite secousse, la mémoire me revint : c’était contre lui que je m’étais heurtée une demi-heure plus tôt, sur le quai. Parfaitement ! Et je le regardais sans nulle retenue. Lui aussi me regardait de haut en bas, et ses yeux audacieux avaient un air de dire : « Soyez heureuse, je daigne vous trouver très bien. »

Il comptait probablement rester là jusqu’au lendemain, mais subitement envahie par un sentiment vif de ma dignité qui me donna un aspect des plus prétentieux, je me levai et je rentrai chez moi. Il m’escorta à distance, trouvant commode, je suppose, de savoir mon adresse.

Lorsque je sortis le matin suivant je le trouvai sur le pont qu’il me fallait traverser. Il s’effaça pour me faire la place plus grande et je reçus d’assez près le choc de ses yeux conquérants, dans lesquels il y avait un sourire de complicité. Pendant les deux heures que dura ma promenade il fut derrière moi, à une longueur d’ombrelle.

Ce monsieur roux commençait à m’agacer un brin, à la manière dont Venise m’agaçait — car en ne le trouvant pas à ma porte l’après-midi, je fus déçue. Je m’en allai au musée et tout de suite je tombai en arrêt devant le petit profil d’homme dont on a cru longtemps que c’était le portrait de César Borgia, puis celui du marquis de Pescaire, et qui, en résumé, avait surtout l’air d’être le portrait de mon monsieur roux. Je restai un temps considérable à examiner l’arête aiguë de cette froide et fine figure. Cela devait avoir été un homme abominable, vicieux, pervers, sans pitié, capable de tout, en somme ! J’énumérai le détail des choses contenues dans ce tout. Quelle belle liste de péchés capitaux cela faisait ! J’en avais les joues chaudes.

Après avoir sans succès tenté de m’intéresser aux curiosités du musée, j’y renonçai. Il y a des jours où l’on n’a de sensibilité que pour un seul tableau. Je revins au César Borgia.

Cette ressemblance était vraiment curieuse et bien inquiétante pour qui, comme moi, croit que la figure que l’on a c’est l’expression précise de l’âme que l’on a. Si le monsieur roux ressemblait à ce point à César Borgia, c’était donc que…

Un gardien découragé vint m’annoncer que l’heure de la fermeture était sonnée depuis dix minutes. Je me fis conduire à la Place. Il serait là, bien entendu, comme tous les Vénitiens à pareille heure. Eh bien non, il n’y était pas, ni sur le quai, que je remontai jusqu’au jardin public.

Je courais après lui, voilà un fait. C’était vif ! Je m’adressai quelques observations sur l’indécence de ma conduite, mais quelqu’un prit la parole en moi pour m’affirmer que j’avais le devoir d’encourager tout ce qui marquait une reprise de ma vie psychique. Ce quelqu’un-là eut tout le succès, jusqu’au moment où je rentrai éreintée d’avoir trop marché, et légèrement spleenique, parce que je n’avais pas aperçu César Borgia.

Chez moi il y avait une invitation du consul d’Autriche à retrouver sa femme le soir même au théâtre Goldoni, où Novelli commençait une série de représentations. Je réfléchis longuement pour choisir sans erreur celui de mes chapeaux qui allait le mieux, et, à huit heures et demie, j’entrai dans la loge du baron de Rausse.

J’avais bien deviné : César Borgia était dans la salle, mais il sembla ne pas même m’apercevoir. Mon chapeau fit long feu, si l’on peut risquer une métaphore à ce point audacieuse.

Le consul avait de l’esprit, et Novelli beaucoup de talent : pourtant je me serais solidement ennuyée si ma vitalité n’avait été surexcitée par un désir féroce de savoir le nom de mon infidèle admirateur. Jusqu’à la fin de la soirée, je remis de minute en minute la question palpitante. Enfin, au dernier entr’acte, comme le misérable causait à deux pas de notre loge, sans paraître se douter de ma présence, je me risquai à dire en étouffant un bâillement de suprême indifférence :

— Connaissez-vous ce personnage roux qui ressemble au César Borgia du musée Correr ?

— Oui ! Je crois bien ! C’est le comte Andrea Memni, le dernier descendant d’une des plus vieilles familles vénitiennes. Est-ce qu’il ressemble vraiment à César Borgia ? C’est un homme charmant. Je vous le présenterai si vous voulez, il pourrait vous être utile, il connaît toutes les pierres de Venise, et il s’entend à merveille en objets d’art…

— Oh, merci ! Je n’y tiens pas, répondis-je à peine poliment.

Non, cent fois non, je ne voulais pas me le faire présenter. Il ne manquerait pas de croire que j’étais éprise de lui, et Dieu sait qu’il ne m’intéressait même pas, vraiment pas du tout !

Le lendemain, à quatre heures, lorsque j’entrai dans l’immense galerie arrangée en atelier où miss Siddons recevait ses amis chaque vendredi, j’eus un frisson en apercevant l’homme roux dont l’étroite et longue silhouette baignait dans l’ombre, tandis que sa figure, touchée par un peu du jour mourant qui tombait de haut, émergeait du fond enténébré avec cette blancheur mystérieuse et fascinatrice qui épeure et retient devant les portraits anciens. Lorsque la gentille poétesse nous nomma l’un à l’autre je fus soudainement convaincue que la vie est un amusement exquis.

M. Memni partait admirablement le français, son très léger accent piquait ses paroles d’un peu d’excentricité très plaisante. Il avait tout de suite de l’esprit, et il écoutait avec une grâce dévotieusement admirative qui adoucissait sa coupante figure. Il me demanda si j’étais à Venise depuis quelques jours déjà, et où je demeurais, avec une si parfaite candeur que je crus qu’il ne me reconnaissait pas. J’étais outrée ! Ne pas être reconnue est toujours fort offensant, mais cela devient intolérable lorsque c’est par un homme qui vous a suivie pendant des heures, et duquel on s’est abandonnée à s’occuper vivement. Je laissai le personnage où il était et j’émigrai vers le piano à queue dont quelqu’un tracassait les touches.

— Oh ! Odile chérie, vous devriez nous chanter quelque chose, ce serait si adorable de la musique dans ce twilight ! dit Miss Siddons.

Le chant, c’est le seul moyen que j’aie jamais trouvé pour m’exprimer à moi-même d’une façon qui me satisfasse. Lorsque je chante, je sens parfois que ce que j’ai de secret et de meilleur dans l’âme sort de moi et se livre. C’est aussi mon moyen de détendre mes nerfs — or, je les avais fort tendus à ce moment. — Je tirai mes gants et je me mis au piano. La nuit était presque complète, il n’y avait plus de vivant dans la grande pièce que des rouges de velours et de petits angles de dorure aux boiseries, les figures s’effaçaient, et les froissements d’étoffes que faisaient les gestes avaient quelque chose de furtif, on eût aimé parler bas ou se taire longuement.

Je chantai un air des paysans de la Volga que j’avais noté l’été précédent en voyageant par là. Un chant onduleux, traînant, dont les cadences simples s’éteignaient en murmures, un chant pour la grande plaine, la plaine infinie, monotone, qui s’étend devant le rêve triste des travailleurs lassés et sans espoirs, un chant aussi pour ce crépuscule dans cette ville morte.

Lorsque la dernière note fut éteinte, il y eut un de ces beaux silences au fond desquels on devine l’émotion. Puis, brisant l’engourdissement, des gens s’approchèrent pour me féliciter. Une nouvelle visite arrivait, Miss Siddons tourna un commutateur, et d’un vaste lustre une trombe de lumière bondit dans la pièce, léchant de blanc les murs. M. Memni était debout tout contre le piano, il me regardait, sa pâle figure était plus pâle, ses narines sèches se crispaient, et ses yeux brûlaient. Lorsqu’on atteint leur fibre artiste, on obtient des gens de ce pays-là de vraiment bien belles expressions !

Il se rapprocha, il allait parler, mais quelqu’un s’interposa, et je n’eus de son émotion que ce magnifique et inoubliable regard.

Comme je me levais pour partir, il s’approcha de moi et dit :

— À quelle heure puis-je avoir, madame, quelque chance de vous trouver chez vous ?

— Je suis toujours rentrée à cinq heures, répondis-je, faute d’assez de présence d’esprit pour dire autre chose qui valût mieux.

Il courba devant moi son grand corps mince avec cet air sacerdotale gravité que prennent d’ailleurs tous ses compatriotes lorsqu’ils veulent témoigner aux femmes leur vénération.

Le lendemain, à cinq heures, il apparut. Tout de suite je m’aperçus qu’il avait l’âme tragique, et qu’il tenait à ce que je m’en aperçusse. Cela ne fut pas sans me donner de l’inquiétude. Il y avait si peu de raisons pour que ce monsieur que je ne connaissais pas eût ainsi des lueurs assassines dans les prunelles.

Ses premières paroles furent des louanges hyperboliques et sombres sur la manière dont j’avais chanté la veille.

— J’aurais voulu vous remercier, mais j’étais trop exalté. La musique a sur moi une telle action dans certaines circonstances ; hier, par exemple, la tristesse de cet air, votre admirable voix, la passion et la douleur que l’on devinait en vous… tout cela a ramené devant mes yeux ma jeunesse… la belle heure où j’entrais dans la vie avec de grands espoirs, des croyances de patriotisme, d’amour, d’art, et où tout ce qui était haut me semblait devoir être la conquête de mon ardeur et de ma pureté !…

Il s’interrompit. Sur les figures italiennes l’expression se renouvelle avec des déclanchements d’une incroyable rapidité ; il y avait sur la sienne lorsqu’il dit ces derniers mots, une amertume qui, en la vieillissant, la rendait douloureuse et mauvaise… Quel drôle de personnage !

Je dis bêtement.

— Vous êtes bien aimable.

Il se mit à arpenter la pièce avec une terrible agitation. Il parlait beaucoup et très vite, comme s’il eût voulu m’étourdir et s’étourdir. Je répondais par monosyllabes de toute insignifiance. Cette course qu’il accomplissait me prenait sur les nerfs. Ce fut pis encore lorsqu’après avoir essayé dans tous les sens le tapis du salon, il jugea définitivement que l’espace qui convenait à sa déambulation était celui laissé libre de meubles juste derrière le canapé où j’étais assise. De temps en temps il s’arrêtait tout contre moi, sa volubilité augmentait : Cimabue Giotto, Squarcione, Jacobello del Fior carambolaient dans son discours, il pleuvait des dates, il grêlait des citations. Je faisais l’effort de me tourner vers lui, par politesse, il reprenait immédiatement sa course, et comme si mon mouvement eût dérangé l’architecture de ses idées, il prononçait quelques paroles véritablement incohérentes. Impatientée, je finis par renoncer à le regarder, et cette absurde conversation dura jusqu’à un moment où, pour m’expliquer toutes les raisons que l’on a de croire que Giovanni Bellini était un enfant adultérin, sa voix prit un accent si extraordinairement rageur et féroce entre ses dents serrées, que je ne pus m’empêcher de me retourner pour voir quelle figure il avait. Au même moment, il se penchait vers moi, ce qui fit que je trouvai plus près de la mienne que je n’eusse souhaité, cette figure dont j’étais curieuse. On y voyait la blancheur des dents dans un rictus mal rassurant, et deux yeux… ah quels yeux !… Il avait la main droite levée sur moi et, dans cette main, un acier qui s’armait d’un scintillement bref.

Il me courut du froid comme de l’eau sur tout le corps. Je me levai et, reculant dans la direction de la sonnette :

— Qu’avez-vous ? Que voulez-vous ? dis-je d’une voix de colère et de peur. Je m’aperçus que l’objet d’acier était une paire de ciseaux, mais je ne jugeai pas que ce fût là une raison pour me rassurer. M. Memni sourit, et probablement il y avait du mépris pour mon peu d’héroïsme dans ce sourire-là, — mais cela me fut très égal.

— Est-ce que vous croyez que je veux vous assassiner ? dit-il du bout des lèvres, très hautain et extrêmement décoratif.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? demandai-je en indiquant les ciseaux.

— Des ciseaux, c’est facile à voir.

— Pourquoi faire.

— Pour couper une mèche de vos cheveux… J’ai pensé que si je vous la demandais vous la refuseriez, alors j’ai apporté des ciseaux… pour la prendre moi-même, voilà tout.

— Vous abusez étrangement de la facilité que, vous prenant pour un homme bien élevé, j’ai mise à vous recevoir !…

— Je vous aime…

Les femmes qui ne se sont pas entendu dire ces mots-là par un Italien ont encore bien des choses à apprendre. Dix minutes plus tard j’étais assise dans un fauteuil, Andréa Memni, à genoux, parlait et… j’écoutais.

J’en suis encore étonnée lorsque j’y songe, mais c’est un fait positif qu’il s’en alla emportant sa mèche de cheveux. Cela m’a gênée longtemps pour me coiffer, cette taille qu’il fit sans scrupules au beau milieu de ma nuque.

Sincèrement je crois que je n’étais pas amoureuse de lui, mais comme j’aurais regretté qu’il ne fût pas amoureux de moi ! On a toujours rêvé entre dix-huit et vingt-cinq ans d’une passion que l’on inspirerait, si complète que la vie de l’amoureux en fût toute prise, toute bue, comme un liquide par une éponge ; on a souhaité trouver un être d’assez d’élégance et de style pour que les actes excessifs et ridicules accomplis par lui pour nous eussent toujours de la beauté, et qui fût ensemble dangereux et dompté. Andréa Memni réalisait ces insanes désirs. Pendant deux mois, il fut présent partout où j’étais, passa des nuits à regarder mes fenêtres, témoigna des jalousies furieuses qu’abattait un mot de câlinerie, se donna en spectacle avec une magnifique indifférence, me fit jouir admirablement de la sensation constante de son désir fou et de son respect. Il avait beaucoup de talent, vraiment.

Chaque matin, à mon réveil, je recevais une lettre de lui avec des fleurs. J’ai gardé ces lettres et je les relis quelquefois : elles sont admirables de variété dans l’éloquence passionnelle. L’après-midi nous courions Venise ensemble, il m’en montra tout ce que Baedeker ignore, et à travers sa brûlante admiration je compris les secrètes splendeurs de la belle noyée. Nous allions aussi souvent chez les antiquaires, mon goût de bibelot s’était réveillé, et grâce à mon cavalier servant, je fis quantité de folies qui me parurent d’excellentes affaires, tant il mettait de sauvage énergie à défendre mes intérêts : « Ces Italiens sont tellement voleurs ! » disait-il en riant lorsque je lui reprochais la dureté insolente avec laquelle il traitait parfois les nobles et sordides seigneurs dans les palais délabrés desquels nous allions acheter des marbres encore scellés aux murs, des portraits de famille sertis dans leurs boiseries.

À cinq heures, le plus souvent, nous rentrions prendre le thé, et je lui faisais de la musique. C’étaient les moments périlleux, et non les moins agréables. La musique lui troublait beaucoup la tête — et à moi aussi. Les premiers jours, il baisa mes mains, l’ourlet de mes robes, puis il s’attaqua à mon front, et après ce fut le tour de mes yeux, d’où sans guère attendre il en vint à ma bouche. Alors ce fut installé, organisé comme si nous en étions convenus que, chaque soir, je devais passer une demi heure à être embrassée, et comment ! Ah ! qu’il embrassait bien, cet Italien, quelle douceur dans la force du geste dont il m’enveloppait, et avec quel instinctif génie il devinait le moment où l’énervement de ses caresses allait devenir désagréable. Comme il cédait à mon plus léger effort pour me dégager de lui. Je m’étonnais qu’avec ces figures de démence amoureuse qu’il avait, ce bouleversement si fort que je constatais aux battements furieux de mon cœur, il fût toujours assez maître de lui pour ne jamais risquer le geste en trop dont je me serais effrayée. Il attendait peut-être de ma part l’aveu de la faiblesse nerveuse qui livre tout l’être. Ou bien voulait-il m’amener à prendre de sa savante tendresse un goût et une habitude qui m’en fissent un besoin… Songeait-il à m’amener à vouloir l’épouser ? Je ne l’ai jamais su.

Je ne pensais pas à ces choses, je ne pensais à rien, pas même à ce qu’il y avait d’assez vilain dans cette habitude d’embrasser avec un si vif plaisir un homme pour lequel en somme je n’avais pas d’amour. Je goûtais la griserie qui venait de lui à mon esprit et à mes nerfs, sans même m’inquiéter du danger de devenir sa maîtresse un beau jour, sans m’en être doutée. J’ai eu un automne terriblement immoral cette année-là !

Venise est un endroit où l’indolence et la flânerie étant des nécessités absolues, le potin a une vitalité des plus actives. Partout on eût causé d’Andréa Memni et de moi ; là on ne causait plus d’autre chose. Miss Siddons, dont le gracieux esprit était légèrement teinté de pruderie anglaise, m’en informa en me demandant si, comme elle le supposait, les encouragements que je donnais à la passion du comte Andréa témoignaient de ma résolution de l’épouser. Je répondis avec beaucoup d’ahurissement et un peu de confusion, tant cette demande me surprit, et je rompis très vite l’entretien.

Il y avait des gens qui me supposaient l’intention de me remarier ? N’était-ce pas fou ! Et avec un homme sur lequel, en somme, je ne savais rien ! N’était-ce pas insolent ! Je m’aperçus pour la première fois d’avoir eu quelque imprudence dans ma conduite extérieure, et bien plus que de l’imprudence dans mes agissements intimes. Comment avais-je pu embrasser aussi souvent un monsieur sur lequel j’étais si mal informée que j’ignorais jusqu’à son adresse ! Quant au fond de sa vie, à son passé, à sa fortune, à sa famille, j’en aurais su moins encore, s’il y avait un : moins que pas.

Je résolus de me renseigner sur lui un peu profondément, non que j’eusse l’intention de l’épouser, quoique ce fût une chose à examiner, mais pour savoir enfin. Et comme début dans mes investigations je lui demandai où il demeurait. Il parut troublé, énervé comme s’il se fût agi d’un secret effrayant. Cela piqua mon inquiétude et j’insistai en déclarant que je souhaitais aller chez lui pour regarder les bibelots qu’il ne pouvait manquer d’avoir. Il répondit avec une extrême énergie qu’il préférait tout à m’être une occasion de me compromettre, et qu’il ne consentirait jamais à une telle chose. La véhémence inutile qu’il mit à dire cela me donna la conviction que, ainsi que beaucoup de Vénitiens qui habitent surtout la place Saint-Marc, les théâtres et les cafés, il devait être fort mal logé. Il était toujours admirablement mis, cela m’avait empêchée jusque-là de songer qu’il pouvait être pauvre. L’idée m’en fut extrêmement désagréable je ne sais pourquoi, et je me décidai à aller chez miss Siddons, qui paraissait le connaître beaucoup, pour avoir d’elle des éclaircissements sur ce point et sur tous les autres.

Je donnai rendez-vous à mon Anglaise et je décommandai mon amoureux, qui devait m’accompagner ce jour-là chez un marquis Zen, avec lequel j’avais une affaire difficultueuse au sujet d’un achat d’instruments de musique que ledit marquis ne voulait pas me laisser pour le prix que j’en offrais.

Comme je m’habillais pour aller trouver Miss Siddons, on me remit la carte du marquis Zen, qui demandait à me parler. Je le reçus, enchantée de penser qu’il venait me dire que l’affaire des instruments était faite.

Je le trouvai au milieu du salon, debout, son chapeau roussi à la main, portant haut sur la crasse de son col de velours une magnifique tête à barbe blanche soyeuse, à vastes yeux noirs embusqués sous l’ombre des arcades sourcilières, à bouche hautaine. Il parlait assez bien le français, mais avec un terrible accent.

— Excusez si je dérange madame, commença-t-il après m’avoir fait un salut de chambellan, mais c’était mon devoir. Je viens vous dire, à propos des instruments de musique, que nous pourrons nous entendre, à condition que le comte Memni ne s’en occupe pas.

La fatuité féminine se développe beaucoup en Italie. Je crus que ce vieil homme allait me faire une déclaration et je relevai le nez avec beaucoup d’insolence en disant :

— Je n’ai pas le plaisir de vous comprendre, monsieur.

— Certainement, certainement. Je vais m’expliquer. Le comte Memni a pris l’autre jour avec moi un ton qui ne convient pas, qui ne convient pas du tout, surtout devant une dame ! Les Zen avaient déjà donné des doges à la République avant que l’on connût seulement le nom de Memni. Le comte Andrea croit, parce qu’il a l’honneur d’être votre ami, qu’il peut prendre certaines manières ; il a tort, cela ne convient pas… Je suis pauvre, madame, mais mon père a été le dernier inscrit sur le livre d’or de la République, et ma famille…

— Monsieur, je ne doute pas de tout cela, mais en quoi cela intéresse-t-il notre affaire ?… — J’étais agacée et je parlais très sec.

— Vous allez voir, précisément, notre affaire, c’est la chose, la difficulté que nous avons, et je regretterais tant que ce ne soit pas vous qui ayez les instruments ! Le Kensington Museum m’en offre le même prix que vous, mais je préfèrerais vous les donner, vous êtes tellement sympathique, et ce sont des instruments qui étaient dans ma famille au temps où Alvise Moncenigo…

— Je vous en prie, abrégeons, je suis pressée…

— Oui, oui, j’ai fini ; je vous demande mille francs de plus que vous ne voulez donner ; ces mille francs, c’est justement la commission qu’exige sur l’affaire le comte Memni, et c’est parce que je ne veux pas les lui donner qu’il a été aussi insolent avec moi, comme vous avez vu.

— Qu’est-ce que vous dites ! fis-je en me rapprochant du vieil homme qui, d’un air si digne, ressemblait à un portrait du Tintoret.

— Eh je dis, comme tout le monde sait à Venise, que le comte Memni touche un intérêt sur tout ce que vous achetez et qu’il est très dur. Je sais bien qu’il faut vivre, mais il a de mauvaises manières avec des gens de plus ancienne famille que lui, et ça, il ne faut pas. Si vous faisiez vos affaires vous-même, cela vous coûterait moins cher, voilà ce que je suis venu vous dire, parce que vous êtes si sympathique !…

J’étais sidérée. Quelle canaille que ce vieux portrait ! Je jetai d’un ton cinglant :

— Vous mentez ! M. Memni est incapable d’une vileté pareille.

— Ah ! il est fort aimable, c’est un bel homme, dit le portrait avec un sourire assez ignoble, je comprends qu’il vous plaise. Mais il ne faut pas vous mettre en colère. Je ne mens pas. Écoutez-moi. La semaine dernière, vous avez acheté une chape huit cents lires chez Richetti, le comte en a touché deux cents : puis, sur la Pieta en marbre que Gavagnin vous a vendue quatre mille, il a eu neuf cents lires ; sur la Madonna que vous avez payée quinze cents à un certain Zanobi aux Frari, il a eu la moitié, — c’était trop vraiment ! Mais tous ces gens-là sont des marchands ; moi, je suis un gentilhomme et je ne veux pas lui donner mille lires. Si vous voulez traiter l’affaire directement…

— Faites-moi le plaisir de sortir, dis-je en lui indiquant pour plus de commodité le chemin de la porte.

— Ah ! vous ne me croyez pas ! C’est mal ! fit le portrait d’ancêtre avec un air de profonde douleur. Mais tenez, j’ai apporté une lettre…

Il l’avait sortie de sa poche et me la tendait. Bien entendu à Paris j’aurais méprisé le procédé, mais à Venise… Je lus la lettre. Elle était de l’écriture qui chaque matin me disait des splendeurs amoureuses, et, en termes fort nets, elle stipulait sur un ton de menace la commission de mille francs.

— C’est parfait, dis-je avec le suprême sang-froid des suprêmes colères, M. Memni est un drôle, j’en conviens, mais vous en êtes un autre, car s’il vous avait demandé cinq cents francs au lieu de mille, il est à supposer que vous m’auriez privée de votre visite. Je vous ai déjà dit de sortir, ne me le faites pas répéter.

La figure pourpre, l’air furieux et vil, il fila en disant :

— Excusez… on m’avait bien dit que vous aimiez le comte Andrea, mais je ne savais pas que c’était autant… Excusez, excusez !

Ce jour-là, ma porte fut refusée à Andrea Memni et j’annonçai à Miss Siddons qu’une dépêche me rappelait à Paris. J’avais trop embrassé cet homme pour rester vingt-quatre heures de plus dans la ville qu’il habitait. Il revint cinq fois, écrivit. Je répondis en lui envoyant sous enveloppe un billet de mille francs avec ce mot sur ma carte : « Je serais désolée que mon départ vous fit perdre la commission de l’affaire Zen. »

À la gare, je le vis de mon compartiment, devant lequel il s’était arrêté à quelque distance. Il avait un visage détraqué de rage, de souffrance… Je le regardai avec toute la méchanceté que j’ai à l’âme ramassée dans mes yeux. Il avait tiré son portefeuille de sa poche, l’ouvrait, en sortait le billet de mille francs. Puis il craqua une allumette, enflamma le billet, dont il alluma son cigare ; il laissa brûler le papier bleu jusqu’à ce qu’il n’en restât qu’un petit morceau ; alors il éteignit le feu d’un souffle, reprit son portefeuille et avec soin y replaça le fragment du billet sur la mèche de mes cheveux, qu’il me laissa le temps de bien voir. Après cela, il salua et, avec un dernier coup de ses prunelles trop noires dans son masque livide, il partit. Dix pas plus loin, il se retourna et me montra la plus effrayante et aussi la plus admirable figure de haine, d’amour, de désespoir que, certes, je doive jamais voir. Le train s’ébranla, et ce fut tout…


Je l’ai revu une fois, à Paris, au théâtre. Il était caché dans l’obscurité d’une baignoire. Je sus qu’il était là en éprouvant une fois encore la délicieuse peur qui m’avait fait le pressentir sur la place vénitienne. À peine nos yeux se furent-ils rencontrés qu’il se leva et disparut. Et ce soir-là — un soir d’ennui lourd — j’ai compris qu’il valait mieux pour moi ne revoir jamais ce merveilleux cabotin…

Cabotin ?… qui sait, après tout ? Italien seulement peut-être…