Les Eaux de Saint-Ronan
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 377-381).


CHAPITRE XXXII.

UN LIT DE MORT.


Il vient… il m’obsède à mon heure dernière ; c’est le crime long-temps caché, le forfait déguisé avec tant de soin. Amenez-moi un prêtre pour chasser le fantôme.
Vieille Comédie.


Lady Pénélope s’étant emparée de lord Étherington, dans un moment où il était profondément absorbé dans ses réflexions, lui proposa de venir avec elle visiter une pauvre malade à qui elle faisait donner des secours.

« Je vous ai raconté, milord, disait lady Pénélope, que cette Anne Heggie vint ici avec un enfant dans ses bras… et un autre… en un mot elle était sur le point de devenir mère une seconde fois… et qu’elle alla s’établir dans la misérable chaumière dont je vous ai parlé… Plusieurs personnes pensaient que le ministre aurait pu la renvoyer dans sa paroisse, mais c’est un homme bizarre, faible et apathique, et qui n’est pas très exact à remplir les devoirs de sa place. Quoi qu’il en soit, elle s’est établie ici, et il y avait en elle quelque chose au dessus de la classe indigente, milord… ce n’était point une de ces créatures dégoûtantes à qui on donne une pièce de six pences en détournant les yeux… c’était une femme qui semblait avoir vu de meilleurs jours… une femme qui, comme dit Shakspeare, pourrait raconter son histoire, quoique à la vérité je ne la connaisse pas… Ce n’est qu’aujourd’hui qu’étant passée pour voir comment elle allait, et ayant fait entrer dans la hutte ma femme de chambre avec quelques bagatelles qui ne méritent pas qu’on en parle, j’ai appris qu’elle était tourmentée par quelque secret relatif à la famille de Mowbray de Saint-Ronan. »

Le comte et lady Pénélope étant arrivés à la chaumière, ils entrèrent, et le comte s’approcha du grabat on la pauvre femme était étendue avec l’enfant auquel elle venait de donner le jour. — Vous êtes bien mal, dit le comte ; vous avez demandé un magistrat. — C’est monsieur Mowbray de Saint-Ronan que j’ai demandé… John Mowbray de Saint-Ronan… milady m’avait promis de l’amener ici. — Je ne suis pas Mowbray de Saint-Ronan, mais je suis juge de paix et membre du parlement… je suis de plus l’ami de monsieur Mowbray… puis-je vous être utile à quelqu’un de ces titres ? »

La pauvre femme garda long-temps le silence, et quand elle parla ensuite, ce fut avec un air d’hésitation.

« Lady Pénélope est-elle ici ? dit-elle en ouvrant autant qu’elle pouvait ses yeux à demi éteints. — Oui, répondit lord Étherington, et elle vous écoute. — Tant pis, répondit la mourante, il faut donc que je confie mon secret à un homme qui m’est inconnu et à une femme que je connais pour n’avoir pas de discrétion ! — Pas de discrétion ! s’écria lady Pénélope. » Mais à un signe de lord Étherington, elle fit un effort pour se contenir ; et la pauvre femme, qui n’était guère en état de remarquer ce qui se passait autour d’elle, ne s’aperçut pas de cette interruption. Elle continua de parler d’une voix intelligible, et même avec une chaleur qui trahissait l’influence de la fièvre : son langage semblait bien au dessus de sa misérable condition.

« Je ne suis pas l’abjecte créature dont j’ai l’air, dit-elle. Plût à Dieu que j’eusse été cet être misérable !… plût à Dieu que j’eusse été une mendiante vagabonde… une mère sans époux… l’ignorance m’aurait peut-être rendue semblable à l’animal qui meurt sans peine sur la prairie où il trouvait sa chétive nourriture. Mais, hélas ! je suis née pour un sort plus élevé ; et ce souvenir fait de ma situation présente… de ma honte… de ma pauvreté… de mon infamie… de la vue de mes enfants expirants… de l’approche de la mort… un avant-goût de l’enfer. »

La dignité de lady Pénélope fut ébranlée par un si effrayant exorde. Elle tressaillit, elle frémit, et, pour la première fois de sa vie peut-être, elle éprouva le besoin véritable de porter son mouchoir à ses yeux. Lord Étherington aussi se sentit ému.

« Bonne femme, dit-il, soyez sûre que je prendrai soin de vos enfants, que je veillerai à vos besoins, et puisse vos chagrins en être allégés ! — Dieu vous bénisse, » répondit la pauvre femme en jetant un regard sur les malheureux enfants couchés à côté d’elle, « et puissiez-vous, » ajouta-t-elle après un moment de silence, « mériter la bénédiction de Dieu : car il la donne en vain à celui qui n’en est pas digne. »

Lord Étherington éprouva peut-être un remords de conscience, car il reprit avec un peu de précipitation : « Bonne femme, si vous avez réellement quelque chose à me déclarer, en ma qualité de magistrat, ne tardez pas… il est temps d’améliorer votre situation, et je vais donner l’ordre qu’on prenne de vous les soins nécessaires. — Encore un moment, dit-elle ; laissez-moi décharger ma conscience avant que je quitte la terre : aucun secours humain ne saurait prolonger ma vie. Je suis née dans une condition honnête… ma honte n’en est que plus grande… J’ai reçu une bonne éducation… ma faute n’en est que moins excusable… J’étais pauvre, à la vérité, mais je ne sentais pas les maux de la pauvreté ; je n’y pensais que quand ma vanité me créait des besoins factices et dispendieux ; car, pour des besoins réels, je n’en connus jamais. J’étais la compagne d’une jeune parente d’un rang plus élevé que le mien ; elle était d’une telle bonté qu’elle me traitait comme sa sœur, et qu’elle aurait partagé avec moi tout ce qu’elle possédait sur la terre. Je ne sais si je pourrai continuer mon récit… ma gorge se serre quand je pense comment j’ai récompensé cette tendresse de sœur… J’étais plus âgée que Clara… j’aurais dû la diriger dans le choix de ses lectures, éclairer sa raison : mais mon penchant me portait à ne lire que ces ouvrages qui, bien qu’ils outre-passent la nature, séduisent l’imagination. Nous lûmes ensemble ces livres extravagants, jusqu’à l’heure où, en nous forgeant un destin romanesque, nous nous précipitâmes dans un labyrinthe de funestes aventures. Clara était pure comme les anges ; quant à moi… le démon, toujours vigilant, m’offrit un tentateur au moment où il était le plus dangereux. »

Elle s’arrêta en ce moment, comme si elle éprouvait quelque difficulté à parler, et lord Étherington se tournant vers lady Pénélope avec un air d’intérêt, lui demanda si elle voulait entendre plus long-temps les déclarations de cette malheureuse femme… « Elle paraissait avoir à parler de choses qu’il pourrait être pénible d’entendre. — C’est précisément ce que je pensais, répondit-elle, et j’allais proposer à Votre Honneur de me laisser seule avec cette pauvre femme. Mon sexe l’encouragera à parler avec plus de franchise et d’assurance. — Vous avez peut-être raison, madame ; mais je suis retenu ici en ma qualité de magistrat. — Écoutez, dit lady Pénélope, elle parle encore. — On dit que toute femme qui oublie ses devoirs devient l’esclave de son séducteur : ainsi je vendis ma liberté, non à un homme, mais à un démon. Il fit de moi l’instrument de ses lâches desseins contre mon amie et ma bienfaitrice… hélas ! il trouva en moi un agent disposé par la jalousie à détruire dans une autre la vertu que j’avais perdue moi-même. Ne m’écoutez pas davantage… retirez-vous, et abandonnez-moi à mon malheureux sort : je suis la plus détestable créature qui ait jamais vécu… détestable à mes propres yeux, parce que, en cet instant même, au sein du repentir, une voix secrète me dit que, si j’étais encore dans la même situation, j’agirais avec la même perfidie, et peut-être avec encore plus de scélératesse. Ah ! que le ciel m’aide à chasser les mauvaises pensées !… »

Elle ferma les yeux, croisa ses bras amaigris, et les éleva comme si elle priait intérieurement. Ses mains se séparèrent ensuite et retombèrent doucement sur son lit ; mais ses yeux ne se rouvraient pas, et son visage n’offrait pas le plus léger signe de vie. Lady Pénélope poussa un cri, se cacha les yeux, s’éloigna avec effroi du lit. Lord Étherington, dont les regards étaient obscurcis par un mélange de sentiments divers, demeura les yeux fixés sur le lit, cherchant à pénétrer si tout était fini.

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Lord Étherington dit à lady Pénélope en se retirant : « La déclaration de cette femme semble se rapporter à des événements étrangers aux lois. Je crois qu’il est mieux de n’y donner aucune suite, d’autant qu’elle paraît concerner la réputation d’une jeune dame, et qu’elle pourrait porter le trouble dans une famille respectable. »

Lady Pénélope ne pensait pas comme lord Étherington quant à la nécessité de garder le silence sur ce qu’ils venaient d’entendre. Elle avait deviné sans peine que la jeune dame désignée par la mourante sous le nom de Clara était Clara Mowbray. Le comte fit d’inutiles efforts pour la dissuader de cette pensée, ou, en admettant qu’elle fût vraie, pour décider lady Pénélope à garder le plus profond silence sur des faits qui porteraient atteinte à l’honneur d’une jeune et malheureuse fille. Enfin il la pria de se souvenir que récemment plusieurs dames de la société avaient été condamnées à de fortes amendes, comme coupables de diffamation.