Les Castes dans l’Inde/Partie 1

Ernest Leroux (p. 33-40).


I


LE PRÉSENT


I. Notions générales. — II. Les lois du mariage. — III. L’hérédité des occupations. — IV. Les rapprochements et les contacts impurs. — V. Règles diverses. La religion et la caste. — VI. Organisation et juridiction. — VII. Désintégration et multiplication des castes.


Nous parlons souvent castes. Si la chose est mal vue, le mot a fait une belle fortune. Il est pourtant d’origine étrangère et d’importation assez récente. Il nous vient du portugais casta et signifie proprement « race ».

Quand ils entrèrent en relation avec les populations hindoues de la côte de Malabar, les Portugais ne tardèrent pas à remarquer qu’elles étaient divisées en un grand nombre de sections héréditaires, fermées, se distinguant par la spécialité de leurs occupations. Elles se superposaient en une manière de hiérarchie, les groupes plus élevés se gardant avec un soin superstitieux de tout rapprochement avec les groupes réputés plus humbles. C’est à ces sections qu’ils donnèrent le nom de castes. Dix-huit siècles auparavant, les premiers Grecs qui eussent entretenu avec l’Inde des rapports un peu étroits avaient été frappés déjà de cette singularité. Mégasthène, l’ambassadeur de Séleucus, apprit à ses compatriotes que les Hindous étaient partagés en « fractions » (μέρη)[1] où les individus étaient, en quelque sorte, confinés, ne pouvant ni passer personnellement ni se marier dans une section autre que celle où ils étaient nés, ni choisir d’autre profession que celle qui leur était héréditairement dévolue.

Le fait est donc assez apparent ; le détail, les conditions particulières en sont beaucoup plus obscures. À l’égard de tous, mais surtout de l’étranger, la vie privée de l’Hindou se ferme, s’enveloppe avec une sorte de timidité digne ; il n’est point aisé d’y pénétrer. L’organisme social de l’Inde, le jeu de ses ressorts, est d’ailleurs réglé infiniment plus par la coutume, variable suivant les lieux, insaisissable dans sa complexité, que par des formules légales fixées en des textes authentiques, aisément accessibles. Les livres que l’on est accoutumé à considérer comme des recueils de lois, ne représentent pas des prescriptions rigoureusement obligatoires dans le domaine civil. Ce sont des œuvres sacerdotales. Elles laissent dans le vague une foule de points intéressans. À bien des égards, elles expriment plutôt un certain idéal théologique que des définitions strictes adaptées à la réalité. Embrouillée déjà par la diversité et par l’entre-croisement des faits, l’étude est donc plus embarrassée que servie par une théorie légale dont la précision est décevante. L’autorité en est placée si haut que cette barrière doctrinale laisse libre passage à une pratique très différente et à une variété extrême de combinaisons imprévues. Les effets en ont de tout temps paru flottans et incertains. S’étonnera-t-on que, égarés par des informations si imparfaites, les notions courantes aient, en un sujet si délicat, si éloigné de leurs prises directes, abouti à des simplifications qui leur sont aussi familières qu’elles sont en général contraires à la vérité ?

La physionomie des faits en a été gravement déformée.

On se représente volontiers les castes hindoues comme un système politique d’une stabilité inviolable, qui emprisonne les individus dans d’inflexibles entraves, dans des occupations immuables de père en fils, qui coupe, qui a coupé de tout temps aux initiatives particulières toute perspective d’ascension sociale. Des brahmanes qui ne peuvent se consacrer qu’à la vie religieuse et aux occupations rituelles ; des soldats qui ne se peuvent recruter que dans la classe des guerriers ; des chefs qui ne peuvent sortir que de la caste royale et militaire, sans que rien ait jamais dérangé ni puisse troubler jamais un ordre sévèrement protégé de temps immémorial : c’est ainsi, je pense, que l’on envisage communément la société hindoue.

Dès le siècle dernier, on a abondamment spéculé sur cette organisation ainsi comprise. Le préjugé s’est perpétué jusque de nos jours. Des hommes éclairés, que leurs fonctions ont mis en contact durable avec les faits, qui ont écrit récemment, depuis les modernes progrès du droit comparatif, traitent encore l’institution des castes et l’interprètent sous ce jour ; ils y dénoncent le calcul réfléchi et perfide d’une classe ambitieuse. On voit ainsi d’habiles gens reprendre en quelque manière sur ce terrain la notion décidément vieillie d’un pacte conscient appliquée à l’origine des institutions sociales[2]. Faut-il s’en étonner ? Ce serait oublier combien est tenace l’empire des conceptions toutes faites, monnayées en propositions courantes. Cela prouve au moins que la question est difficile. Elle est d’autant plus intéressante qu’il s’agit d’un phénomène unique, d’un régime que l’Inde seule a connu. La solution en mérite donc quelque effort.

Cette solution a pris aujourd’hui plus de prix que jamais ; elle est devenue aussi moins malaisée. La parenté constatée entre les langues indoeuropéennes a singulièrement rapproché de nous et recommandé à notre curiosité les conquérans âryens de l’Inde. L’affinité qui s’est révélée peu à peu entre les peuples anciens, non seulement dans les traditions religieuses, mais dans les élémens de l’organisation sociale, a resserré ces liens noués d’abord par la ressemblance des idiomes. N’a-t-on point parfois, de cette communauté de langue et de coutumes, tiré trop aisément sur la communauté du sang des conclusions trop absolues ? À coup sûr, l’origine commune des institutions qui, après avoir dominé le passé de nos ancêtres lointains, retentissent encore dans notre présent, prête pour nous aux évolutions qu’elles ont traversées, dans des circonstances et dans des milieux très différens, un intérêt singulier et, si j’ose dire, une saveur assez rare.

On a d’abord comparé les institutions chez des races dont leurs idiomes attestaient la parenté. La curiosité a vite débordé ce cercle, pour embrasser sans choix toutes les variétés des constitutions primitives. Je ne décide pas si l’étude n’a point perdu parfois en sûreté ce qu’elle gagnait en étendue. Même téméraires, ces reconnaissances un peu aventureuses dans l’illimité n’ont point été sans fruit. L’observation s’y est formée, le regard s’y est affiné, au grand profit des recherches plus timides ou, si l’on veut, plus prudentes. Pendant ce temps les documens s’accumulaient ; nous avons pris de l’état des choses dans l’Inde une connaissance plus complète et plus précise. Les publications officielles du gouvernement vice-royal jouissent d’une juste renommée. Nombre de rapports fondés sur les derniers recensemens joignent à des données statistiques qui sont fort précieuses, des notices, de véritables mémoires, qui ne le sont pas moins. Nous recevons plus de lumière à l’heure où nous devenons plus capables d’en profiter.

Les habiles travaux de MM. Nesfield et Ibbetson sur les Provinces du Nord-Ouest et le Penjab, se sont complétés récemment par les recherches de M. Risley sur les Tribus et les Castes du Bengale qui, poursuivies avec tout le luxe des procédés propres à l’anthropologie, ont abouti en dernier lieu à un vaste Glossaire ethnographique. Avec un nombre infini de faits, l’auteur y a condensé ses vues d’ensemble. On peut juger avec quelles précautions, au prix de quels efforts combinés, ses élémens d’information ont été réunis et contrôlés. S’inspirant d’une foi légitime dans son vaste labeur, il fait à la critique technique un appel pressant. Je ne me flatte nullement d’y répondre ici. Je voudrais simplement faire mon profit de quelques-uns de ses aperçus ou de ses renseignemens. Ils s’inspirent surtout des faits actuels. Il y a peut-être intérêt à les considérer du point de vue de l’archéologie et de l’histoire qui est proprement le mien[3].

  1. Le nombre de sept μέρη fixé par Mégasthène ne repose certainement que sur une connaissance ou une interprétation superficielle des faits. Il est curieux que précisément dans le Nord-ouest de l’Inde, nous retrouvions aujourd’hui encore une subdivision en sept clans comme une habitude familière à beaucoup de castes. Les témoignages grecs reposeraient-ils en dernière analyse sur une confusion avec quelque coutume de ce genre ? Il est curieux que Hérodote (II, 164), présentant la société égyptienne comme divisée en castes, en compte également sept. Ce nombre varie du reste dans les auteurs plus récents (Cf. Maillet. Les premiers établissements des Grecs en Égypte, p. 410-11).
  2. Je pourrais citer de nombreux exemples. Je me contente de renvoyer à l’article de M. Sherring dans la Calcutta Review de 1880 sur la Natural history of Caste. Il est frappant combien le pandit Jogendra Chandra Ghosh, en cherchant à lui répondre, reste influencé par des vues analogues, quoiqu’il s’en dégage à plusieurs égards.
  3. Je veux au moins mentionner ici les rapports généraux de M. J.-A. Baines sur le dernier recensement de l’Inde en 1891. Ce vaste travail, œuvre d’un esprit ingénieux et pénétrant, couronne dignement la série des documents du même ordre auquel je me suis référé dans cette étude. Destiné surtout à résumer et à coordonner des résultats statistiques, il n’était pas de nature à me fournir beaucoup de documents neufs soit pour l’esquisse générale soit pour les vues historiques que je me suis proposé de présenter ici.