Les Eaux de Saint-Ronan
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 395-401).


CHAPITRE XXXVI.

UN PARENT.


Il réclama le droit de parenté, et force fut de reconnaître ce droit.
Goldsmith. Le Village abandonné.


Tressaillant à cette apparition inattendue, Mowbray éprouva néanmoins une espèce de consolation en songeant que son entrevue avec Étherington était retardée. Ce fut donc avec un mélange de mécontentement et de satisfaction intérieure qu’il demanda ce qui lui procurait l’honneur d’une visite de M. Touchwood à une heure si avancée.

« La nécessité, répondit Touchwood ; la nécessité qui fait trotter même une vieille femme Corbleu ! monsieur Mowbray, j’aurais mieux aimé gravir le Saint-Gothard que courir le risque de me faire cahoter sur ces épouvantables routes, dans cette maudite brouette… Sur ma parole, je crois qu’il faut que je donne à votre sommelier la peine de m’apporter quelque chose pour me rafraîchir le gosier. »

Maudissant à part lui le sans-façon de l’étranger, M. Mowbray ordonna à un domestique de servir de l’eau et du vin : Touchwood se versa un plein verre qu’il avala. Après avoir longuement disserté sur différents sujets, et forcé le laird de Saint-Ronan à le prier d’expliquer enfin le but de sa visite, le vieux nabab lui adressa la question suivante : « N’avez-vous jamais ouï parler de certain vieillard appelé Scroggie, qui se mit en tête, le pauvre homme ! d’être honteux du nom qu’il portait, quoiqu’il appartînt à nombre de gens honnêtes et respectables ? Il imagina de le joindre à votre surnom de Mowbray, comme sonnant d’une manière plus chevaleresque, plus normande, bref, plus noble. — Oui, j’ai entendu parler de cette personne, quoique depuis peu seulement. Reginald-Scroggie Mowbray était son nom. J’ai raison de croire que son alliance avec ma famille est véritable, quoique vous paraissiez m’en parler avec ironie, monsieur. Je crois que M. Scroggie Mowbray a voulu, comme le démontre le texte de ses dernières volontés, que son héritier prît une épouse dans notre maison. — C’est la vérité, monsieur Mowbray, la pure vérité, et certainement ce n’est pas votre affaire de mettre la cognée au pied d’un arbre généalogique, qui doit probablement vous rapporter des pommes d’or… ah ! ah ! — Bien, bien, monsieur, continuez… — Vous pouvez aussi savoir que ce vieillard avait un fils qui aurait volontiers coupé ledit arbre généalogique pour en faire des fagots ; qui pensait que Scroggie sonnait aussi bien que Mowbray, et ne trouvait pas de son goût une noblesse imaginaire qu’il ne pouvait atteindre qu’en changeant son véritable nom, et en désavouant, pour ainsi dire, ses parents. — Je crois en avoir entendu parler à lord Étherington, car c’est à lui que je dois ces renseignements sur les Scroggie ; c’est encore par lui que j’ai su que M. Scroggie Mowbray avait eu le malheur d’avoir un fils qui, contrariant son père en toute occasion, prit des goûts bas, des habitudes de vagabondage, et des inclinations bizarres ; par suite de quoi son père le déshérita. — Il est très vrai, monsieur, que cet individu s’attira le déplaisir de son père, parce qu’il méprisait l’étiquette et le faste ; qu’il aimait mieux gagner de l’argent en négociant honnête que d’en dépenser en gentilhomme oisif ; que jamais il ne prenait de voiture quand il pouvait aussi bien aller à pied ; en un mot, parce qu’il possédait les qualités nécessaires pour doubler sa fortune plutôt que pour la manger. — Tout cela est bel est bon, monsieur Touchwood ; mais, je vous prie, qu’avons nous à faire, vous ou moi, avec ce fils de M. Scroggie ? — Vous ou moi ! » répéta Touchwood, comme surpris de cette question ; « moi, du moins, j’ai beaucoup affaire à lui, puisque je suis cet individu en personne. — Vous êtes le diable plutôt ! » dit Mowbray ouvrant de grands yeux à son tour. « Mais votre nom est Touchwood, P. Touchwood, Paul ou Pierre, je suppose. — Pérégrin, monsieur, Pérégrin ; ma mère voulut qu’on me baptisât sous ce nom, parce que le livre de Pérégrin Pickle parut durant ses couches. Je n’aime pas ce nom, et j’écris toujours un P seulement lorsque je signe. Vous avez pu aussi remarquer que je mets un S après le P, de sorte que ma signature au total est P.-S. Touchwood. J’avais une vieille connaissance dans la cité qui aimait à plaisanter… Elle m’appelait toujours Post-Scriptum Touchwood. — Alors, monsieur, si vous êtes réellement M. Scroggie tout court, je dois supposer que le nom de Touchwood est emprunté. — Que diable ! répliqua M. P.-S. Touchwood, supposez-vous donc qu’il n’y a point de nom anglais qui puisse s’accoupler légitimement avec mon nom paternel de Scroggie, excepté le vôtre, monsieur Mowbray ? Le nom de Touchwood me vient d’un vieux parrain, lequel parrain était associé de mon grand-père, dans la fameuse maison de commerce Touchwood, Scroggie et compagnie : or les associés d’un homme sont comme ses pères et ses frères, et un premier commis peut être comparé à une espèce de cousin germain. — Je n’ai nullement eu l’intention de vous offenser, monsieur Touchwood, je voulais seulement dire ceci : quoique vous n’attachiez aucune valeur à votre alliance avec ma famille, néanmoins je ne puis oublier que ce fait existe ; et, en conséquence, je vous souhaite la bienvenue au château de Shaws. — Merci, grand merci, monsieur Mowbray ! je savais bien que vous envisageriez la chose comme il faut. À vous dire vrai, je n’aurais pas pris la peine de venir mendier en quelque sorte votre connaissance et votre cousinage, si je n’avais pensé que vous deviez être plus traitable dans votre adversité que votre père dans sa prospérité. — Avez-vous donc connu mon père, monsieur ? — Oui, vraiment. Je vins autrefois ici, et je lui fus présenté ; je vous ai vus enfants vous et votre sœur ; je songeais alors à faire mon testament, et je vous y aurais couchés tous deux avant de partir pour doubler le cap de Bonne-Espérance ; mais, corbleu ! j’aurais voulu que mon pauvre père pût voir comme je fus accueilli ! Si le bonhomme eût flairé mes sacs d’argent, il aurait sans doute été plus traitable ; enfin les choses allèrent passablement pendant un an ou deux, jusqu’à ce qu’on me donnât à entendre qu’on avait besoin de ma chambre : on attendait je ne sais quel diable de duc, et mon lit devait servir à son valet. Oh ! damnés soient tous les gentils cousins, me dis-je, et je m’en allai faire une seconde fois le tour du monde, sans plus penser aux Mowbray, si ce n’est depuis un an ou à peu près. — Et, je vous prie, comment vous les êtes-vous rappelés ? — J’étais établi à Smyrne depuis quelque temps ; je liai connaissance avec Francis Tyrrel. — Frère naturel de lord Étherington ? — Oui, quant à présent ; mais, soit dit en passant, il est assez probable qu’il deviendra lui-même comte d’Étherington, et ce beau coquin, bâtard. — Par le diable ! vous me surprenez, monsieur Touchwood. — Je m’en doutais bien. Mais la chose n’en est pas moins certaine. Les preuves en sont déposées dans le coffre-fort de notre maison de commerce à Londres ; elles nous ont été envoyées par le vieux comte ; car il se repentit long-temps avant sa mort de sa conduite à l’égard de mademoiselle Martigny, mais il n’eut pas le courage de rendre justice à son fils légitime avant que le fossoyeur eût travaillé pour lui. — Juste ciel ! monsieur, et saviez-vous aussi que j’allais donner ma sœur unique en mariage à un imposteur ? — En quoi cela me regardait-il ? Grande aurait été votre colère si on vous avait soupçonné de n’être pas assez adroit pour veiller vous-même aux intérêts de votre sœur, ou aux vôtres. D’ailleurs lord Étherington était un pauvre diable qui allait cesser d’être comte et perdre sa fortune ; et comme en épousant votre jolie sœur il entrait en possession du beau domaine de Nettlewood, ma foi ! je ne voyais là qu’un heureux moyen de réparer son désastre. — Très heureux pour lui en effet, et très convenable surtout ; mais, je vous prie, monsieur, que serait devenu l’honneur de ma famille ? — Et que m’importait l’honneur de votre famille, à moi, à moins que je ne doive m’intéresser à elle, parce que j’ai été déshérité à cause d’elle ? Vous me devez néanmoins plus de reconnaissance que vous ne pensez ; car maintenant qu’il m’est démontré que cet Étherington, ou plutôt ce Bulmer, n’est sous tous les rapports qu’un misérable, je ne voudrais pas lui voir épouser une honnête fille, dût-elle y gagner tout le comté d’York, au lieu du domaine de Nettlewood seulement. Je suis donc venu vous avertir »

L’étrangeté des nouvelles que M. Touchwood lui communiquait si brusquement faisait tourner la tête au jeune laird, tout comme il arrive à un homme dont s’empare le vertige lorsqu’il se voit au bord du précipice. Touchwood remarqua sa consternation.

« Prenez un verre de vin, monsieur Mowbray, » dit-il avec complaisance ; « rien ne réussit mieux à éclaircir les idées, et n’ayez pas peur de moi, quoique je tombe aussi brusquement sur vous avec ces surprenantes nouvelles. Vous verrez que je suis un homme franc, simple, ordinaire, qui ai mes défauts et mes ridicules tout comme les autres. J’ai parcouru quatre à cinq milles tout exprès pour arranger vos petites affaires à l’instant où elles vous semblent désespérées. — Je vous remercie de vos bonnes intentions, monsieur ; pourtant je dois avouer que votre intervention m’aurait été plus utile si vous m’aviez franchement avoué, et plus tôt surtout, ce que vous saviez de lord Étherington ; mais, dans l’état actuel des choses, je suis bien avancé ; je lui ai promis ma sœur ; j’ai contracté envers lui des obligations personnelles ; et d’autres motifs encore me font craindre d’être forcé de tenir ma parole envers cet homme. Quels que soient son titre et son nom, il faudra bien que je lui paie les mille et tant de livres que j’ai perdues ! — Qu’à cela ne tienne, je paierai pour vous. Je le peux, car je n’ai pas travaillé pour ne rien recueillir ! Oui, mon dessein en ce moment est de vous rendre, vous, monsieur de Saint-Ronan, aussi libre que l’homme des bois. Pourquoi garder encore cet air grave, jeune homme ? J’espère que vous n’êtes pas assez fou pour croire votre dignité offensée, parce que le plébéien Scroggie vient au secours de votre terriblement grande et ancienne maison de Mowbray ? — Je ne suis pas assez fou en effet pour refuser une assistance qui est pour moi comme la corde que l’on jette à l’homme qui se noie ; mais il y a une circonstance… » Il s’arrêta court et avala un verre de vin… « une circonstance à laquelle il m’est pénible de faire allusion… Cependant vous semblez être mon ami et je ne puis mieux vous le prouver qu’en vous disant que les propos de lady Pénélope Penfeather sur le compte de ma sœur rendent son établissement indispensable. — Honte, honte à vous, monsieur Mowbray ! Irez-vous donc vendre votre chair et votre sang à un homme tel que ce Bulmer, maintenant que vous le connaissez, simplement parce qu’une vieille fille, désolée de ne pouvoir goûter du mariage, répand de méchants propos sur votre sœur ? Un beau respect que vous montrez là pour l’honorable nom de Mowbray ! Et sans doute la jeune personne est de votre avis… elle ne demande qu’un époux, n’importe lequel ? — Pardonnez moi, monsieur Touchwood, elle pense tout différemment à cet égard ; et tout à l’heure encore je la pressais en vain de consentir à ce mariage, insensé que j’étais ! Dieu m’est témoin que si j’agissais ainsi, c’est qu’il ne me semblait pas y avoir moyen de sortir autrement de ces embarras compliqués. Mais je remets entre vos mains la conduite de cette affaire, tout en avouant que je suis extrêmement surpris de vous voir si bien informé. — Vous parlez très sensément, jeune homme, car je sais bien des choses que vous ne savez pas. Ainsi, soupçonneriez-vous, par exemple, que ce prétendu comte d’Étherington et votre sœur ont déjà reçu la bénédiction nuptiale ? — Prenez garde, monsieur ! » s’écria Mowbray avec colère, « n’abusez pas de ma patience… ce n’est ni le lieu, ni le temps, ni le sujet d’une impertinente plaisanterie. — Aussi vrai que je vis de pain, je parle sérieusement : monsieur Cargill a rempli la cérémonie ; et deux personnes qui vivent encore, témoins de ce mariage, ont entendu prononcer ces mots : Moi, Clara, je vous prends pour époux, vous, Francis ; ou telle autre phrase que le rituel écossais substitue à cette sainte formule… Vous prenez un air d’incrédulité, mais écoutez-moi jusqu’au bout. Ce mariage ne vaut pas un maravédis, car elle a cru épouser un autre homme… en un mot, Francis Tyrrel, qui est actuellement ce que l’autre prétend être, noble et riche. — Je ne puis comprendre un mot de tout cela. Il faut que j’aille tout de suite trouver ma sœur, et que je lui demande si ces merveilleuses communications ont le moindre fondement. — N’en faites rien : je vous expliquerai tout moi même. Et d’abord je vous dirai, pour qu’aucun soupçon ne plane sur ce pauvre M. Cargill, qu’il n’a consenti à leur donner la bénédiction nuptiale, que parce qu’on a flétri la réputation de votre sœur pour lui faire croire qu’un prompt mariage était le seul moyen de sauver son honneur… — Si je le croyais, si je pouvais le croire !… et pourtant voilà qui semble expliquer en partie la mystérieuse conduite de ma sœur… Oui, si je pouvais le croire, je tomberais à genoux, et je vous adorerais comme un ange du ciel ! — Une singulière espèce d’ange ! » dit Touchwood en regardant avec modestie ses courtes et grosses jambes ; « avez-vous jamais entendu parler d’un ange en guêtres ? Mais rasseyez-vous ; soyez homme de sens, et écoutez toute cette étrange histoire. » Mowbray reprit donc son siège, et Touchwood lui conta à sa manière, et avec une foule de remarques incidentes, les anciennes amours de Clara et de Tyrrel… les raisons qui avaient d’abord porté Bulmer à encourager leur liaison, dans l’espoir que son frère s’attirerait par un mariage clandestin la haine implacable de son père… le changement qui s’opéra dans ses vues quand il s’aperçut de l’importance attachée par le vieux comte à l’union de miss Mowbray avec son héritier présumé… le stratagème auquel le désespoir l’avait fait recourir en se substituant à son frère… ci toutes les conséquences qu’il est inutile de rappeler ici, puisqu’elles sont détaillées au long par Étherington lui-même dans sa correspondance avec le capitaine Jekill.

« Et quelles preuves avez-vous de la vérité de cette étrange histoire ? » demanda Mowbray presque stupéfié par toutes les choses étonnantes qu’il venait d’apprendre.

« J’ai le témoignage d’un homme, répondit Touchwood, qui a été l’agent de toutes ces manœuvres, depuis la première jusqu’à la dernière ; vous devinez sans doute que je parle de Solmes ; et voici comment je fis la connaissance de ce coquin. Pensant, je suppose, que feu le comte d’Étherington avait oublié de récompenser à leur juste valeur les services du valet de son fils, il répara cet oubli par un petit mandat de 100 livres sur notre maison, au nom et avec la signature apparente du défunt ; on découvrit cette petite supercherie, et M. Solmes, porteur du billet, aurait probablement fini par la potence si je ne l’eusse sauvé à condition qu’il me donnerait tous les détails que je viens de vous communiquer. Ce que j’avais connu de Tyriel à Smyrne m’avait inspiré beaucoup d’intérêt pour lui, et vous pensez bien que cet intérêt ne fit qu’augmenter quand j’appris les persécutions qu’il avait à souffrir par la perfidie de son frère ; mais, grâce au domestique, j’ai déjoué tous les complots du maître. Par exemple, dès que J’ai su que Bulmer venait ici, j’ai envoyé un avis anonyme à Tyrrel, persuadé qu’il partirait avec la rapidité du diable pour le contrecarrer… Mais vous ne devineriez guère comment je suis parvenu à savoir les conditions du traité que Jekill était chargé par Bulmer de proposer à mon ami Tyrrel… J’ai écouté à la porte, oui, monsieur, écouté. Un gentilhomme tel que vous aimerait mieux sans doute couper le cou d’un homme qu’écouter à une porte, dût-il par là empêcher un meurtre. Bref, instruit de ce qui se machinait, j’ai facilement dégoûté Jekill de sa commission, de sorte que maintenant Bulmer ne peut se fier qu’à Solmes, et que celui-ci me rapporte tout. »

Tandis que Touchwood parlait ainsi, le laird de Saint-Ronan prenait intérieurement sa résolution. Il n’était pas encore aussi inexpérimenté que le voyageur le supposait ; il reconnut sans peine qu’il avait affaire à un vieillard obstiné, capricieux, qui, avec les meilleures intentions du monde, voulait toujours agir à sa guise, et, comme les petits politiques, était disposé à conduire avec intrigue et mystère des choses qu’il aurait mieux valu diriger avec adresse et franchise ; mais il s’aperçut en même temps que Touchwood, comme parent éloigné, riche, sans enfants, et disposé à devenir son ami, était un homme à ménager. Faisant donc taire l’orgueil qui le dominait comme fils unique et seul héritier d’un noble patrimoine, il déclara qu’il s’en rapporterait absolument aux conseils d’un ami si plein d’expérience et de sagacité.

M. Touchwood demanda alors l’hospitalité pour la nuit, recommanda d’allumer un grand feu dans sa chambre, de veiller à ce que les draps du lit fussent bien secs, et pria surtout qu’on ne fît pas le lit sur un niveau trop exact ; mais qu’on ménageât de la tête aux pieds une inclinaison d’environ dix-huit pouces ; puis il se retira, annonçant qu’il avait à se lever de bonne heure pour une affaire de vie et de mort qui regardait aussi M. Mowbray.