Les Eaux de Saint-Ronan
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 381-386).


CHAPITRE XXXIII.

DÉSAPPOINTEMENT.


Regardez ce rivage, et ne craignez pas la tempête.
L’orage.


Lord Étherington, en rentrant chez lui, fut prévenu par Solmes, son valet de chambre, que les lettres de Sa Seigneurie étaient dans son portefeuille. En effet, le comte trouva, parmi d’autres dépêches à son adresse, le paquet qu’il avait vu le matin au bureau de poste, et qui était destiné à Francis Tyrrel. Sa première pensée, en voyant ce paquet, fut d’anéantir des pièces qui pouvaient lui enlever sa fortune et son rang. Il ne put résister cependant au désir de briser le cachet, et d’examiner les originaux de ces pièces importantes, qu’il ne connaissait jusque-là que par des copies. Mais quel fut son désappointement quand il eut ouvert une lettre adressée à M. Tyrrel par l’associé de la maison de commerce où lord Oakendale avait déposé les pièces dont il s’agit ! cet associé écrivait qu’en l’absence du chef de la maison, on n’avait pas cru pouvoir, même sur la demande de M. Tyrrel, confier à la poste les titres originaux ; qu’en conséquence on envoyait les copies fidèles et entières, lesquelles suffisaient pour être examinées par un avocat, et obtenir une consultation, suivant l’intention présumée de M. Tyrrel.

Le comte, après avoir refermé soigneusement le paquet, sonna son domestique, lui reprocha d’avoir apporté par étourderie un paquet qui n’était point à l’adresse de son maître, et lui ordonna de le reporter sur-le-champ à la poste. Solmes, toujours docile, allait sortir quand le comte l’arrêta.

« Un instant, lui dit-il, j’ai à vous parler d’une affaire plus importante, Solmes. Vous avez diablement mal pris vos mesures relativement à cette Hannah Irwin. — Comment, milord ? répondit Solmes. — Comment !… ne m’avez-vous pas dit qu’elle était partie pour les Indes orientales avec un de vos amis ; et ne vous avais-je pas remis 200 guinées pour payer leur passage ? — Oui, milord, répliqua le valet de chambre. — Oui… et maintenant il se trouve que non : elle est revenue dans ce pays, en un misérable état, mourant de faim, prête sans doute à faire et à dire tout ce qu’on voudra pour avoir du pain… Comment cela est-il arrivé ? — Il faut que Riddulph lui ait pris son argent, et qu’il l’ait plantée là, » répondit Solmes d’un ton de voix aussi calme que s’il parlait de la chose du monde la plus naturelle. « Mais je connais tellement le caractère de cette femme et son histoire, que je puis l’emmener de ce pays en vingt-quatre heures, et la placer en un lieu d’où elle ne reviendra jamais, pourvu que Votre Seigneurie puisse se passer de moi pendant ce temps. — Ne perdez pas un moment… je dois vous dire que vous trouverez cette femme dans un accès de repentir, et de plus très malade. — Je suis sûr d’elle, répondit Solmes ; et avec la permission de Votre Seigneurie, je pense que, si la mort et son bon ange tiraient cette femme par un bras, le diable et moi pourrions la retenir par l’autre. — Partez donc, dit Étherington. Mais écoutez, Solmes… traitez-la avec douceur ; qu’il soit pourvu à tous ses besoins… Je lui ai fait assez de mal, quoique le diable ait fait la moitié de la besogne. »

Solmes se retira pour s’acquitter de cette commission, avec l’assurance que son maître se passerait de ses services pendant vingt-quatre heures.

Lord Étherington, ayant perdu l’espoir de détruire les titres à l’aide desquels Tyrrel pouvait lui enlever sa fortune et son rang, avait senti qu’il lui importait plus que jamais de devenir le mari de Clara Mowbray, afin de conserver au moins les riches propriétés qui lui avaient été léguées sous cette condition par son grand-oncle. Son imagination fertile lui suggéra promptement le plan qu’il convenait de suivre pour réussir dans cette entreprise difficile. On va voir quel était ce plan par la conversation dans cette laquelle le comte explique à Jekill pourquoi il avait engagé Mowbray à dîner, et pourquoi il tenait à passer la soirée en tête à tête avec lui.

— Je ne puis m’empêcher de vous le répéter, disait Jekill, j’ai d’étranges pressentiments sur ce tête à tête avec Mowbray. Ménagez-le, milord ; il n’est pas en état de lutter avec vous les cartes à la main. — Allez lui dire cela, » répondit le comte ; son orgueil écossais prendra feu sur-le-champ, et il vous fera ses remercîments avec une balle de pistolet. Comment donc ! il fait le glorieux, malgré la leçon que je lui ai donnée… Le croiriez-vous ?… il a l’impudence de trouver mes attentions pour lady Binks incompatibles avec mes projets de mariage… Oui, Jekill, ce grossier laird écossais, à peine doué d’assez d’esprit pour faire la cour à une laitière, a la fatuité de s’afficher pour mon rival ! — Alors adieu pour lui au beau domaine de Saint-Ronan… ce dîner sera fatal… Étherington, je vois à votre rire que vous êtes décidé à consommer sa ruine… j’ai grande envie de lui en donner avis. — Cela me fera plaisir, répondit le comte, j’en aurai plus beau jeu. — Vous m’en défiez ! en bien, si je le rencontre, je lui dirai de se tenir sur ses gardes. »

Les deux amis se séparèrent, et Jekill, quelques moments après, rencontra Mowbray sur la promenade publique.

« Vous dînez avec Étherington aujourd’hui, lui dit le capitaine… permettez-moi, monsieur Mowbray, de vous dire un seul mot… Attention. — Attention ! et à quoi faut-il faire attention, capitaine Jekill, quand je dîne chez un de vos amis, et chez un homme d’honneur ? — Certainement, lord Étherington est l’un et l’autre, monsieur Mowbray ; mais il aime les cartes, et il est trop fort pour bien des gens. — Je vous remercie de votre avis, capitaine Jekill… Je suis, il est vrai, un Écossais novice, mais je sais une chose ou deux : on doit toujours présumer que deux hommes d’honneur, jouant ensemble, jouent franc jeu ; et ce point une fois établi, j’ai la vanité de penser que je n’ai pas besoin d’avis à ce sujet, pas même de ceux du capitaine Jekill, quoique son expérience puisse être bien supérieure à la mienne. — En ce cas, monsieur, » répondit Jekill en le saluant poliment, « je n’ai plus rien à vous dire ; J’espère que vous ne m’en voulez pas… »

Il continua sa promenade, et Mowbray se dirigea vers la demeure d’Étherington, dans une disposition d’esprit très favorable aux projets du comte, qui avait bien jugé son caractère en permettant à Jekill de lui donner l’avis qu’il avait si mal reçu. Être considéré comme un objet de compassion, s’entendre donner des avertissements paternels, c’était là un sujet de dépit et d’amertume qui le poussait à tout faire pour se maintenir sur le pied d’une apparente égalité.

Depuis la mémorable partie de piquet, Mowbray n’avait joué contre Étherington que des sommes peu considérables ; mais son amour-propre lui faisait croire qu’il connaissait maintenant la manière de jouer de son adversaire ; et, suivant l’habitude des joueurs, il éprouvait de temps en temps la tentation de prendre sa revanche ; il désirait aussi pouvoir s’acquitter de sa dette envers Étherington : une obligation pécuniaire était pour lui d’un poids insupportable, et c’est ce qui l’empêchait de s’expliquer franchement avec le comte de la cour assidue qu’il faisait à lady Binks, ce que Mowbray regardait comme une insulte d’après les intentions qu’il avait à l’égard de Clara. Une heureuse soirée pouvait délivrer Mowbray de ces obligations, et il s’abandonnait à ces rêves de son imagination, quand il fut interrompu par Jekill. L’avertissement intempestif de ce dernier ne fit qu’exciter en lui un esprit de contradiction et la résolution de prouver au capitaine combien peu il était en état de juger de ses talents. D’après ces dispositions, sa ruine, qui fut consommée dans cette soirée, ne sembla pas préméditée par le comte d’Étherington.

Au contraire, la victime elle-même fut la première à proposer de jouer, de jouer gros jeu, de doubler les mises. Lord Étherington, au contraire, offrit à plusieurs reprises de diminuer le jeu, de laisser là les cartes ; mais ce fut toujours avec un air de supériorité qui ne faisait qu’exciter Mowbray à risquer davantage. À la fin, quand Mowbray eut perdu une somme énorme pour lui, le comte jeta les cartes, et déclara qu’il serait trop tard pour se rendre au thé de lady Pénélope, comme il l’avait formellement promis.

« Ne voulez-vous donc pas me donner ma revanche ? » dit Mowbray eu battant les cartes d’un air mécontent et agité.

« Pas maintenant, Mowbray, répondit le comte ; nous n’avons déjà joué que trop long-temps… Vous avez trop perdu, plus peut-être qu’il ne vous conviendrait de payer en ce moment. »

Mowbray grinça des dents, en dépit de sa résolution de conserver au moins un extérieur de fermeté.

« Vous pouvez prendre du temps, dit le comte ; un billet de vous me conviendra tout autant que de l’argent comptant. — Non, Dieu me damne ! s’écria Mowbray, je n’y serai pas repris une seconde fois… j’aurais mieux fait de me vendre au diable qu’à Votre Seigneurie. — Ces expressions, Mowbray, ne sont pas amicales. Vous avez voulu jouer, et ceux qui jouent doivent s’attendre à perdre quelquefois. — Et ceux qui gagnent s’attendent à être payés, interrompit Mowbray : je sais cela comme vous, milord, et vous serez payé !… Je vous paierai, Dieu me damne !… Doutez-vous que je vous paie, milord ? — On dirait que vous pensez à me payer en monnaie d’acier, répondit lord Étherington, et cela ne conviendrait guère, ce me semble, aux termes où nous en sommes. — Sur mon âme, milord, je ne pourrais dire à quels termes nous en sommes, et pour sortir d’incertitude, je serais charmé de le savoir. Vous m’avez demandé la main de ma sœur, et malgré vos visites et vos assiduités à Castle-Shaws, je ne trouve pas que cette affaire avance… on dirait la toupie d’un enfant qui tourne sur elle-même sans faire un pas. Vous pensez peut-être que vous me tenez la bride de si près que je ne puis faire un mouvement, mais vous reconnaîtrez qu’il n’en est point ainsi. Votre Seigneurie peut se former un harem si bon lui semble, mais ma sœur n’en fera point partie. — Vous êtes en colère, et par conséquent injuste, répondit Étherington ; vous savez fort bien que c’est de votre sœur que viennent les délais. Je souhaite vivement de lui donner le nom de lady Étherington ; ses malheureux préjugés contre moi ont seuls retardé une union que j’ai tant de raisons de désirer. — Fort bien, répondit Mowbray, ce sera désormais mon affaire. Je ne connais pas de raison qui puisse lui faire refuser un mariage aussi honorable pour sa famille, et qui est approuvé par moi, qui en suis le chef. Les difficultés seront levées dans vingt-quatre heures. — Cela me fera le plus grand plaisir : vous verrez bientôt combien sincèrement je désire votre alliance ; et quant à la bagatelle que vous avez perdue… — Ce n’est point une bagatelle pour moi, milord, c’est ma ruine… mais vous serez payé… Et permettez-moi de dire à Votre Seigneurie qu’elle doit plutôt remercier son bonheur que son habileté. — Ne parlons pas davantage de cette affaire, pour le moment, s’il vous plaît. Demain sera un nouveau jour, et si vous me permettez de vous donner un conseil, vous emploierez plus de ménagements avec votre sœur. Un peu de fermeté est ordinairement utile avec les jeunes filles, mais la sévérité… — Je prie Votre Seigneurie de m’épargner ses conseils à ce sujet ; quelque précieux qu’ils soient pour toute autre chose, j’entends parler à ma sœur comme je le trouverai convenable. — Puisque vous êtes de si mauvaise humeur, Mowbray, répondit le comte, je présume que vous n’honorerez pas de votre présence la soirée de lady Pénélope, quoique ce soit probablement la dernière de la saison. — Et pourquoi pensez-vous cela, milord ? » demanda Mowbray, que le dépit de sa perte portait à se fâcher et à contredire sur tous les sujets. « Pourquoi ne me présenterais-je pas chez lady Pénélope ou chez toute autre personne de qualité ? Je n’ai point de titres, mais je suppose que ma famille… — Vous donne le droit d’entrer dans le chapitre de Strasbourg, sans aucun doute… mais vous paraissez dans des dispositions peu chrétiennes pour recevoir les ordres. Je voulais seulement dire que vous et lady Pénélope ne paraissez pas être ensemble sur un pied fort amical. — N’importe ; elle m’a envoyé une carte d’invitation, j’ai l’intention de m’y rendre. Après avoir passé chez elle une demi-heure, j’irai à Castle-Shaws, et vous entendrez parler demain de mon zèle à seconder vos projets.