Les Castes dans l’Inde/Partie 1/Chapitre 4

Ernest Leroux (p. 77-85).

IV


À ceux pour qui la caste est affaire de métier, répond le proverbe au dire duquel « la caste n’est qu’une affaire de repas[1] ». Il prouve au moins que l’habitude n’a pu émousser, même pour les Hindous, la surprise que nous inspire le soin scrupuleux avec lequel ils observent deux lois très compliquées et très gênantes : la première est de n’accepter aucune nourriture qui ait été préparée ou seulement touchée par des gens d’une caste qu’ils considèrent comme inférieure ; la seconde, de ne jamais prendre leur repas avec des gens de caste plus basse, ce qui, en vertu d’une réciprocité toute naturelle, revient à ne jamais prendre leur repas qu’avec des congénères. Voilà une règle qui troublerait étrangement nos mœurs démocratiques. Même pour l’Inde elle n’est pas sans inconvéniens. Les scrupules qu’elle entretient ont beaucoup contribué à rendre plus rares et plus difficiles les communications entre Européens et indigènes, à empêcher les Hindous de puiser, en voyageant, aux sources de la civilisation occidentale.

Les Hindous se montrent en toute circonstance grands amis des fêtes ; les repas communs reviennent dans toutes les occasions solennelles[2]. Ces restrictions en sont plus significatives. L’autorité en est si absolue qu’on a vu les Santals — une caste très basse du Bengale — se laisser, en temps de disette, mourir de faim plutôt que de toucher à des alimens préparés même par des brâhmanes[3]. Cette réserve s’appliquant à la caste réputée la plus haute et entourée de respects si prosternés, montre combien le scrupule est ici ingénieux et fécond, ce qu’il sait, à l’ordinaire, broder de variantes sur le canevas primitif.

On peut considérer que, en termes généraux, les gens seuls peuvent manger ensemble qui pourraient se marier ensemble. Donc, ici encore, il faut entendre la caste dans le sens étroit. Les douze sections des Kâyasthas du Bengale ne peuvent pas plus manger de compagnie qu’elles n’acceptent entre elles d’alliances[4]. Cependant, à tout prendre, la prohibition est ici moins stricte ; bien des sections de castes entre lesquelles le mariage est illicite ne laissent pas de partager le même repas. D’ailleurs, plus encore que pour les règles du mariage, les habitudes varient à cet égard d’une région à l’autre, et, jusque dans la même caste, suivant les districts où elle est cantonnée[5]. La loi n’en subsiste pas moins partout. Mais partout elle se complique de distinctions bizarres en apparence, pour nous fort instructives.

« D’une façon générale, dit un rapport cité par M. Ibbetson[6], aucune tribu n’accepte à manger ou à boire des mains d’une tribu inférieure. Mais l’action purifiante attribuée au feu, spécialement quand elle s’exerce sur le beurre et le sucre, la pureté supérieure supposée au métal par comparaison avec les récipiens de terre, servent de fondement à une large distinction. Toute nourriture est divisée en pakkî rôtî, frite au sel avec du beurre, et kacchî rôtî, qui est traitée autrement. Un brâhmane Goujarâtî mangera du pakkî rôtî, mais non du kacchî rôtî, d’un brâhmane Gaur, un Gaur d’un Taga, un brâhmane ou un Taga d’un Râjpout, un brâhmane, un Taga ou un Râjpout d’un Jat, d’un Goûjar ou d’un Ror. À l’exception des brâhmanes et des Tagas, toutes les castes, dans un vase de métal préalablement écuré avec de la terre, accepteront l’eau des mêmes gens avec lesquels ils mangeraient du pakkî rôtî ; mais ils ne boiront dans un vase de terre qu’avec ceux dont ils pourraient manger le kacchî rôtî. Jats, Goûjars, Rors, Kahbâris, Ahîrs, mangent en commun sans aucun scrupule. Ils accepteront le pain pakkî d’un orfèvre, mais pas dans sa maison... Un musulman mangera et boira de la main d’un Hindou, mais un Hindou ne touchera ni pakkî ni kacchî d’un musulman, et souvent il jettera sa nourriture si seulement l’ombre d’un musulman vient à s’y projeter... Le sucre et presque tous les gâteaux peuvent s’accepter à peu près de toutes les mains, fût-ce d’un homme qui travaille le cuir, ou d’un balayeur ; mais, dans ce cas, il faut qu’ils soient entiers et non divisés. » Ce détail suffira, je pense, à titre d’exemple ; on m’excusera, on me bénira, de ne pas aspirer à être complet.

Un seul trait, pour montrer en quelles bizarreries se peut égarer ce point d’honneur de délicatesse. On cite deux castes très méprisées du Penjab, les Choûhras et les Dhânaks, qui refusent de manger réciproquement leurs restes, quoiqu’ils acceptent ceux de toutes les autres castes, à l’exception de la classe très basse des Sânsis ! Nous n’en finirions pas s’il fallait distinguer, même dans la mesure assez limitée de ce qui nous est connu, entre les règles qui régissent le riz cuit el les autres alimens ; entre le Bengale, où toutes les castes, ou peu s’en faut, acceptent la nourriture préparée par des brâhmanes, et la coutume plus stricte qui, dans plusieurs castes du reste de l’Inde septentrionale, exclut la cuisine des brâhmanes et ne tolère que la cuisine d’un membre de la caste même. Il suffit de donner une impression de cette fatigante variété.

Il reste au moins une distinction très caractéristique et très générale à signaler ; c’est celle qui, dans la plus grande partie de l’Inde, — dans l’Inde entière, dit-on, excepté Madras[7], — sépare les castes en deux catégories : celles de qui on peut accepter de l’eau, celles dont le contact la souille. Les catégories sont très variables ; car, au dire de Guru Proshad Sen, tous les Bengalis, y compris les brâhmanes, sont à cet égard, et sauf de rares exceptions, mis à l’index par le reste des Hindous. La division n’en est que plus remarquable. Elle s’inspire visiblement d’une importance particulière qui s’attache à l’eau.

N’est-ce pas la même préoccupation qui inspire d’autres différences singulières que fait la superstition entre le grain préparé à sec ou mélangé de liquide ? Autre exemple significatif. Au Penjab, les Hindous acceptent bien du lait pur de la tribu musulmane des Ghosis[8] ; ils le repousseraient avec horreur s’ils avaient quelque raison de craindre qu’il eût été mélangé d’eau. Il est vrai que des mobiles plus ou moins obscurs, peut-être de simples nécessités pratiques, ont dans plus d’un cas détendu la règle. Tout le monde accepte de l’eau au Penjab des mains de la caste très basse des Jhimvars[9] ; mais c’est une tribu qui fournit surtout des serviteurs domestiques. Dans beaucoup de villages[10] le potier peut distribuer de l’eau à tout le monde ; c’est du moins à la condition qu’un vase spécial soit réservé à chaque caste. Dans des repas communs de villages[11], toutes les castes se retrouvent ; encore chacune mange-t-elle séparément. Ces accommodemens mêmes prouvent la vitalité du principe. Il se rattache étroitement à des préoccupations de pureté extérieure.

C’est en vertu de scrupules similaires que les castes supérieures sont tenues d’éviter soigneusement le contact des castes inférieures. La profession de certaines castes est si méprisée qu’on ne leur permet même pas d’habiter l’intérieur des villages ; elles sont reléguées hors des agglomérations, en dépit de tous les services qu’elles leur rendent, soit comme gens de service, soit comme gens de métiers. À plus forte raison sont-elles éliminées rigoureusement des repas communs où le village se rassemble. Il y a même des villages de brâhmanes[12] d’où toutes les autres castes sont rigoureusement consignées. Inutile d’ajouter que cette préoccupation n’est pas égale dans toutes les castes ; elle se manifeste diversement ; elle ne manque nulle part.

Un proverbe panjabî[13] déclare que, si un Bishnoï est monté sur un chameau suivi de vingt autres, et qu’un homme d’autre caste touche le dernier, il jettera aussitôt sa nouriture. On attendrait moins de façons chez des gens plus humbles. Et cependant M. Hunter[14] raconte assez plaisamment une aventure qui lui fut personnelle. C’était en Orissa ; il avait recruté, pour porter son palanquin, des hommes de plusieurs castes. Non seulement les représentans de deux castes refusaient de s’associer pour opérer de compagnie, mais chaque fois qu’une caste relevait l’autre, il fallait que le palanquin eût été dûment posé sur le sol, avant que le nouveau relais y mît la main. Il n’est guère de famille hindoue qui, si elle le peut, ne consulte, dans les circonstances graves, les prédictions et les avis de l’astrologue ; eh bien ! malgré l’importance de son rôle, s’il doit entrer dans une maison, on a grand soin d’en enlever les nattes de crainte qu’elles ne soient polluées par son attouchement.

L’impureté ne s’attache pas au seul contact de la personne, elle se communique par l’intermédiaire des objets. De nouvelles distinctions viennent aggraver le cas. Un seul témoignage. Nous sommes dans un intérieur de brahmane Chitpâvan, à Poona : « Les règles très strictes en vertu desquelles certains objets peuvent être touchés, d’autres non, par un serviteur de classe moyenne ou çoûdra, compliquent tous les arrangemens. Un serviteur Kounbi ne peut entrer dans l’oratoire, la cuisine, ni la salle à manger. Il peut toucher la literie et les vêtemens de laine, mais non des vêtemens de coton fraîchement lavés. Il peut toucher du grain humide. Même des serviteurs de caste brahmanique sont encombrés de règles. Quand ils se sont baignés et qu’ils ont endossé des vêtemens de laine, de chanvre ou de lin, ils sont purs, ils peuvent tout toucher. Ils deviennent impurs, s’ils touchent un objet impur tel qu’un matelas ou quelque partie d’habillement, un manteau ou un turban. S’ils touchent un soulier ou un morceau de cuir, il faut qu’ils se baignent. Un écolier, une fois son bain pris, est obligé de faire appel à un domestique, à un frère ou à une sœur plus jeune, pour tourner les pages de son livre relié en cuir[15]. »

  1. Elliot, I,167 note.
  2. Cf. Jogendra Chaadra Ghosh, Calc. Review, oct. 1830, p. 280.
  3. Barth, Revue critique, 1880, II, p. 243.
  4. Guru Proshad Seo, Calc. Review, juillet 1890, p. 53-4.
  5. Un exemple ou deux dans Elliot, p. 6.
  6. P. 184.
  7. Guru Proshad Sen, Calc. Review, juillet, 1890, p. 54-5. Cf. Nesfield, Caste System, p. 26, etc.
  8. lbbetson, § 497.
  9. Ibbetson, § 617.
  10. Bombay Gazetteer, II, p. 383.
  11. Ibid., p. 382.
  12. Dubois, I, 134-5.
  13. Ibbetson, p. 123.
  14. Orissa, II,140.
  15. Poona Gaz., I, 110, note.