Les Eaux de Saint-Ronan
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 323-325).


CHAPITRE XVIII.

JEUX DE LA FORTUNE.


Nous autres, gentlemen, dont les carrosses roulent sur quatre roues, nous sommes sujets à en avoir une en mauvais état.
Le Mari provoqué.


Ici, le lecteur est prié de remonter jusqu’à l’époque de l’arrivée de lord Etherington aux Eaux de Saint-Ronan. La blessure que ce jeune seigneur avait reçue quelques jours après son arrivée le força de se tenir écarté de la société, et de garder la chambre pendant quelque temps.

Le laird de Saint-Ronan, Mowbray, trouva moyen de faire connaissance avec lui, et il s’arrangea pour passer les journées entières dans la chambre de ce nouvel ami, sous prétexte de lui tenir compagnie. Il ne tarda pas cependant à lui proposer, comme moyen de distraction, quelques parties de piquet. Il avait l’espérance de profiter de sa supériorité et de l’inexpérience de son partenaire, pour se dédommager de son assiduité auprès de lord Etherington. Mais celui-ci se trouva d’une force égale au moins à celle de Mowbray. Il semblait cependant négliger les avantages de la fortune avec une telle insouciance, et faisait en jouant des fautes si grossières, que Mowbray soupçonna bientôt que milord prenait plaisir à lui laisser gagner son argent.

Un jour notamment que Mowbray avait gagné une somme assez forte, dont il voulait consacrer une partie à acheter une toilette brillante à sa sœur Clara pour le bal annoncé, il voulut profiter de la bienveillance de la fortune, et proposa à milord Etherington une nouvelle partie de piquet, où l’enjeu de chaque part fut de mille livres sterling : c’était à peu près toute la fortune de Mowbray.

Il eut bientôt lieu de se repentir de cette imprudence : la chance, après l’avoir favorisé, tourna contre lui, et son adversaire allait gagner la partie quand, omettant de montrer son point, après l’avoir annoncé, il donna le droit à son adversaire, d’après la rigueur des règles, de marquer le sien, ce qui décida la partie en faveur de Mowbray.

Celui-ci venait de ramasser, avec une joie égale aux angoisses qu’il avait éprouvées, l’argent de milord Etherington, quand milord lui avoua sans détour que c’était à dessein qu’il avait négligé de montrer son point. Ayant une demande importante à lui faire, il avait voulu le trouver disposé favorablement.

Là-dessus lord Etherington dit à Mowbray qu’un de ses grands oncles maternels, marchand à Londres, après avoir fait dans le commerce une fortune considérable, avait eu la faiblesse, assez commune aux marchands enrichis, de devenir, ou au moins de se faire passer pour un personnage de noble extraction ; qu’à cet effet, un généalogiste obligeant lui avait fabriqué un parchemin qui le faisait descendre de la noble famille écossaise des Mowbray ; et aussitôt il avait changé son nom plébéien de Scrogie Mowbray en celui de Reginald S. Mowbray. Ce grand-oncle, après avoir déshérité son fils, lequel avait voulu obstinément conserver le véritable nom de sa famille, était mort en instituant pour son légataire universel son petit-neveu, Etherington, mais sous la condition qu’il épouserait, dans un délai déterminé, une demoiselle de bonne renommée, portant le nom de Mowbray.

Milord avait espéré d’abord conserver la fortune de son oncle sans se soumettre à cette condition ; mais les hommes de loi, après beaucoup de délais, et lui avoir extorqué beaucoup d’argent, venaient enfin de lui déclarer qu’il n’avait d’autre moyen, pour conserver la fortune de son grand-oncle, que de se soumettre à la condition imposée par son testament.

Etherington, dans cette situation embarrassante, n’avait point hésité, avec la franchise qui lui était naturelle, à s’adresser à Mowbray pour obtenir la main de sa sœur, en déclarant sans détour les motifs qui la lui faisaient rechercher.

Fort étonné d’une telle proposition, Mowbray crut devoir présenter au jeune lord plusieurs objections tirées en grande partie de la bizarrerie de caractère de miss Clara. Enfin, vaincu par les instances du lord, déterminé surtout par les avantages qu’il se flattait de retirer d’une riche alliance, il lui promit d’appuyer ses prétentions auprès de miss Mowbray, dans le cas pourtant où elle ne montrerait pas d’éloignement pour Etherington.

Après avoir quitté son ami, Mowbray passa en revue les motifs qui pouvaient le porter à douter de la sincérité de milord Etherington, et ceux qui devaient lui faire concevoir sur son compte une opinion plus favorable ; et il prit le parti d’attribuer à la position particulière dans laquelle son jeune ami se trouvait, et surtout à la légèreté de son caractère, ce qu’il ne pouvait s’empêcher de trouver étrange dans sa démarche. Il partit donc pour aller assister à la fête qui devait avoir lieu à Castle-Shaws, où devait avoir lieu la première entrevue des jeunes gens. Il s’était bien décidé à favoriser les projets de milord ; mais il jugea convenable, d’après le caractère de miss Clara, de ne lui faire connaître ces projets qu’après lui avoir présenté lord Etherington.