Les Castes dans l’Inde/Partie 1/Chapitre 3

Ernest Leroux (p. 71-75).

III


Une théorie récente, soutenue par un juge fort délié et fort expert, a prétendu faire de la communauté des occupations le fondement même et le principe de la caste. C’est peut-être l’idée qui surnage dans les esprits qui se contentent sur le sujet d’une certaine moyenne de notions approximatives. Il y aurait cependant une singulière exagération à se représenter la société hindoue, enfermée, d’apres l’occupation de chacun, dans un échiquier de cases immuables, infranchissables. Beaucoup de castes sont, il est vrai, désignées par le nom d’une profession que généralement elles exercent : potiers, forgerons, pêcheurs, jardiniers, etc. C’est le cas de se souvenir que les noms de métiers qui nous sont présentés comme noms de castes enveloppent en réalité une aire plus large, que la vraie caste, caractérisée et limitée par les règles du mariage, est beaucoup plus restreinte. C’est ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, que les Banyas ou marchands, au Penjab[1], se résolvent en sections, comme les Aggarwals, les Oswals, etc., à noms géographiques, qui, étant endogames, forment bien autant de castes distinctes. Une caste professionnelle n’embrasse donc pas dans un cadre unique tous les gens qui vivent de la profession à laquelle son nom est emprunté. On voit même souvent, confondus sous une seule dénomination de métier, des gens qui relèvent très consciemment de castes et de tribus distinctes[2].

Inversement, les membres d’une même caste peuvent s’adonner à des gagne-pain très divers. Et tout d’abord les castes basses et méprisées, réputées d’origine anâryenne. Vouées à toutes les tâches serviles, elles se livrent suivant les circonstances un peu à tous les genres d’occupations inférieures. Les Bâris, dans les provinces du nord-ouest, fabriquent des torches et font la barbe[3] ; les Banjâras[4] comprennent des marchands, des bardes, des pasteurs, des agriculteurs. Ailleurs des batteurs de coton, des presseurs d’huile et des bouchers se coudoient dans une caste unique[5]. Les exemples seraient infinis. Ils ne sont pas confinés aux castes les plus humbles. M. Nesfield[6] explique lui-même que, parmi les marchands, la distinction professionnelle est pratiquement nulle, que toutes leurs castes peuvent se livrer au négoce, sans qu’il y ait privilège pour aucun commerce. Il constate[7] que nombre de gens changent d’occupations sans se séparer de leur caste. C’est l’évidence.

Il est non moins certain que le nombre énorme de castes vouées à la culture ne correspond pas à autant de distinctions professionnelles, ni actuelles ni anciennes. Les castes de cette catégorie ont sans cesse tendu à gagner du terrain. Au fur et à mesure que des tribus anâryennes se sont rapprochées de la civilisation hindoue, elles sont surtout devenues agricoles ; au fur et à mesure que la paix maintenue par la domination britannique a découragé le métier des armes, c’est l’agriculture qui a gagné des bras.

Ce n’est là qu’un des élémens qui, du point de vue des attributions, concourent à troubler la stabilité.

Élevons-nous d’abord au plus haut degré de l’échelle. C’est peut-être parmi les brahmanes que le mélange des emplois, la confusion des métiers est plus enchevêtrée. Si nous en étions à l’idée vieillie d’une caste de brâhmanes uniquement appliquée à l’étude sacrée, aux pratiques religieuses, à une vie d’austérité ou de méditation, il y aurait de quoi nous déconcerter. Ceux qui ont vu des brâhmanes, ceints du cordon sacré, offrir de l’eau aux voyageurs dans les gares de l’Inde, qui les ont vus faire l’exercice parmi les cipayes de l’armée anglo-indienne, sont préparés à cet ordre de surprises. En fait, on trouve occupés à presque toutes les tâches des gens qui portent fièrement le titre de brâhmanes, et auxquels ce titre assure partout de grandes démonstrations de respect : prêtres et ascètes, savans et mendians religieux ; mais aussi cuisiniers et soldats, scribes et marchands, cultivateurs et bergers, voire maçons ou porteurs de chaise[8]. Il y a mieux : les brâhmanes Sanauriyas du Bandelkhand[9] ont pour profession héréditaire le vol. Il est vrai qu’ils n’exercent que le jour. Et le respect des Hindous pour les brâhmanes va si loin que, à en croire un proverbe, peut-être ironique, être volé par eux doit être considéré comme une faveur du ciel. Il ne manque pas du reste d’autres castes de voleurs, quoique de moins haut parage[10].

Cette diversité d’occupations dans la caste brâhmanique n’est pas une nouveauté. Un état de choses très pareil est déjà sanctionné par les lois de Manou et par d’autres autorités également vénérables. Je m’empresse d’ajouter que, dans beaucoup de cas, ces distinctions engendrent de ces nouvelles sous-castes qui sont pour moi les castes véritables ; mais la conséquence est loin d’être constante.

L’intrusion de ces populations nombreuses qui, inférieures au niveau moyen des castes aryennes, apportent dans le système du trouble et du flottement, a pu contribuer aussi à entamer la rigueur du principe. C’est à merveille. Je reconnais volontiers que la spécialité et l’hérédité de l’occupation n’ont pas été seulement un lien puissant pour la caste, mais ont souvent été le centre d’attraction autour duquel ont essaimé de nouveaux groupes. Malgré tout, il est visible que la communauté héréditaire de la profession souffre des atteintes profondes dans l’ordonnance des castes.

  1. Ibbetson, § 532.
  2. Voy. le cas des Sangtarash ou tailleurs de pierre ap. Nesfield, Caste System, § 62. Cf. Ibbetson, § 366. A Poona les Çâlis et les Sangars sont également tisserands, Poona Gaz., p. 365, etc.
  3. Elliot, p. 49.
  4. Ibid., p. 52-4. Sur les Kounbis, p. 156.
  5. Ibbetson, § 646, 647.
  6. Caste Sytem, § 78.
  7. Ibid., § 81.
  8. M. Hunter est entré à cet égard dans des détails très curieux, quelle que soit la valeur des théories qu’il mêle aux faits, Orissa, I, p. 239 suiv. Sur des brâhmanes cultivateurs ou peut comparer encore Ibbetson, § 512, Elliot, I, p. 94 ; sur des brâhmanes commerçants, Ibbetson § 361, et en général, sur la variété des professions exercées par des brâhmanes, Dubois, Mœurs etc., I, p. 410 suiv. ; Nesfield, Caste System, § 133, etc.
  9. Nesfield, § 134.
  10. Dubois, I, 5, 77 ; Steele, Bindoo Castes, p. 421 ; Poona Gaz., 1,464 suiv. etc.