Les Castes dans l’Inde/Partie 1/Chapitre 2

Ernest Leroux (p. 57-69).

II


Nous sommes en présence d’une organisation héréditaire ; les règles du mariage doivent donc tenir, elles tiennent dans son mécanisme le premier rôle. Il est si frappant qu’on a pu présenter les règles et les restrictions qui le concernent comme l’essence même de la caste[1]. C’est une exagération ; encore est-elle significative.

La polygamie est actuellement, — et quelle qu’ait put être la règle à des époques antérieures, — le régime autorisé, reconnu du mariage dans l’Inde[2]. Ce n’est pas à dire qu’elle soit, je ne dis pas universellement, mais même ordinairement pratiquée. La pauvreté y met bon ordre, et aussi, dans un cercle restreint, une lente infiltration des idées de l’Occident. Mais enfin elle existe en droit absolument et souvent en fait. Cependant, sauf des cas particuliers, on en peut sans inconvénient faire abstraction en esquissant l’image de la caste, d’autant mieux qu’une sainteté particulière parait avoir toujours été attribuée au premier mariage, une autorité et une dignité supérieures réservées à la première femme[3].

Ceci posé, il est permis de résumer dans une vue très compréhensive l’essentiel de la loi que la caste impose au mariage. Cette loi a un double aspect, elle est à la foi impérative et limitative. Elle détermine un double cercle ; l’un plus large dans lequel il faut se marier, l’autre plus étroit, inscrit dans le premier, où il est interdit de se marier. Nos degrés prohibés nous donnent une idée, quoique insuffisante, du second ; les restrictions imposées par le premier nous sont, légalement au moins, étrangères. On peut formuler la double règle en disant : qu’il est obligatoire de se marier dans sa caste, et interdit de se marier dans sa famille.

Encore ces termes, si larges qu’ils soient, exigent-ils, pour demeurer exacts, une foule de commentaires, de limitations. Les sciences anthropologiques ont, dans ces dernières années, créé certains termes techniques passablement barbares mais trop commodes, trop répandus déjà, pour que je ne demande pas la permission de les introduire ici à mon tour. Ils nous épargneront des périphrases moins élégantes que confuses. On a appelé endogamie la coutume qui impose le mariage dans un cercle déterminé, exogamie la règle qui commande le mariage hors d’un cercle déterminé. C’est ainsi que, pour nous, il n’existe qu’une loi d’exogamie, celle qui interdit le mariage dans le rayon des degrés de consanguinité proches. La loi de la caste, au contraire, est une loi d’endogamie par rapport à la caste, d’exogamie par rapport à la famille. Dans ces termes vagues, elle est absolue. Mais il la faut voir à l’œuvre.

La première règle est très générale ; elle se présente pourtant avec des nuances marquées dans la caste proprement dite et dans la tribu. Elle est beaucoup plus stricte dans la première, plus stricte au moins que dans les tribus ou « quasi-castes » musulmanes. Ordinairement endogames, elles ne le sont pas strictement ; les Beloochis, les Pathans[4], exigent seulement que la première femme d’un chef soit prise dans la tribu. Les Gakkhars du Penjab s’allient à d’autres tribus, tandis que les Awâns ne s’unissent guère qu’à des femmes de leur race[5]. Mais nous sommes ici sur la frontière, parmi des populations où survit le souvenir d’une origine étrangère. Plus avant dans l’Inde, et probablement à l’imitation des castes véritables, les musulmans sont d’ordinaire plus rigoureux ; ils ne se marient guère hors du kuff, c’est à dire d’un certain groupe de villages habités par des musulmans de leur caste[6]. Les tribus demeurées plus ou moins barbares qui, de l’avis général, sont en masse aborigènes, se rapprochent en somme de l’usage des castes.

Les unes et les autres se fractionnent presque invariablement en un nombre quelquefois considérable de divisions ; bien qu’enveloppées dans une dénomination commune, elles constituent au fond autant de castes entre lesquelles le mariage n’est point permis. Comme le remarque lui-même un Hindou, « les brâhmanes du Bengale ne se marient pas avec des brâhmanes d’autres régions ni les Kâyasthas (scribes) ou autres castes du Bengale avec leurs castes respectives dans d’autres parties de l’Inde. De plus, parmi les brâhmanes du Bengale, les brâhmanes Rahris ne se marient pas avec les brâhmanes Varendras ou Vaidikas ou Dakkhinatwas. Les Vaidyas (médecins) Ballalsenis, qui vivent dans le Bengal oriental, ne se marient pas avec les Vaidyas Lakmansenis qui habitent l’ouest du pays, et les quatre classes des Kâyasthas Bengalais ne se marient point entre elles. Dans l’Inde supérieure le mariage est interdit entre les sections des Kâyasthas dont le chiffre ici s’élève à douze. » Ceci n’est qu’un exemple. L’avocat le plus résolu de l’origine purement professionnelle des castes, M. Nesfleld, constate lui-même que toutes les castes nominales se résolvent ainsi en nombre de sections qui sont les castes réelles. Il en compte, pour les Provinces du nord-ouest, sept parmi les Barhais ou charpentiers, dix parmi les Kâyasthas ou scribes, trente parmi les Chattris, cultivateurs ou propriétaires fonciers, quarante parmi les brahmanes[7]. Il n’en est pas autrement ailleurs. Il serait aussi superflu que fastidieux d’accumuler des noms.

Spontanée ou imitée de l’organisation brahmanique, la même tendance règne dans les populations que leur type, leurs usages ou leur barbarie font considérer comme aborigènes[8]. C’est sous la forme de groupes endogames plus ou moins étendus qu’on les voit faire leur entrée dans le giron commun de l’hindouisme. M. Risley[9] en répartit les fractionnemens en plusieurs catégories : ethniques, linguistiques, locales, professionnelles, sectaires, sociales, suivant le mobile qui semble avoir dans chaque cas cimenté le groupement. L’usage est en tout cas si universel et, pour ainsi dire, forcé, que nous le voyons parfois appliquer suivant un nombre conventionnel ; le morcellement en sept castes semble, si j’ose ainsi parler, être de style dans le Penjab[10].

Le principe est très répandu ; il n’est point absolu. Telle caste, comme celle des Khatris au Penjab[11], est réglée à cet égard par des combinaisons compliquées qui autorisent le mariage entre certaines sections de la caste, non entre d’autres. Chez diverses populations Râjpoutes[12], plusieurs clans se marient entre eux, tandis qu’ils en excluent d’autres de ce privilège. Bien des anomalies traversent et déconcertent la règle. Et l’on voit, par exemple, les brahmanes Gaurs accepter à Delhi avec les brahmanes Tagas des unions que leurs congénères repoussent dans le Doab et le Rohilkhand[13]. Ceci entre cent bizarreries pareilles. Malgré le prix qu’une opinion unanime attache à l’égalité entre époux, plus d’une caste, non des plus méprisables, observe dans la pratique d’assez larges accommodemens ; elle accepte des fiancés de caste inférieure[14]. C’est un esprit de transaction qu’imposent des circonstances spéciales. Il renouvelle un état de choses qui a dû être anciennement considéré d’un œil moins sévère que depuis.

Ces exceptions n’entament pas la loi ; l’endogarnie de la caste ou de la tribu est au contraire une des règles les plus constantes.

Elle a sa contre-partie non moins essentielle dans l’exogamie de la famille ou du clan.

Le nom de ce petit cercle exogame, enveloppé dans la périphérie plus large de la caste, n’est point aisé à choisir. Les limites, la définition, la dénomination en varient à l’extrême. En revanche, il existe invariablement, ou à peu près ; ses effets se font sentir partout. La confusion est si grande que les casuistes hindous ont dû renoncer à établir une réglementation systématique ; ils ont accepté comme faisant loi l’usage reconnu dans chaque famille ou dans chaque groupe[15]. Malgré tout, la règle générale se détache en un relief très saillant. Elle se résume d’un mot : il est interdit de se marier dans le gotra auquel on appartient[16]. Telle est au moins la loi traditionnelle consacrée par les brâhmanes.

Le gotra désigne un groupe éponyme qui est réputé descendre tout entier d’un ancêtre commun, en bonne règle, d’un rishi, prêtre ou saint légendaire. Le nombre en est limité, en sorte que les mêmes gotras se retrouvent parmi des gens que la caste sépare absolument, si peu logique que l’arrangement nous puisse paraître. Le gotra est essentiellement propre à la casle brâhmanique. Il est vrai que la législation religieuse l’étend aux autres hautes castes, Kshatriyas et Vaiçyas. C’est au prix d’artifices qui se jugent d’eux-mêmes[17]. Des rishis brâhmaniques n’ont guère, en bonne logique, pu faire souche que de brâhmanes. Il n’est pas plus sérieux d’attribuer à des familles le gotra de leurs prêtres, de leurs précepteurs religieux, nécessairement variables, que de comprendre toutes les familles qui ignorent leur gotra dans celui qui reconnaît Jamadagni pour auteur. En fait, les brâhmanes sont seuls à posséder un peu généralement des gotras[18]. Mais une imitation plus ou moins fidèle de l’institution et son nom même ont été transportés à une infinité de castes, surtout parmi les classes mercantiles qui se piquent de se conformer à la règle brâhmanique[19]. Le nom a pénétré si avant qu’il a fini, dans bien des cas, par s’éloigner fort de son acception primitive ; plus d’une confusion en est même résultée dans les relevés des recensemens.

Le groupe exogame existe jusque dans les tribus musulmanes de la zone frontière qui ne rentrent qu’à peine dans le cadre de l’hindouisme. Parfois il y est très restreint ; il ne manque nulle part, malgré la tendance des populations musulmanes à se marier dans un rayon limité[20]. Les exceptions, s’il en existe, sont si rares et expliquées par des nécessités si particulières qu’on les peut négliger[21].

À plus forte raison en est-il de même en pays hindou. M. Risley[22] a étudié avec soin cet ordre de faits. Il a distingué les moules très divers où semblent, suivant les cas, s’être coulées les sections exogames aux différens étages de la société hindoue, en particulier dans les castes très basses qui sont sorties des couches de population aborigènes : voisinage, descendance commune, authentique ou supposée, communauté de surnom considérée comme signe de parenté, communauté de culte envers cette catégorie d’objets ou d’animaux que l’ethnographie désigne du nom de totem, et qui sont rattachés au clan par quelque légende superstitieuse. Plusieurs de ces principes de sectionnement, le dernier surtout, ont un aspect archaïque, incivilisé, qui nous reporte à une période lointaine, antérieure à toute influence âryenne. Ce n’est pas le moment de sonder la délicate question des origines. L’action brâhmanique est en jeu depuis de longs siècles. On le reconnaît à certaines méprises ; le zèle d’imitation est moins éclairé qu’il n’est ardent. Telle caste basse, prétendant suivre les prescriptions brâhmaniques, se résout en fractions exogames, tout en constituant un seul groupe éponyme, et même en se rattachant expressément à un gotra unique[23] !

Si divers que soient les noms que, suivant les circonstances et suivant les lieux, prennent ces groupes, il est commode d’avoir pour les désigner dans leur ensemble un terme simple. Gotra peut être conservé à cet effet, puisque, aussi bien, le mot est consacré et par la langue technique et par une adoption très habituelle, sinon toujours clairvoyante. L’empire en a pénétré partout ; il n’est point partout également rigoureux.

On peut dire que partout il est interdit de se marier dans le gotra dont on porte le nom, dans le gotra paternel par conséquent. Mais cette interdiction n’épuise pas les empêchemens légaux. La règle ordinaire est qu’un homme ne peut se marier davantage dans le gotra de sa mère, ni souvent dans celui de la mère de son père, ni quelquefois dans le clan de la mère de sa mère[24]. L’exogamie du côté maternel est d’une portée très variable. On cite des castes ou tribus qui, à côté des gotras et au-dessous d’eux, connaissent des groupemens plus petits institués, semble-t-il, pour servir de cadre à l’exogamie du côté maternel[25]. En tous cas, les empêchemens résultant du gotra se compliquent d’une échelle de degrés prohibés. Elle-même varie suivant les castes, les lieux et les temps ; elle est, à tout prendre, bien plus compréhensive que celle où se résument parmi nous les restes survivans des réserves exogamiques. Le mariage est interdit entre fiancés qui sont dans la relation que désigne en sanscrit le mot sapinda. Cette parenté s’étend à six degrés quand l’ancêtre commun est un homme ; si c’est une femme, les opinions diffèrent : la prohibition comprend, suivant les uns, six degrés, suivant d’autres, quatre seulement[26]. Les commentateurs ont calculé que, tout compte fait, cette règle exclut le mariage pour 2121 parentés possibles. Il y a dans les usages, dans les variantes, les incertitudes, les exceptions qu’ils supportent, un beau nid à distinctions et à discussions scolastiques ; on pense s’il a tenté les spécialistes hindous ! Il n’est pas fait pour nous séduire ; il n’intéresse qu’indirectement la question qui nous préoccupe[27].

Du point de vue de la caste, le fait général, curieux, qu’il importe de garder en mémoire, c’est la règle double que nous avons énoncée d’abord : l’interdiction de se marier hors de la caste, l’obligation de se marier hors du gotra. La parenté qui empêche le mariage est surtout la parenté agnatique, la parenté par les hommes. Les effets de la parenté par les femmes sont toujours beaucoup moins prohibitifs. Dans certains cas, les empèchemens qu’elle fonde sont étroitement limités. On cite des castes où une certaine parenté, encore qu’éloignée, par les femmes, est considérée comme désirable, sinon nécessaire, entre les fiancés[28].

  1. Risley, Ethnographical Glossary, p. XLII.
  2. Je n’ai pas, dans un tableau si rapide, à tenir compte des traces plus ou moins marquées de polyandrie qui se retrouvent un peu partout.
  3. H. Mayne, Hindu Law and Usage, p. 82.
  4. Ibbetson, § 380, 391.
  5. Ibbetson, § 461, 466.
  6. Guru Proshad Sen, Calc. Review, juillet 1890, p. 57.
  7. Nesfield, Caste System, § 192.
  8. Par exemple sur les quatre grandes sections des Mînas, cf. Lyall, Asiatic Studies, p. 162 ; sur les Mhars, Poona Gazetteer, I, 262 ; etc.
  9. Ethnogr. Gloss., p. LXXI suiv.
  10. Chez les Chamârs, les Dhânuks, les Dhobîs, les Kârchîs, etc., Elliot, the Races of the North West. prov. of India, éd. Beames, I, p. 70, 79, 81, 145, etc.
  11. Ibbetson, § 540.
  12. Cf. par exemple, Elliot, loc. laud. s. v. Bisens.
  13. Elliot, p. 112. De même les Râjpouts Gautamas, ibid. p. 119.
  14. Pour les Çrotriyas du Bengale, cf. Nil Kant Chatterjee, Calc. Review, juillet 1891, p. 132. Autres exemples dans Ibbetsou, § 512.
  15. Nârâyan Mandlik, Vyavahâra Mayûkha, p. 353 suiv., 412 suiv.
  16. Je laisse de côté la communauté de pravara (sur laquelle cf. N. Mandlik, op. laud., p. 414) qui essentiellement se confond avec le gotra.
  17. N. Mandlik, p. 412-13.
  18. N. Mandlik, p. 352. Guru Proshad Sen, Calc. Review, juillet, 1890, p. 59, etc.
  19. Il me suffit de renvoyer à titre d’exemples, à Steele, Hindoo Castes, p. 36, 37, 162, 166 ; Elliot, op. laud, p. 3, 32, 535 ; Hunter, Orissa, II, p. 39-40 ; Ibbetson, § 353, 533 ; Poona Gaz. I, 266, 375, 401.
  20. Ibbetson, § 136, 357, 380, 393.
  21. Risley. Ethnogr. Gloss. p. XLVII-XLVIII ; I, p. 41.
  22. Ethnogr. Gloss., p. 50 suiv.
  23. Ibbetson § 544.
  24. Ibbetson, § 683 ; Elliot, p. 110 ; Risley, I, p. 211.
  25. Risley, p. LV-LVI.
  26. H. Mayne, Hindu Law and Usage, p. 77 ; J. S. Siromani, Comment, ou Hindu law, p. 70 suiv.
  27. Il nous suffit de renvoyer les curieux au chapitre qu’a consacré à ce sujet V. Nârâyan Mandlik, Vyavahâra Mayûkha, p. 346 suiv.
  28. Lyall, Berar Gazetteer, p. 187.