La Sentinelle perdue, pièce inédite (première édition 1853)
Traduction par J.-E. Voïnesco.
Les DoïnasJoël CherbuliezLittérature roumaine (p. 106-113).




XXXVIII

LA SENTINELLE PERDUE[1]


CHANT PREMIER.


Le Roumain ne périt pas.
(Proverbe populaire.)
Les flots passent, les pierres restent.
(Proverbe populaire.)


Du sommet altier des Carpathes,
Du sein des forêts de sapin,
Je jetai mes regards au loin
Dans cette vallée profonde,
Et de brillantes fleurs couverte,
Qui s’étend, comme un voile immense,
Jusqu’au Danube majestueux,
Et du Danube à l’horizon
Jusqu’au Dniester, jusqu’à la mer.
Et dans ce large et long désert

Que découvris-je avec mes yeux ?
J’y découvris un jeune brave,
Robuste comme un chêne dans sa force,
Superbe et fier comme un lion,
Et valeureux comme un Zméou[2].
Son bras gauche était recourbé
Sous un bouclier de fer ciselé,
Et sur lequel on voyait luire,
En relief, une louve d’argent
Qui paraissait toute vivante,
Et deux enfants sous cette louve
Qui semblaient vivants tous deux.
Son bras droit tenait une épée ;
Et ses pieds étaient chaussés de sandales,
Et sur sa tête, avec noblesse,
Il portait un beau casque d’or,
Ainsi que Mars, dieu immortel.
Ce héros était à cheval,
Sur un cheval blanc, immobile,
Et immobile aussi lui-même.
Il fixait des yeux l’Orient.
Ses deux yeux se mouvaient ;
Ils parcouraient comme deux aigles
La ligne de l’horizon gris,
Vaste, désert, mystérieux,
Où, comme à travers un rêve,
On entendait, par intervalles,
Un bruit confus de voix étranges
Qui descendait du Nord.
Et des clameurs longues et sourdes
Qui s’élevaient de l’Orient.
L’herbe des champs était immobile ;
La feuille au bois ne s’agitait pas ;

Le ruisseau pur ne murmurait pas dans l’herbe ;
Et dans le nid, caché dans les feuilles,
Les petits oiseaux ne chantaient pas ;
Tout l’univers visible aux yeux
Comme la mort était muet.
Et semblait être dans l’attente
Des aquilons tempêtueux.
Un aigle seul au haut du ciel
Traçait des cercles dans son vol,
Tandis que l’ombre de ses ailes
Papillonnant sur cette plaine
Voltigeait autour du héros.


— Qui donc es-tu, brave guerrier,
Dans ce désert ainsi perdu ?


— Qui je suis ?… soldat romain,
Soldat de l’empereur Trajan.


— Que cherches-tu, brave guerrier,
Tout seul ainsi dans ce désert ?


— Rome, ma mère, Rome l’antique
A mis cette arme dans ma main
Et m’a dit de sa voix puissante :
« Fils bien-aimé, toi, mon élu ;
« Toi, de tous mes enfants chéris
« Le plus puissant dans les combats,
« Va en Dacie, cours à l’instant,
« Cours anéantir les barbares,
« Et veiller sans cesse à ma garde,
« En sentinelle valeureuse.

« Va aux confins de mon empire
« Faire un rempart de ta poitrine,
« Car on entend à l’horizon
« Un bruit sourd de pas ennemis,
« Un grondement de voix barbares ! »
Je suis venu et j’ai vaincu !
J’ai dispersé tous les barbares ;
Et sur le sol de leur pays
Régnant en maître souverain
J’attends les hordes ennemies,
J’attends les fléaux destructeurs,
Qui, du Nord et de l’Orient,
Viennent comme un déluge immense,
Et bientôt auront envahi
Le monde entier sur leur passage.

— Malheur à toi ! pauvre guerrier…
Tu vas périr dans ce désert…

— Moi, périr, moi ! jamais, jamais !
Vienne un monde altéré de sang ;
Vienne une mer de flamme ardente,
Ils ne pourront m’éloigner d’ici :
Ce qui est vert jaunira ;
Les grands torrents dessécheront ;
Et le désert, toujours, sans cesse,
Autour de moi s’élargira ;
Mais moi, debout, toujours debout
À travers les flots enflammés,
À travers les hordes barbares,
À travers les fléaux cruels,
Je lutterai, je combattrai
Sans être atteint par le trépas ;
Car je suis Romain, dans ma puissance,
Et le Romain ne peut périr !


À peine a-t-il parlé, voici soudain
Briller comme un éclair au ciel,
Voici briller, siffler, venir
Une flèche ardente… Elle frappe
Son bouclier qui vibre, résonne
Et la repousse sur le sol,
Ainsi qu’un serpent venimeux.
Derrière elle, dans le lointain,
Apparaît un nuage noir
Et plein de bruits tumultueux,
Qui, toujours vient, grandit sans cesse,
Et s’étend, couvrant de la plaine
Tout ce que l’œil peut embrasser,
Entre le Nord et l’Orient.
Sentinelle ! veille à ton poste !
Le nuage terrible avance.
Sentinelle ! parais… alerte !
Le nuage crêve… Ah ! voici,
Voici les langues ennemies ;
Voici les hordes trop cruelles
Des Gépides et des Bulgares,
Et des Lombards et des Avares.
Voici les Huns, voici les Goths ;
Ils accourent, comme un déluge,
Sur des coursiers, rapides comme des hirondelles,
Libres, ardents, sans freins, ni selles.
Coursiers agiles comme le vent…
La terre en tremble sous leurs pieds.
Ils sont nombreux comme le sable des mers !
Nombreux comme les cris du remords
Dans une conscience criminelle et sanglante,
Dans une âme livrée au péché.
En guerre le guerrier ! Frappe, combats à mort !
Deviens une foudre irrésistible,
Deviens Danube furieux,

Deviens destinée implacable,
Car le déluge avance, hélas !
Et désormais malheur à toi !

« Qu’il vienne ! »
« Qu’il vienne ! »Ainsi qu’un grand rocher
Qui du haut des monts se détache,
Tonne, roule, tombe et écrase
Les vieilles forêts sur son passage
Jusqu’au fond des vallées,
Tel le guerrier de sang avide
Précipite son coursier blanc
Sur les forêts au loin mouvantes
Des barbares envahisseurs,
Et les attaque et pénètre au milieu d’eux,
Et les fauche comme des gerbes,
Brise leurs rangs et les repousse,
Et les poursuit en vainqueur.
Son beau coursier dans sa fureur,
Ivre de sang, hennit et mord.
Il foule aux pieds des corps mourants,
Brise des fers retentissants,
Et pousse toujours en avant
Dans la mêlée et dans le sang.
Combat cruel ! affreux spectacle !
Le fils de Rome est comme un dieu,
Ses yeux ardents sont pleins de feux,
Des milliers d’éclairs l’environnent
Au choc des armes résonnantes.
Les haches volent dans les airs,
Les cordes vibrent dans les arcs,
Et les flèches en plein soleil
Par milliers sifflent et se croisent.
Les chevaux sautent et hennissent,
La lutte hurle et se resserre,

Et les barbares tous en masse
Se livrent en proie à la mort.
Dix tombent morts, cent tombent morts,
D’autres centaines les remplacent.
Mille et mille ont trouvé la mort ;
Des milliers d’autres les remplacent.
Mais le héros, avec son épée,
Trace un sillon dans la mêlée
Et se rit des flèches sans nombre,
Car il est noble, il est Romain,
Il porte en lui sept existences.
L’hydre barbare en vain frémit de rage,
Courbe et recourbe ses anneaux,
Hurle, gémit, grince des dents
Et l’entoure de ses replis ;
Le fils de Rome, en son ardeur,
A saisi l’hydre dans ses mains,
L’étreint, l’étouffe, la brise
Et la dompte et la jette à terre.
Victoire ! victoire ! victoire !
Ils fuient, les Lombards, les Avares ;
Ils fuient, les Gépides, les Bulgares ;
Ils fuient, les Huns ; ils fuient, les Goths,
Ainsi que des flots qui débordent.
Ils s’en vont comme le vent,
Assourdissant la terre entière
De leurs gémissements amers
Et de leurs hurlements barbares.
Où sont les langues ennemies ?
Où sont les hordes implacables ?
Elles ont disparu soudain,
Ainsi qu’au matin de l’Automne
Fondent aux rayons du soleil
Les vapeurs grises, malfaisantes.
Au loin elles ont disparu :

Et le héros seul est resté ;
Les flots mugissent, les flots passent,
Mais les rochers restent debout.
Comme eux debout est le Romain,
Car le Romain ne peut périr.
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  1. Cette pièce est encore inédite ; nous la devons à l’obligeance du poëte, qui a bien voulu nous la communiquer.
  2. Être mythologique, dragon ailé.
  3. Nous espérons pouvoir donner un jour la suite de ce beau poëme.