Les Eaux de Saint-Ronan
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 280-285).


CHAPITRE XI.

AMOUR FRATERNEL.


Ceux qu’unissent les liens du sang doivent s’unir aussi par les liens de l’amitié. Et lorsque je vois jouer ces heureux enfants, lorsque William cueille des fleurs pour en orner les cheveux d’Hélène, et qu’Hélène apprête l’appât pour la ligne de son frère, j’ai peine à me figurer qu’en avançant dans la vie, la froideur, la rudesse, l’intérêt, le soupçon, puissent jamais briser cette union sacrée formée dès la naissance par les mains de la nature.
Anonyme.


En quittant son dangereux conseiller, Mowbray se rendit au petit salon que sa sœur appelait son parloir, et qui, par son arrangement et sa propreté, formait un étrange contraste avec les autres appartements de la maison. Une quantité de petits objets entassés sur la table de travail indiquait à la fois la culture et le peu de fixité de son esprit. On y voyait des dessins inachevés, de la musique couverte de ratures, divers genres d’ouvrages à l’aiguille et plusieurs autres petits travaux de femme, tous entrepris avec zèle, continués avec art et élégance jusqu’au point où ils en étaient, mais tous abandonnés avant qu’un seul eût été achevé.

Clara elle-même était assise sur un petit lit de repos, près de la croisée, lisant, ou du moins tournant les feuillets d’un livre dans lequel elle semblait lire. Mais se levant subitement dès qu’elle aperçut son frère, elle courut à lui avec la gaîté la plus franche.

« Soyez le bienvenu, mon cher John ; c’est fort aimable à vous d’être venu visiter votre sœur dans la retraite. J’étais là occupée à tâcher de clouer mes yeux et mon intelligence sur un livre stupide, parce qu’on dit que trop penser ne me vaut rien ; mais grâce à la bêtise de l’auteur, ou au peu d’attention qu’il est en mon pouvoir de lui accorder, mes yeux parcourent les pages absolument comme dans un rêve, quand on s’imagine lire sans être en état de comprendre un seul mot : vous me parlerez, et cela vaudra mieux. Que vous offrirai-je pour votre bienvenue ? Je crains que du thé ne soit tout ce que j’ai de prêt, et que vous n’en fassiez pas grand cas. — Je serai bien aise d’en prendre une tasse maintenant, répondit Mowbray, car je désire vous parler. — Alors, Jessy va nous en préparer à l’instant, » dit miss Mowbray en sonnant ; et sa femme de chambre étant entrée, elle lui donna ses ordres. « Mais il ne faut pas être ingrat, John, et venir m’ennuyer du cérémonial de votre fête… c’est assez d’en avoir le désagrément le jour même ; j’y assisterai et je jouerai mon rôle aussi joliment que vous pouvez le désirer ; mais y songer d’avance me donnerait mal au cœur et à la tête : ainsi je vous prie de m’épargner. — Petit chat sauvage, dit Mowbray, vous devenez de jour en jour plus farouche… Nous vous verrons quelque jour gagner les bois comme la princesse Caraboo. Cependant je tâcherai de ne point vous contrarier. Mais, Clara, j’avais quelque chose de plus sérieux à vous dire… une chose de la plus haute importance. — Qu’est-ce ? » s’écria Clara tout effrayée, « au nom de Dieu ! qu’est-ce ? vous ne savez pas combien vous m’épouvantez. — Allons, vous vous effrayez d’une ombre, Clara, reprit son frère, il s’agit de l’embarras le plus commun au monde… Je suis dans un grand besoin d’argent. — Est-ce là tout ? répliqua Clara d’un ton qui parut à son frère autant au dessous de la difficulté, lorsqu’il l’eut exposée, que ses craintes l’avaient exagérée avant qu’elle en connût la nature.

« Est-ce là tout ? Mais oui, c’est là tout, et il y en a bien assez pour me tourmenter sérieusement. Je me trouverai dans la plus grande gêne, à moins que je ne me procure une certaine somme d’argent, et je suis dans la nécessité de vous demander si vous pouvez m’aider. — Vous aider ? oui, de tout mon cœur, mais vous savez que ma bourse est légère… Plus de la moitié de mon dernier dividende s’y trouve néanmoins, et assurément, John, je serai heureuse si cette somme peut vous rendre service, surtout parce que cela prouverait que vos besoins ne sont pas considérables. — Hélas ! Clara, si vous voulez m’aider, il faut tuer la poule aux œufs d’or… il faut me prêter le capital. — Et pourquoi non, John, si cela peut vous rendre service ? n’êtes-vous pas mon tuteur naturel ? n’êtes-vous pas bon pour moi ? et ma petite fortune n’est-elle pas entièrement à votre disposition ? Je suis sûre que vous ferez tout pour le mieux. — Je crains que non, » dit Mowbray s’élançant loin d’elle, et plus embarrassé par son consentement subit et plein de confiance, qu’il ne l’eût été si elle lui eût fait des difficultés ou des remontrances.

« Dieu me damne ! murmura-t-il, c’est tirer le lièvre au gîte… » Puis il ajouta tout haut : « Clara, je crains que cet argent ne soit pas employé comme vous pourriez le désirer. — Employez-le de la manière qui vous fera le plus de plaisir à vous-même, mon frère, et je trouverai tout pour le mieux. — Ainsi, tout ce qui vous reste à faire, répliqua-t-il, est de copier ce papier, et de dire adieu à vos dividendes… pour quelque temps du moins. J’espère vous doubler bientôt cette petite somme, si la fortune me favorise. — Ne vous fiez pas à la fortune, John, » dit Clara en souriant, quoique avec une expression de mélancolie profonde ; « hélas ! elle n’a jamais été l’amie de notre famille, du moins depuis bien des années. — Elle favorise les audacieux, dit mon vieux rudiment, et il faut que je me confie à elle, fût-elle aussi changeante qu’une girouette et néanmoins… si elle me trompait !… que ferez-vous… que direz-vous, Clara, s’il m’est impossible, contrairement à mes espérances, de vous rendre cet argent sous peu de temps ? — Ce que je ferai ? je m’en passerai, comme vous sentez ; quant à ce que je dirai, je n’en ouvrirai pas la bouche. — C’est vrai ; mais vos petites dépenses, vos charités, vos pauvres et vos infirmes. — Oh ! j’arrangerai bien tout cela. Voyez-vous, là, John, combien de bagatelles à moitié finies ? L’aiguille et le crayon sont la ressource de toutes les héroïnes dans la détresse, et je vous promets, quoique j’aie été un peu paresseuse et inconstante depuis un certain temps, que si je m’y mets jamais, ni Émeline ni Éthelinde n’auront fait vendre autant de colifichets et gagné autant d’argent. — Non, Clara, » dit John gravement (car une résolution vertueuse avait pris le dessus dans son cœur tandis que sa sœur parlait ainsi), « nous ferons quelque chose de mieux que tout cela. Si votre aide généreuse ne me tire d’affaire, je couperai court à tout. Il ne s’agit que de quelques plaisanteries à essuyer. Les chiens, les chevaux et tout ce qui s’ensuit sera mis à l’encan ; nous ne garderons que votre petit cheval, et je me contenterai d’une paire d’excellentes jambes. Je travaillerai dans le jardin, dans la forêt ; je marquerai mes arbres, je les couperai moi-même, je tiendrai mes comptes, et j’enverrai Saunders Micklewham au diable. — Cette dernière résolution est la meilleure de toutes, John, et si un pareil jour arrivait, je serais la plus heureuse des créatures… je n’aurais plus un chagrin dans ce monde… Si j’en avais un, vous ne vous en apercevriez jamais. Il demeurerait ici, » dit-elle en pressant la main sur son cœur, « enseveli aussi profondément qu’une urne funéraire dans un sépulcre glacé. Oh ! ne pourrions-nous commencer une telle vie dès demain ? S’il est absolument nécessaire de se débarrasser de ce peu d’argent auparavant, jetez-le dans la rivière, et imaginez-vous que vous l’avez perdu parmi des joueurs ou à des courses de chevaux. — Ma chère petite sœur, dit Movsbray, quelle folie de parler ainsi, et quelle sottise à moi de vous écouter lorsque j’ai mille choses à faire ! Tout ira bien d’après mon plan : s’il ne réussissait pas, nous avons le vôtre en réserve, et je vous jure que je l’adopterai… Quand même je ferais mes réformes dès aujourd’hui, ces cinq cents livres ne changeraient pas grand’chose à notre position. Ainsi nous avons deux cordes à notre arc. Adieu, ma chère Clara. » En parlant ainsi il l’embrassa avec un degré d’affection de plus que de coutume.

Avant qu’il eût relevé la tête, miss Mowbray passa tendrement le bras autour de son cou et lui dit du ton le plus pénétré : « Mon frère bien aimé, le moindre de vos désirs a été et sera toujours une loi pour moi… Oh ! si en retour vous vouliez m’accorder une seule demande ? — Quelle demande ? petite folle, » dit Mowbray en se dégageant doucement. « Que pouvez-vous avoir à demander qui exige une préface si solennelle ?… Rappelez-vous que je hais les préfaces ; et lorsqu’il m’arrive d’ouvrir un livre, je les esquive toujours. — Sans préface donc, mon cher frère, voudrez-vous, pour l’amour de moi, éviter ces querelles où ceux qui vivent là-bas aux Eaux sont éternellement engagés ? Je n’y vais jamais sans entendre parler de quelque nouvelle dispute ; et je ne repose jamais ma tête pour dormir sans rêver que vous en êtes la victime. Hier au soir encore… — Allons donc, Clara, si vous commencez à me raconter vos rêves, nous n’aurons jamais fini. Le sommeil, sans doute, est la plus sérieuse occupation de votre vie… car pour la nourriture vous mangez à peine autant qu’un moineau ; mais je vous supplie de dormir sans rêver ou de garder vos visions pour vous. Que pouvez-vous craindre au monde ? Certainement vous ne craignez pas que cet imbécile de Binks ou quelqu’un de ces braves ose s’attaquer à moi ? — Non, John, répliqua sa sœur, ce n’est pas de telles gens que j’ai aucune crainte ; mais il y a des hommes dans le monde dont les qualités sont au dessus de ce qu’elles paraissent… dont la fierté et le courage demeurent cachés, comme les métaux dans la mine, sous un extérieur simple et ordinaire… Vous pouvez en rencontrer de tels… vous êtes vif et inconsidéré, et disposé à exercer votre esprit sans peser les conséquences, et… — Sur ma parole, Clara, vous êtes diablement en humeur de sermonner ce matin !… Le ministre lui-même ne serait ni plus logique ni plus profond. Mais, Clara, vous avez particulièrement en vue quelque personne quand vous me parlez ainsi. »

Clara ne put devenir plus pâle que son teint ne l’était d’ordinaire ; mais sa voix était toute tremblante quand elle s’empressa de protester qu’elle ne songeait en particulier à personne.

« Clara, lui répliqua son frère, si vous me recommandez de ne point me quereller avec quelqu’un, vous savez certainement que ce quelqu’un existe, et qu’il n’est pas éloigné de se quereller avec moi. Vous êtes étourdie et bizarre, mais vous avez assez de bon sens pour ne pas me tourmenter ni vous tourmenter vous-même sur un point d’honneur, sans avoir un motif réel pour cela. »

Clara protesta de nouveau avec chaleur : elle avait craint seulement que son frère ne vînt à s’engager dans les querelles ordinaires qui divisaient la société des Eaux. Mowbray écouta ses assurances avec un air de doute ou plutôt d’incrédulité. Enfin, il répliqua : « Que j’aie deviné juste ou non, ma chère Clara, il serait cruel de vous tourmenter davantage, vu ce que vous venez de faire pour moi. Mais rendez justice à votre frère et croyez-le : lorsque vous avez quelque demande à faire, un exposé franc de vos désirs vous réussirait beaucoup mieux que toute tentative pour l’influencer indirectement. Abandonnez de telles idées, ma chère Clara… vous n’êtes qu’un pauvre tacticien ; mais fussiez-vous le Machiavel de votre sexe, vous ne tourneriez pas le flanc de John Mowbray. »

Après avoir parlé ainsi, il quitta l’appartement et ne revint point sur ses pas, quoique sa sœur l’appelât par deux fois… Il est vrai qu’elle prononça les mots « Mon frère » d’une voix si éteinte, que peut-être le son n’atteignit pas son oreille… « Il est parti, dit-elle, et je n’ai pas eu le courage de parler ! je suis comme les malheureuses créatures qui, soumises à l’influence d’un charme puissant, ne peuvent ni verser des larmes, ni confesser leurs crimes… Oui, il y a un charme jeté sur ce cœur infortuné, le charme doit disparaître ou le cœur se briser. »