Les Eaux de Saint-Ronan
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 277-280).


CHAPITRE X.

RESSOURCES.


Allons, donne-moi tes avis, car j’en ai besoin. Tu es un de ces hommes qui, par un sage conseil, secourent mieux leurs amis que les usuriers par l’or, et les tapageurs par l’épée… Je compte sur toi, car je ne te demande que des paroles, et non des actes.
Le Diable a trouvé à qui parler


Les événements que nous venons de retracer arrivèrent un lundi, et il se passa par conséquent deux jours entre cette époque et celle où la fleur de la société de Saint-Ronan devait se réunir chez le laird du manoir. Clara s’étant obstinée à se tenir renfermée chez elle le mardi et le mercredi, et son frère n’ayant pu ni par menaces ni par flatterie obtenir aucune lumière sur ce qu’il conviendrait de faire le jeudi, tout le soin des préparatifs retomba nécessairement sur lui. Ce n’était pas une tâche si aisée qu’on pourrait le supposer : le domestique de Shaws-Castle était assez bien composé sous le rapport des écuries ; mais il ne l’était pas également en ce qui concernait l’office et le service qui en dépendait. Mowbray parla, se consulta, s’emporta avec la cuisinière qui était sourde, et un petit vieillard qu’il appelait le sommelier, jusqu’à ce qu’enfin, désespérant de rien tirer d’intelligences aussi racornies, il laissa chacun maître de faire comme il l’entendrait dans son département, et passa à l’examen de l’arrangement et de l’ameublement des appartements. Ici la tâche ne fut pas moins embarrassante, et c’est ce que comprendra aisément tout garçon qui, sans le secours d’une mère ou d’une sœur, d’une cousine ou d’une excellente femme de charge, s’est jamais aventuré à donner une fête, et à tâcher de la rendre élégante et comme il faut.

Le sentiment de son incapacité tourmentait d’autant plus Mowbray qu’il ne devait pas manquer de critiques malins parmi les dames : il redoutait particulièrement lady Pénélope Penfeather, sa rivale en toute occasion. Il se donna donc tout le mal imaginable ; et, pendant deux jours, il émit et révoqua des ordres, demanda, commanda, contremanda et réprimanda sans cesse ni répit. Le compagnon, car on ne peut dire l’aide de ses travaux, était son fidèle agent, M. Micklewham, qui trottait sur ses talons de chambre en chambre : il lui montrait exactement le même degré de sympathie qu’un chien témoigne à son maître lorsqu’il le voit préoccupé de quelque embarras, en le regardant de temps en temps entre les deux yeux d’un air de compassion, pour lui assurer qu’il partage sa peine, quoiqu’il n’en comprenne ni la cause ni l’étendue.

Enfin Mowbray, après avoir réussi tant bien que mal à arranger certaines choses à peu près comme il l’entendait, se mit à table le mercredi au soir avec son aide-de-camp M. Micklewham, pestant contre la vieille folle qui l’avait fait tomber dans ce piège, envoyant le reste des préparatifs au diable, et déclarant qu’il ne s’en occuperait plus.

Après être resté quelque temps absorbé dans ses idées, le jeune laird se versa une rasade, avança la bouteille à son vieil homme d’affaires… et dit tout-à-coup : « Croyez-vous à la fortune, Mick ? — À la fortune ? répondit celui-ci. Qu’entendez-vous par cette question ? — Je veux dire que j’y crois moi-même dans les bonnes ou mauvaises veines que l’on a aux jeux de cartes… — La fortune vous eût souri plus efficacement si vous ne les aviez jamais touchées, répondit le confident. — Ce n’est pas la question, dit Mowbray ; ce qui m’étonne, c’est la mauvaise chance qu’ont éprouvée tous les lairds de ma maison. La moitié du pays appartenait autrefois à mes ancêtres, et maintenant nos derniers morceaux de terre semblent près de s’envoler. — Et Shaws-Castle lui-même aurait bien pu s’envoler par la cheminée avec le reste, ajouta Micklewham, si votre grand-père n’avait eu soin d’y pourvoir par une substitution. C’est même contrairement à cet acte que vous avez vendu les terrains sur lesquels est bâti l’hôtel des eaux, et votre sœur, ou son mari, pourrait bien un jour, en raison de cette forfaiture, vous en déposséder légalement. — Ma sœur ne se mariera jamais. — Voilà qui est aisé à dire, répondit l’homme d’affaires ; mais si l’on venait à connaître les droits qu’elle a sur ces biens, il y a bien des hommes qui s’embarrasseraient peu de son cerveau fêlé. — Écoutez, monsieur Micklewham, interrompit le laird ; je vous serais obligé si vous vouliez parler de miss Mowbray avec le respect dû à la fille de son père et à ma sœur. — Je n’ai pas l’intention de vous offenser, Saint-Ronan, reprit l’homme de loi ; mais en affaires il faut parler de manière à se faire comprendre. Vous savez vous-même que miss Clara n’est pas comme tout le monde ; et si vous voulez que je vous dise toute ma pensée, à votre place j’adresserais une demande aux lords pour me faire nommer curator bonis, en raison de son incapacité. — Micklewham, s’écria Mowbray, vous êtes un… Il s’arrêta tout court. — Que suis-je, monsieur Mowbray ? » demanda Micklewham d’un ton un peu aigre… « Que suis-je ? je ne serais pas fâché de le savoir. — Un homme de loi très entendu, j’ose dire, » répliqua Saint-Ronan qui se trouvait trop à la discrétion de son homme d’affaires pour se déboutonner tout-à-fait ; « mais, sachez-le bien, au lieu de prendre une telle mesure contre la pauvre Clara, je préférerais lui abandonner tout ce que je possède et me faire palefrenier ou postillon pour le reste de ma vie… Ah ! » ajouta-t-il un instant après, « si je pouvais seulement vendre le reste de ce misérable Shaws-Castle ! cette propriété est trop peu de chose pour moi, et cependant sa valeur en espèces me mettrait à même de me relever ! Voici le jeune comte d’Etherington qui va nous arriver sous un jour ou deux, Fack Wolverine le bat tous les jours, et moi je bats Wolverine à plate couture. Si j’avais seulement cinq cents livres, je l’aurais bientôt débarrassé des rentes qu’il doit toucher avant de venir. Il me les faut, Mick, il faut que vous m’apportiez cet argent. — Cet argent ? Qu’entendez-vous par là ? je ne sache pas qu’il vous en reste. — Mais vous, vous n’en manquez pas, mon vieux garçon… allons, vendez un peu de vos trois pour cent ; je paierai tout… change… intérêt… différence. — Pourquoi ne vendriez-vous pas ceux de miss Clara ? je m’étonne que vous n’y ayez pas songé plus tôt. — Ah ! que n’êtes-vous devenu muet, plutôt que de prononcer une telle phrase, » s’écria Mowbray, tressaillant comme s’il se fût senti piqué par une vipère… « Quoi ! la petite portion de Clara !… cette bagatelle que ma tante lui a laissée pour ses menus plaisirs, et dont elle fait un si bon usage… Pauvre Clara ! qui a si peu de chose. Non, jamais. » Et il continua à se promener de long en large en gardant un morne silence.

« À dire vrai, c’est une chose peu faisable, reprit Micklewham ; car si vous aviez l’argent dans votre poche aujourd’hui, il serait demain dans celle du comte d’Etherington. — Bah ! vous ne savez ce que vous dites. — Si vous êtes tellement certain de gagner, je ne vois pas quel mal cela fera à miss Clara que vous vous serviez de son argent ? Vous pourrez lui en rendre dix fois autant pour le risque qu’elle aura couru. — En effet, de par le ciel ! Mick, vous avez raison, et je ne suis qu’une poule mouillée, avec mes scrupules. Clara aura mille livres pour ses cinq cents… et je la mènerai à Édimbourg passer l’hiver, ou peut-être à Londres. Nous consulterons les meilleurs médecins sur sa maladie, et nous verrons la meilleure compagnie pour la distraire. Et si on la trouve un peu originale… Dieu me damne ! je suis son frère, et je saurai la faire respecter. Oui… oui, vous avez raison, il ne peut y avoir du mal à lui emprunter cinq cents livres pour quelques jours, quand elle et moi pouvons y trouver tant de profit… Allons, remplissez les verres, mon vieux garçon, et buvez à mes succès, car vous avez raison. — Alors, reprit Micklewham, il faut que vous obteniez de miss Clara une lettre dans laquelle elle charge Turnpenny le banquier et moi, qui sommes ses curateurs, de vendre ses fonds et de vous en remettre le produit. Turnpenny vous comptera les cinq cents livres à l’instant. Mais si vous m’en croyez, dites-lui seulement que vous avez un besoin pressant d’argent, car je ne crois pas qu’elle fût enchantée de vous voir ainsi employer ses trois pour cent. Elle en consacrait les dividendes à des charités. — Et ainsi je cours le risque de voler les pauvres en même temps que je vole ma sœur, » dit Mowbray en remplissant de nouveau son verre et celui de son compagnon. « Allons, Mick, à la santé de Clara !… c’est un ange ; et moi je suis ce que je ne dirai pas, ce que je ne permettrai à aucun autre homme de dire… mais je gagerais cette fois… J’en suis certain, puisque la fortune de Clara en dépend… Bien… donne-moi l’écrit que je dois faire copier à Clara… je vais la trouver… et pourtant je préférerais me rencontrer sur le pré à dix pas avec le meilleur tireur de pistolet de toute la Grande-Bretagne. » En parlant ainsi il sortit de l’appartement.