Les Eaux de Saint-Ronan
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 312-323).


CHAPITRE XVII.

LA CONNAISSANCE.


Entre nous, voici quelle est la différence… usant de votre tête au lieu d’user de vos membres, vous avez lu ce que j’ai vu ; usant de mes membres au lieu d’user de ma tête, j’ai vu ce que vous avez lu… Pour qui doit pencher la balance ?
Butler.


Notre voyageur, toujours rapide dans ses résolutions et dans ses mouvements, descendit la rue à grands pas, et arriva à la mense qui, comme nous l’avons déjà dit, tombait absolument en ruine. La désolation complète et le manque d’ordre qu’on remarquait à l’extérieur auraient pu faire croire la maison inhabitée, sans deux ou trois méchants baquets pleins d’eau de savon, et laissés devant la porte pour que ceux qui s’y heurteraient les jambes acquissent la preuve sensible « que la main d’une femme avait passé par là. » La porte ne tenant plus qu’à moitié sur ses gonds, l’entrée était momentanément défendue par une herse délabrée qu’il fallait déplacer pour obtenir passage. Le petit jardin, qui aurait pu donner un air d’aisance à la vieille maison s’il avait été bien tenu, ne servait qu’à rendre évidente la paresse du jardinier domestique du ministre, espèce d’hommes connue pour ne faire que la moitié de l’ouvrage : mais on peut dire de celui-ci qu’il ne faisait rien du tout.

En entrant dans la cour, M. Touchwood l’aperçut mangeant le peu de fruits qu’avaient produits quelques groseilliers rongés de mousse et entourés de chardons. Il l’appela à haute voix et lui demanda à voir son maître ; mais le coquin, se sentant pris en flagrant délit, s’enfuit comme un coupable au lieu de répondre à l’appel, et bientôt on l’entendit conduire, en sifflant, la charrette qu’il avait laissée près d’une brèche de la muraille du jardin.

Dans l’impossibilité de se faire entendre du domestique, M. Touchwood frappa avec sa canne, d’abord doucement, puis plus fort, et ensuite appela, cria, hurla dans l’espoir d’attirer l’attention des personnes de l’intérieur ; mais il ne reçut pas la moindre réponse. Enfin, pensant qu’on ne pouvait commettre aucune indiscrétion dans une maison si abandonnée et si déserte, il dérangea la herse avec autant de bruit que possible, de manière à se faire entendre s’il y avait âme qui vécût dans ce misérable bâtiment. Tout demeura encore silencieux, et entrant sous un vestibule dont les murs humides et les dalles brisées répondaient parfaitement au dehors de l’habitation, il ouvrit une porte sur sa gauche, laquelle, chose merveilleuse, avait encore un loquet, et se trouva dans le salon en présence de l’individu qu’il venait visiter.

Au milieu d’un monceau de livres, de manuscrits et de papiers qu’il avait accumulés autour de lui, dans un fauteuil de cuir tout usé, était assis le savant ministre de Saint-Ronan. C’était un homme maigre, sec, déjà d’un certain âge, ayant un teint brun, et dont les yeux, quoique ternes et un peu égarés, paraissaient avoir été brillants, doux et expressifs. Il avait l’habitude de se laver aussi régulièrement qu’un Oriental ; car il avait oublié la toilette et non la propreté. Ses cheveux auraient pu paraître beaucoup plus en désordre si le temps ne les eût éclaircis : il ne lui en restait guère que sur les deux tempes et le derrière de sa tête ; sa profession était suffisamment indiquée par les bas noirs qu’il portait, sans jarretières toutefois, et ses pieds étaient fourrés dans de vieux souliers qui lui servaient de pantoufles. Le reste de ses vêtements, c’est-à-dire ce qu’on en apercevait, consistait en une robe de tartan, qui enveloppait dans de vastes plis son grand et long corps maigre, et descendait jusqu’aux susdites pantoufles. Il lisait avec tant d’attention le livre place devant lui, in-folio d’une taille peu ordinaire, qu’il ne s’aperçut aucunement du bruit que fit M. Touchwood en entrant, pas plus que des hums ! et des hems ! par lesquels l’étranger jugea convenable d’annoncer sa présence.

Comme tous ces signaux inarticulés étaient également inutiles, M. Touchwood, tout grand ennemi qu’il était du cérémonial, se vit dans la nécessité d’annoncer l’affaire qui l’amenait pour excuser son importunité.

« Hem ! monsieur… hem, hem ! vous voyez devant vous un homme que le manque de société rend malheureux, et qui prend la liberté de s’adresser à vous comme à un bon pasteur, espérant que, par charité chrétienne, vous lui permettrez de jouir un peu de votre société, attendu qu’il est ennuyé de la sienne. »

De ce discours M. Cargill n’entendit guère que les mots : « Malheureux et charité, » mots qu’il connaissait bien, et qui ne manquaient jamais de produire quelque effet sur lui. Il regarda l’étranger avec ses yeux mornes ; et sans corriger la première opinion qu’il avait formée, quoique l’embonpoint et la bonne mine de l’inconnu, aussi bien que son habit soigneusement brossé, sa canne à pomme luisante, et surtout son maintien droit et son air content de lui-même, ne ressemblassent nullement au costume, à la tournure et aux manières d’un mendiant, il lui jeta tranquillement un schelling dans la main, et rentra dans la méditation studieuase que l’entrée de M. Touchwood avait interrompue.

« Sur ma parole, mon bon monsieur, » lui répliqua son visiteur, surpris d’un degré de distraction qu’il croyait à peine possible, « vous vous méprenez absolument sur le motif de ma visite. — Je suis fâché que mon aumône soit insuffisante, mon ami, » répondit le ministre sans relever les yeux ; « c’est tout ce que je puis vous donner pour le moment. — Si vous voulez avoir la bonté de me regarder un instant, dit le voyageur, vous reconnaîtrez peut-être que vous êtes dans une complète erreur. »

M. Cargill leva la tête, appela toute son attention à son aide, et, voyant devant lui une personne bien mise et d’extérieur respectable, il s’écria non sans confusion : « Ah !… oui… sur ma parole, j’étais tellement occupé de mon livre !… Je crois… je pense que j’ai le plaisir de voir mon digne ami, monsieur Lavender ? — Point du tout, monsieur Cargill, répliqua M. Touchwood ; je veux vous éviter la peine de chercher à vous souvenir de moi… Vous ne m’avez jamais vu. Mais que je ne trouble pas vos études… Je ne suis pas pressé, et mon affaire peut attendre votre loisir. — Je vous suis bien obligé, répondit M. Cargill ; ayez la bonté de prendre un siège, si vous pouvez en trouver un… J’ai une suite d’idées à retrouver… un léger calcul à finir… ensuite je serai à vos ordres. » L’étranger trouva parmi les meubles délabrés, mais non sans peine, une chaise assez solide pour supporter le poids de son corps, et s’assit, les deux mains appuyées sur sa canne, et regardant avec attention son hôte, qui bientôt parut ne plus s’apercevoir de sa présence. Il y eut un long intervalle de silence absolu, troublé seulement par le léger bruit que produisait M. Cargill en tournant les feuillets de l’in-folio dont il semblait faire un extrait, et de temps à autre par une petite exclamation de surprise et d’impatience quand il plongeait sa plume, comme cela se fit plusieurs fois, dans sa tabatière, au lieu de la tremper dans l’encrier qui était à côté. Enfin, précisément lorsque M. Touchwood commençait à trouver l’aventure aussi ennuyeuse qu’elle était singulière, le savant distrait leva la tête, et dit comme en se parlant à lui-même : « D’Accon, Accor, ou Saint-Jean-d’Acre à Jérusalem, combien de distance ? — Vingt-trois milles nord-nord-ouest, » répondit l’étranger sans hésitation.

M. Cargill ne témoigna pas plus de surprise que s’il eût trouvé la distance sur la carte ; et probablement, il ne vit guère par quel moyen il avait obtenu la réponse de sa question ; et ce fut au sens de la réponse seulement qu’il fit attention, lorsqu’il répliqua en posant la main sur l’énorme volume : « Vingt-trois milles ! Ingulphus et Jeffrey Winesauf ne sont point de cet avis-là. — Alors ils peuvent aller ensemble au diable, comme deux menteurs, répliqua M. Touchwood. — Vous auriez pu contredire leur autorité sans employer une pareille expression, » repartit le ministre gravement.

« Je vous demande pardon, docteur ; mais voudriez-vous comparer ces drôles en parchemin à moi, dont les jambes ont mesuré comme un compas la plus grande partie du monde habité ?

— Vous êtes donc allé en Palestine ? » répliqua M. Cargill en se redressant sur son siège et en parlant avec curiosité et intérêt.

« Vous pourriez en faire le serment, docteur, et à Saint-Jean d’Acre aussi. Tenez, j’y étais précisément un mois après que Bonaparte eut trouvé que c’était une noix trop dure à casser… J’ai dîné avec le compère de sir Sidney, le vieux Djezzar Pacha, et nous avons eu un excellent repas : tout aurait été pour le mieux si on n’eût apporté un dessert de nez et d’oreilles qui troubla ma digestion. Le vieux Djezzar trouva la plaisanterie si bonne qu’à peine auriez-vous vu dans Acre un seul homme dont la figure ne fût pas aussi plate que la paume de ma main… Ventrebleu ! je respecte mon organe olfactoire, et le lendemain matin je décampai aussi vite que put m’emporter le plus léger dromadaire qu’un pauvre pèlerin monta jamais. — Si vous êtes allé réellement dans la Terre-Sainte, dit M. Cargill, à qui la gaîté de M. Touchwood inspirait quelques doutes, « vous serez capable de m’éclairer au sujet des croisades. — Elles ne se sont point passées de mon temps, docteur. — Vous devez comprendre que ma curiosité ne porte que sur la géographie des contrées où ces événements eurent lieu. — Oh ! quant à cette affaire, vous avez trouvé votre homme : dès qu’il s’agit du temps présent, me voilà. Turcs, Arabes, Cophtes et Druses, je les connais tous, et je puis vous les faire connaître aussi bien que moi. Sans dépasser d’un pas le seuil de votre porte, vous connaîtrez la Syrie tout comme moi-même. Mais un bon service en mérite un autre ; et pour me disposer à vous répondre, il faut que vous soyez assez bon pour dîner avec moi. — Je ne sors que rarement, monsieur, » dit le ministre avec une hésitation marquée, car ses habitudes de solitude et de retraite ne pouvaient être entièrement vaincues, même par l’espérance qu’avaient fait naître en lui les préambules du voyageur ; « cependant, je ne puis renoncer au plaisir de passer quelques heures avec un homme qui possède tant d’expérience. — Eh bien donc, à trois heures… Je ne dîne jamais plus tard, et toujours à la minute… Je demeure à l’auberge en haut de la rue, où mistress Dods s’occupe en ce moment de préparer un dîner comme votre science n’en a jamais vu, docteur ; car j’ai apporté des quatre parties du monde les recettes d’après lesquelles il sera préparé. »

Ce traité conclu, ils se quittèrent ; et M. Cargill, après avoir réfléchi quelque temps au singulier hasard qui avait envoyé un homme vivant pour résoudre les difficultés sur lesquelles il consultait vainement les autorités anciennes, reprit par degrés la suite de réflexions et de recherches que la visite de M. Touchwood avait interrompue, et bientôt il perdit tout souvenir de cet épisode et de l’engagement qu’il avait pris.

Il en était autrement de M. Touchwood, qui, lorsqu’il n’était pas occupé par des affaires d’une importance réelle, avait l’art, comme le lecteur peut l’avoir remarqué, de faire beaucoup de fracas pour rien. Dans cette occasion, il ne faisait qu’aller et venir dans la cuisine, tant et tant que mistress Dods perdit patience et le menaça d’attacher un torchon au pan de son habit, menace qu’il pardonna, vu que, dans tous les pays qu’il avait visités, et dont la civilisation était un peu avancée, les cuisiniers avaient le privilège d’être vifs et impatients. Il se retira donc de la zone torride du microcosme de mistress Dods, et employa son temps à la manière habituelle des oisifs, partie en se promenant pour exciter son appétit, partie en regardant l’aiguille de sa montre arriver à trois heures. Quand une fois elle en eut heureusement marqué deux, il fit dresser la table dans le salon bleu, et tâcha de rendre le couvert aussi élégant que possible pour l’auberge de mistress Dods. Cependant l’hôtesse, avec un air civil, mais malin, émettait de temps en temps quelque doute sur l’exactitude du ministre.

M. Touchwood dédaigna d’écouter une pareille insinuation jusqu’à l’heure convenue : elle arriva, sans M. Cargill. L’impatient amphitryon accorda cinq minutes pour la différence des montres et la variation du temps, et cinq autres pour le délai qui pouvait être nécessaire à un homme allant peu dans le monde. Mais aussitôt que les cinq dernières minutes furent écoulées, il repartit pour la mense, non pas, il est vrai, aussi vite qu’un lévrier ou un daim, mais avec la précipitation d’un homme corpulent, stimulé par un bon appétit, et jaloux de ne pas attendre plus long-temps son dîner. Il entra sans cérémonie dans le parloir, où il retrouva le digne ministre enveloppé dans sa robe de chambre, et assis dans son fauteuil de cuir comme il l’avait laissé cinq heures auparavant. Son arrivée soudaine rappela à M. Cargill un souvenir non distinct, mais général et confus, de ce qui s’était passé le matin, et il se hâta de s’excuser en disant : « Ah !… vraiment… déjà ?… sur ma parole, M. A… a… je veux dire mon cher ami… j’ai peur d’avoir été incivil : j’ai oublié de commander le dîner… mais nous ferons de notre mieux… Eppie !… Eppie !… »

Ce ne fut ni au premier appel, ni au second, ni au troisième, mais ex intervallo, comme disent les hommes de loi, qu’Eppie, fille à jambes nues, à figure rébarbative, et à bras rouges, entra et annonça sa présence en disant aigrement : « Eh bien ! qu’est-ce que vous voulez ? — Avez-vous quelque chose dans la maison pour dîner, Eppie ? — Rien que du pain et du lait, mais en bonne quantité… que voulez-vous que j’aie ? — Vous voyez, monsieur, dit Cargill, que vous allez être traité à la pythagoricienne ; mais vous êtes voyageur, et vous avez été heureux par fois de trouver du pain et du lait. — Oui, mais seulement quand on ne pouvait avoir rien de meilleur, répondit M. Touchwood. Allons, docteur, je vous demande pardon, mais vous battez la campagne ; c’est moi qui vous ai invité à dîner à l’auberge en haut de la rue, et non vous qui m’avez fait une invitation. — Mais oui vraiment, je savais bien que j’avais raison. Je me rappelais parfaitement que nous devions dîner ensemble : j’en étais sûr, et c’est là le principal. Allons, monsieur, je vous suis. — Ne changerez-vous pas de costume ? » dit M. Touchwood, voyant avec surprise que le ministre se disposait à l’accompagner en robe de chambre ; « vraiment ! nous aurons tous les enfants à nos trousses… Vous aurez l’air d’un hibou en plein jour, et ils s’amuseront autour de vous comme des moineaux francs. — Je vais m’habiller, répliqua le digne ministre ; je vais être prêt dans un instant… je suis réellement honteux de vous faire attendre, mon cher monsieur… eh !… eh !… votre nom vient de m’échapper. — Je me nomme Touchwood, monsieur, pour vous servir ; et je ne pense pas que vous ayez encore entendu parler de moi. — C’est la vérité… vous avez raison… en effet !… en bien ! mon bon monsieur Touchstone, voulez-vous me faire l’amitié de vous asseoir un instant, pendant que je m’occuperai de ma toilette ? C’est une chose bien étrange que nous nous rendions ainsi esclaves de nos corps, M. Touchstone… l’action de les vêtir et de les nourrir nous coûte beaucoup de temps et de réflexions, que nous pourrions employer mieux à pourvoir aux besoins de nos esprits immortels. »

M. Touchwood reconnut au fond de son cœur que jamais bramine ni gymnosophiste n’avait été plus loin des excès de table ou de toilette que le sage qui se trouvait sous ses yeux ; mais il donna son assentiment à cette doctrine, quoiqu’elle lui parût hérétique, plutôt que de faire traîner les choses en longueur, en discutant ce point. Le ministre eut bientôt passé son habit des dimanches, sans autre bévue que de mettre un de ses bas noirs à l’envers ; et M. Touchwood, aussi heureux que Boswell, quand il menait en triomphe le docteur Johnson dîner avec Straham et John Wilkes, eut le plaisir de se diriger avec lui vers l’auberge de mistress Dods.

Dans le cours de l’après-dîner, ils se familiarisèrent davantage, et leur familiarité les conduisit à porter réciproquement un jugement sur leurs connaissances et leur caractère. Le voyageur trouva le savant trop pédant, trop attaché à des systèmes formés dans la solitude, et auxquels il ne voulait pas renoncer, quand même ils étaient contredits par le témoignage de l’expérience ; en outre il considéra son indifférence absolue pour la qualité du boire et du manger comme indigne d’une créature raisonnable, c’est-à-dire d’un homme qui possède une cuisine. Cargill passa, à cet égard, aux yeux de son nouvel ami, pour ignorant et incivilisé ; néanmoins l’étranger reconnut que c’était un homme sensé et intelligent, quoique frugal et grand amateur de livres.

D’un autre côté, le ministre ne put s’empêcher de voir dans sa nouvelle connaissance une espèce d’épicurien, faisant un dieu de son ventre ; il s’aperçut aussi qu’il manquait de ce qu’on appelle l’éducation première, et des manières polies qui distinguent un homme bien né, ce dont le ministre était devenu juge compétent par suite du temps qu’il avait passé dans le monde. En outre il ne lui échappa point que parmi les défauts de M. Touchwood se trouvait celui de la plupart des voyageurs, une légère disposition à exagérer ses propres aventures, à amplifier ses propres exploits. Mais aussi la parfaite connaissance qu’il avait des mœurs orientales, mœurs qui sont encore ce qu’elles étaient au temps des croisades, formait un commentaire vivant aux ouvrages de Guillaume de Tyr, de Raymond de Saint-Gilles, aux annales musulmanes d’Albufaragi, et autres historiens de cette époque obscure qui faisaient alors le sujet des études du ministre.

Une amitié, une liaison du moins, fut donc aussitôt formée entre ces deux originaux ; et, à l’étonnement de toute la paroisse de Saint-Ronan, on vit le ministre de ladite paroisse s’unir et s’associer encore une fois à un individu de son espèce, appelé par les paysans le nabab du village. Leurs relations consistaient en de longues promenades qu’ils faisaient ensemble, et qu’ils renfermaient dans un espace de terrain limité, comme s’il eût été réellement entouré de barrières. Ils se promenaient, suivant les circonstances, sur une terrasse qui se trouvait au bas du village ruiné, ou sur l’esplanade devant le château ; et dans l’un ou l’autre de ces cas, la longueur du terrain qu’ils parcouraient n’excédait guère une centaine de pas. Parfois aussi, mais rarement, le ministre partageait le repas de M. Touchwood, quoiqu’il fût moins splendide que le premier ; car, comme l’orgueilleux propriétaire de la coupe d’or dans l’Ermite de Parnell, il était

Toujours le bienvenu, mais avec moins de frais.

Dans ces occasions leur entretien n’avait pas cette régularité et cette suite qui se remarquent entre ce qu’on appelle ordinairement des hommes de ce monde : au contraire, l’un pensait souvent à Saladin et à Richard Cœur-de-Lion, quand l’autre parlait de Hyder-Ali et de sir Eyre Coote. Néanmoins l’un parlait et l’autre semblait écouter, et peut-être les légères relations de société, qui n’ont d’autre objet que l’amusement, ne peuvent reposer sur une base plus solide.

Un soir, le docte théologien s’était assis à la table hospitalière de M. Touchwood, ou plutôt à celle de mistress Dods, pour prendre une tasse d’excellent thé, le seul plaisir des sens pour lequel M. Cargill conservât encore un faible, quand une carte fut remise au nabab.

« Monsieur et miss Mowbray recevront compagnie à Shaws-Castle, le vingt de ce mois, à deux heures. Déjeuner ; habits de caractère ; tableaux dramatiques. » — « Recevront compagnie ! ils sont plus que fous, » continua-t-il par forme de commentaire. « Recevront compagnie !… les phrases bien choisies sont toujours recommandables… et ce morceau de carton a pour but de faire savoir qu’on peut aller se joindre à tous les fous de la paroisse si l’en en a la fantaisie… Dans mon temps, on priait un étranger de vous accorder l’honneur ou le plaisir de sa compagnie. Je suppose que nous aurons dans ce pays le cérémonial de la tente d’un Bédouin, où chaque coquin d’hadgi, avec son turban vert, et en guenilles, entre sans en demander la permission, et enfonce sa patte noire dans le plat de riz, sans autre apologie que salam alicum. Habits de caractère ! tableaux dramatiques ! quelle nouvelle folie est-ce là ? mais qu’importe ?… Docteur, docteur… mais il est dans le sixième ciel… Mère Dods ! vous qui savez toutes les nouvelles, s’agit-il de la fête qui a été remise jusqu’à ce que miss Mowbray fût mieux portante ? — C’est cela même, monsieur Touchwood… Ils n’ont pas le moyen de donner deux fêtes, en une saison… Ils ne sont peut-être pas trop sages d’en donner une… mais c’est leur affaire. — Docteur ! docteur !… le diable l’emporte… il charge les Musulmans avec le vaillant roi Richard… Docteur, connaissez-vous les Mowbray ? — Pas particulièrement, » répondit M. Cargill, après un moment de silence. « C’est l’histoire ordinaire d’une grandeur qui brille dans un siècle, et qui s’éteint dans l’autre. Je crois que Camden raconte que Thomas Mowbray, grand-maréchal d’Angleterre, hérita de cette haute charge ainsi que du duché de Norfolk, comme petit-fils de Roger Bigot, en 1301. — Allons donc ! vous remontez au xive siècle, et je vous parle, moi, de ces Mowbray de Saint-Ronan… Maintenant tâchez de ne pas vous rendormir avant d’avoir répondu à ma question… Ne me regardez point comme un lièvre effaré… je ne vous dis rien qui sente la haute trahison. »

Le ministre garda un moment le silence… comme fait ordinairement un homme distrait qui ressaisit le cours de ses idées, ou comme un somnambule subitement éveillé… Et il répondit ensuite, en hésitant :

« Mowbray de Saint-Ronan… Ah ! oui ! je connais cela… j’ai connu cette famille. — Ils vont donner une mascarade, un bal paré, un spectacle de société, et quoi encore ? » dit M. Touchwood en prenant sa carte.

« J’ai vu quelque chose de semblable, il y a quinze jours, reprit M. Cargill ; j’ai reçu moi-même une carte comme celle-là. J’en ai vu une du moins. — Et êtes-vous bien sûr que vous n’avez point déféré à cette invitation ? demanda le nabab. — Déféré à cette invitation ! vous plaisantez, monsieur Touchwood. — Mais, en êtes-vous bien sûr ? » répéta M. Touchwood, qui avait remarqué, à son extrême amusement, que le savant théologien avait tellement la conscience de ses distractions, qu’il n’était positivement sûr de rien.

« Bien sûr, » répéta-t-il avec embarras : « ma mémoire est si mauvaise que je n’aime à rien affirmer… mais si j’avais fait une chose si éloignée de mes habitudes ordinaires, j’en aurais conservé le souvenir… on peut croire… et… je suis sûr que je n’ai point été à cette fête. — Et cela vous aurait été bien difficile, » répliqua le nabab, riant de la marche que l’esprit de son ami avait été obligé de suivre pour éclaircir ses doutes… « car cette fête n’a pas eu lieu… elle a été remise ; et voici la seconde invitation… il y aura une carte pour vous, si vous en avez reçu une la première fois… Allons, docteur, allons : il faut y venir ; nous nous y rendrons ensemble… moi, sous le costume d’iman… car je puis dire mon bis millah aussi bien qu’aucun hadgi du monde… vous sous celui de cardinal, ou tel autre que vous choisirez. — Comment ? moi ! répondit le ministre ; cela ne conviendrait point à ma profession, monsieur Touchwood… c’est une folie qui ne s’accorde nullement avec mes habitudes. — Tant mieux !… vous changerez d’habitudes.

« Vous ferez bien d’y aller, monsieur Cargill, dit mistress Dods, car ce pourra bien être la dernière fois que vous verrez miss Mowbray… on dit qu’elle va se marier, et aller demeurer en Angleterre avec un de ces coucous qui sont là-bas au bord de la mare.

— Mariée ! s’écria le ministre, est-ce possible ? — Qu’y a-t-il d’impossible, monsieur Cargill, quand vous voyez des fous se marier chaque jour, et par votre entremise encore ?… Vous pensez peut-être que la pauvre fille n’ayant pas la tête tout-à fait à elle… mais si les sages seuls se mariaient, ce monde serait bientôt dépeuplé. Je crois que ce sont les sages comme vous, monsieur Cargill, et comme moi, qui ne se marient point… Dieu nous conserve !… Vous trouvez-vous mal ?… voulez-vous prendre quelque chose ? — Respirez mon eau de rose, dit M. Touchwood ; ce parfum ressusciterait un mort… Comment, au nom du diable ! qu’est-ce que cela veut dire ?… vous étiez parfaitement bien il n’y a qu’un instant. — Une douleur subite, » répondit M. Cargill en reprenant ses sens ; « mais je me sens mieux à présent. — Oh ! monsieur Cargill, répondit mistress Dods, cela vient de vos longs jeûnes. — Oui, bonne dame, interompit M. Touchwood, de ce qu’il se nourrit de lait aigre et de mauvais pois. Le plus petit morceau de nourriture chrétienne est alors rejeté par l’estomac, comme un pauvre gentilhomme refuse sa porte à un riche voisin de peur de lui laisser voir la misère du pays. — Et parle-t-on réellement à Saint-Ronan du mariage de miss Mowbray ? demanda le curé. — Oui, en vérité, répondit mistress Dods ; c’est une nouvelle de Nelly la trotteuse, et quoiqu’elle aime à boire un coup, je ne pense pas qu’elle soit capable d’en inventer de fausses, ou de m’en venir rapporter, à moi qui suis une bonne pratique. — Ceci mérite réflexion, » reprit M. Cargill, comme se parlant à lui-même.

« Oui, assurément, dit mistress Dods ; ce serait un péché et un scandale s’ils employaient cette cymbale retentissante qu’on nomme Chatterly, quand il y a dans le pays une véritable trompette presbytérienne, comme vous, M. Cargill. — C’est vrai, c’est vrai, bonne mistress Dods, dit le nabab. Les gants et les rubans sont des choses de quelque importance, et M. Cargill fera bien de venir avec moi à ces réjouissances maudites pour veiller à ses intérêts. — Il faut que je parle à la jeune dame, » répliqua le ministre avec un air distrait. — Bien dit, mon ami, grand connaisseur en lettres gothiques, reprit le nabab. Vous viendrez avec moi, et nous leur apprendrons à se soumettre à notre sainte mère l’Église, je vous le garantis… Ah ! l’idée de se voir ainsi couper l’herbe sous le pied tirerait un santon de ses contemplations !… Quel costume prendrez-vous ? — Mon costume ordinaire, n’en doutez pas, » répondit le théologien sortant de sa rêverie.

« Bien ; vous avez encore raison : ils pourront vouloir former le nœud conjugal au moment même ; et qui voudrait être marié par un ecclésiastique en mascarade ? Quoi qu’il en soit, nous irons à la fête… c’est une affaire arrangée. »

Le ministre donna son consentement, sous la réserve toutefois qu’il recevrait une invitation ; et, comme il en trouva une à son retour au presbytère, il n’eut point de moyen de se rétracter, quand même il l’eût souhaité.