Les Aventures de Tom Sawyer/Traduction Hughes, 1884/6

Traduction par William Little Hughes.
A. Hennuyer (p. 41-51).


VI

COMMENT ON SE DÉBARRASSE DES POIREAUX.


Le lendemain, Tom Sawyer avait perdu sa gaieté. Il se sentait toujours très malheureux le lundi matin, qui inaugurait une nouvelle semaine de servage à l’école. Ce jour-là, lorsqu’il se réveillait, il commençait en général par regretter qu’il y eût eu un congé intermédiaire. Vingt-quatre heures de liberté ne servaient qu’à rendre l’esclavage plus odieux.


Une fausse alerte.
Tom s’abandonnait à de tristes réflexions. Bientôt l’idée lui vint que s’il avait la chance d’être malade il pourrait rester à la maison. Il passa en revue son organisme sans découvrir aucune sensation morbide. Un second examen lui révéla de vagues symptômes de nausée qu’il s’efforça d’encourager. Mais il eut beau faire : l’estomac était en bon état. Il réfléchit de nouveau. Tout à coup il trouva quelque chose. Une de ses dents de devant branlait. Heureuse aubaine ! Tom allait se mettre à gémir, à « sonner la cloche d’alarme », pour employer son expression, quand il se ravisa. Tante Polly n’acceptait pas ces arguments-là ; elle les arrachait, et cela faisait mal. Mieux valait tenir la dent en réserve et chercher ailleurs. Après s’être creusé la cervelle, il se rappela avoir entendu dire tout récemment par le docteur que la gangrène se met à une plaie que l’on néglige. Or l’orteil de son pied gauche portait la marque visible d’une écorchure dont il avait oublié de se plaindre. Il tira de sous la couverture le membre endommagé. Par malheur il ignorait les symptômes auxquels on reconnaît une plaie négligée. La peau était entamée, pas moyen de le nier, et son pied gauche lui parut beaucoup plus rouge que l’autre. On pouvait toujours essayer. Il se mit donc à geindre avec entrain.

Mais Sid avait le sommeil dur.

Tom s’indigna. Il crut ressentir dans l’orteil une douleur dont il s’inquiétait peut-être trop tard, et ses lamentations devinrent plus bruyantes.

Sid ne bougea pas. Ce manque de sympathie exaspéra Tom, qui enfonça son coude dans les côtes du dormeur. Certain du résultat, il recommença à geindre. Sid bâilla, s’étira, grommela, et contempla d’un air ébahi le malade, qui poussait des cris à fendre l’âme.

— Qu’est-ce qui te prend ? demanda-t-il.

— Ne remue pas tant, Sid, je t’en prie.

— Mais dis-moi donc ce que tu as. Pourquoi ne m’as-tu pas réveillé plus tôt ? Faut-il appeler ma tante ?

— Non, n’appelle personne ; ça ne servirait à rien.

— Voyons, où souffres-tu ?

— Tiens, regarde comme mon pied est rouge. Le docteur Robinson a dit avant-hier que lorsque la gangrène s’y met, on est perdu. Eh bien, j’ai la gangrène, voilà tout, et l’on en meurt. Oh ! là ! là !

Tom était si bien entré dans l’esprit de son rôle et avait frotté son pied avec tant de persistance qu’en ce moment l’orteil gangrené lui faisait vraiment mal ; aussi ses gémissements paraissaient-ils de bon aloi.

Sid, effrayé, sauta à bas du lit, descendit l’escalier quatre à quatre et s’écria : — Viens, viens, tante Polly ! Tom est en train de mourir.

— En train de mourir !

— Oui, ma tante. Viens vite !

— Bast ! je n’en crois rien.

Néanmoins elle gravit les marches à la hâte, suivie de Marie et de Sid. Arrivée au chevet du moribond, elle demanda d’une voix haletante, d’un ton moitié inquiet, moitié railleur :

— Tu n’es pas encore mort, Tom ?

— Non, pas encore, ma tante ; mais mon pied écorché est tout rouge : j’ai la gangrène !

Tante Polly regarda l’écorchure, se laissa tomber sur son siège ; elle rit un peu, pleura un peu, puis elle se mit à rire et à pleurer tout à la fois. Lorsqu’elle se fut ainsi soulagée, elle dit :

— Mauvais garnement, quelle peur tu m’as faite ! Allons, tais-toi, en voilà assez.

Les gémissements cessèrent, et les douleurs lancinantes de l’orteil disparurent comme par enchantement. Tom se sentit déconcerté.

— Tante Polly, je t’assure que j’ai cru que mon pied avait la gangrène ; je souffrais tant que je ne songeais plus à ma dent.

— Ta dent ? Qu’est-ce qu’elle a, ta dent ? Ouvre la bouche. Oui, en voilà une qui ne tient guère ; mais on ne meurt pas de ça. Marie, va me chercher une bonne aiguillée de soie et un tison, — le feu de la cuisine est déjà allumé.

— Non, ne l’arrache pas, ma tante ! s’écria Tom. Elle ne me fait plus mal — du moins pas assez pour m’empêcher de sortir.

— Ah ! ah ! la mèche est éventée, hein ? Tu voulais rester à la maison au lieu d’aller à l’école ?

Marie venait d’arriver avec les instruments de chirurgie dentaire. La vieille dame noua autour d’une incisive branlante le bout d’un fil de soie dont elle attacha l’autre extrémité à un des poteaux du lit ; puis elle saisit le tison embrasé que tenait sa fille et le fourra presque sur le visage de Tom. Une seconde plus tard, la dent se balançait au pied du lit.


Huck Finn.

Mais à quelque chose malheur est bon. Ce matin-là, lorsque notre héros se dirigea vers l’école, il excita l’envie de tous ses camarades. La lacune laissée dans sa bouche lui permettait d’expectorer d’une façon originale dont on ne se lassait pas de s’extasier. Chemin faisant, il rencontra le jeune paria de la ville, Huckleberry Finn, enfant abandonné dont il enviait la position indépendante. Comme on avait défendu aux écoliers de fréquenter Huckleberry, Tom s’empressait de jouer avec lui dès que l’occasion se présentait. Huckleberry, gentleman de douze ans, portait une redingote dont les pans lui battaient les talons. Son chapeau était une ruine effondrée, aux bords de laquelle on avait arraché un large croissant. Une seule bretelle soutenait un pantalon dont le fond formait un sac qui ne renfermait rien, et dont le bas aurait traîné dans la poussière s’il n’avait pas été retroussé. Par nécessité, Huckleberry se montrait toujours affublé d’un costume de rebut dont il ne paraissait ni fier ni honteux. Il allait et venait à sa guise. L’heure de ses repas était incertaine ; mais, toujours prêt à faire une commission ou à donner un coup de main, il ne risquait pas qu’on le laissât mourir de faim. L’été, il dormait sur les marches de la première maison venue, et, en hiver, il couchait dans quelque écurie. Il se livrait au plaisir de la pêche ou de la natation quand l’envie lui en prenait. On ne le grondait pas lorsqu’il se battait. Il veillait aussi tard que cela lui convenait. Bref, il jouissait de toutes les libertés qui rendent la vie précieuse. Du moins telle était l’opinion des écoliers de Saint-Pétersbourg, gênés et harassés par les mille freins qu’imposent les convenances sociales.

— Holà ! Huck, s’écria Tom dès qu’il aperçut maître Finn.

— Holà ! toi-même.

— Qu’est-ce que tu as là ?

— Un chat mort.

— Où l’as-tu trouvé, Huck ?

— Je l’ai acheté à Jem en échange d’une balle.

— À quoi est-ce bon, un chat mort ? demanda Tom.

— À quoi ? On s’en sert pour guérir les poireaux.

— L’eau de pluie vaut mieux, Huck.

— Allons donc ! Bob Tanner a essayé, et ça n’a pas réussi.

— Comment s’y est-il pris ?

— Il est tout bonnement allé dans la forêt, et il a trempé ses mains dans un tronc d’arbre pourri où il y avait de l’eau.

— En plein jour et sans rien dire, je parie ? Si tu te figures qu’on guérit les poireaux sans se donner plus de peine ! Il faut aller la nuit dans le bois, à l’endroit où l’on a vu un creux d’arbre plein d’eau. Juste à minuit, on s’avance à reculons jusqu’au trou, et l’on y fourre la main en criant : « Eau de pluie, avale mes poireaux ! » Ensuite, on fait onze pas, les yeux fermés ; on tourne trois fois sur soi-même, et l’on rentre sans parler à personne. Si l’on parle à quelqu’un, le charme est flambé. J’essayerai un de ces soirs. Mais le remède de la fève n’est pas mauvais non plus.

— Oui, on m’en a parlé, dit Huck. Voyons ta recette.

— C’est simple comme bonjour, répondit Tom. On prend une fève, on la fend en deux, et l’on coupe le poireau de façon à le faire saigner ; alors on met un peu de sang sur une moitié de la fève, que l’on enterre, à minuit, un soir où la lune ne brille pas. Le morceau où se trouve le sang tire et tire pour tâcher de ramener le reste de la fève, de sorte qu’il aide le sang à enlever le poireau.

— Oui, c’est bien ça, Tom. Seulement, lorsqu’on enterre la fève, il faut dire : « Reste là, fève — va-t-en, poireau ! » — Maintenant, dis-moi comment tu guéris les poireaux avec un chat mort.

— On va le soir au cimetière avec son chat, et l’on se cache près d’une fosse où un réprouvé a été enterré le matin même. À minuit, le diable arrive — il y en a quelquefois plus d’un, mais on n’a pas peur, parce qu’ils ne s’occupent que du mort. Vous entendez comme un bruit de vent ou peut-être un bruit de voix ; alors vous devinez qu’ils ont pris l’individu, et vous lancez le chat à leurs trousses en criant : « Diable, emporte le chat ; chat, emporte mes poireaux ! » Ça ne rate jamais. Je le tiens de la mère Hopkins.

— Elle doit s’y connaître ; car on dit qu’elle est sorcière.

On dit ! répéta Huck. C’est certain, Tom. Un jour que mon père passait près d’elle, il a bien vu qu’elle lui jetait un sort ; il a ramassé une grosse pierre qui l’aurait assommée si elle n’avait pas baissé la tête. Eh bien, ce jour-là il s’est cassé un bras en tombant dans un fossé, à dix pas du cabaret.

— Comment a-t-il su qu’elle lui jetait un sort ?

— Il ne faut pas être bien malin pour le deviner. Elle le regardait de travers et marmottait, signe qu’elle récitait une prière à rebours.

— Et quand comptes-tu essayer ton chat, Huck ?
La mère Hopkins.

— Ce soir. J’ai idée qu’ils viendront chercher le vieux Williams à minuit.

— Mais on l’a enterré hier.

— Est-ce que tu te figures que le diable pourrait emporter quelqu’un le dimanche ?

— Je ne pensais pas à ça. Laisse-moi aller avec toi, hein ?

— Je veux bien, si tu n’as pas peur.

— Peur, moi ? s’écria Tom d’un ton indigné. Tu me préviendras ce soir en miaulant. Viens me chercher, et tu verras si j’ai peur.

— Convenu. Tu miauleras à ton tour dès que tu m’entendras. La dernière fois, tu m’as tenu si longtemps à faire miaoû que le père Hayes a ouvert sa fenêtre et m’a flanqué une bouteille vide à la tête en m’appelant vilain matou. Pour ne pas être en reste avec lui, je lui ai envoyé une brique qui a cassé au moins un carreau.

— Sois tranquille. L’autre soir, je n’ai pas pu te répondre parce que tante Polly veillait. Tiens, tu as de la chance ! Où as-tu ramassé ce cheval d’or ? Qu’est-ce que tu en veux ?

— Je veux le garder.

— Il est joliment petit.

— Oui, oui, tout le monde peut débiner un cheval d’or qui ne lui appartient pas. — Avec cela qu’ils sont rares !

— C’est le premier que je rencontre cette année.

— Je te donne cette dent en échange, dit Tom, qui tira de sa poche un bout de papier qu’il déroula avec soin.

— Elle n’est pas fausse ? demanda Huckleberry, qui la contempla d’un air de convoitise.

Tom souleva sa lèvre supérieure.

— Tope là, dit Huckleberry.

Tom renferma l’insecte dans la boîte qui servait naguère de prison au scarabée, et les deux amis se séparèrent, chacun d’eux se croyant plus riche qu’il ne l’était avant ce marché.

Lorsque Tom atteignit la petite maison isolée où se tenait l’école, il entra du pas allègre d’un élève, sans peur et sans reproche, qui se pique de n’avoir pas perdu une seconde en route. Il accrocha son chapeau à une patère et s’installa à sa place habituelle. Le bourdonnement soporifique qui régnait dans la salle cessa tout à coup, et le maître, assoupi dans sa chaire, se réveilla.

— Thomas Sawyer ?

Tom savait par expérience que lorsqu’on prononçait son nom sans employer le diminutif, cela ne présageait rien de bon.

— Monsieur ?

— Avancez à l’ordre. Pourquoi arrivez-vous encore en retard ?

Tom allait invoquer une excuse banale, quand il aperçut deux nattes de cheveux qu’il voyait pour la première fois à l’école, mais qu’il reconnut parfaitement, et à côté de celle dont ces nattes ornaient le dos se trouvait la seule place vide qui existât sur le banc des filles. Il répondit aussitôt :

— Je me suis arrêté pendant quelques minutes pour causer avec Huckleberry Finn.

Le professeur demeura bouche béante. Le bourdonnement fut interrompu de nouveau. On se demandait si Tom, dont on connaissait pourtant l’audace, avait perdu la tête.

— Pour causer avec qui ? reprit enfin le maître. Je crois avoir mal entendu.

— Avec Huckleberry Finn, répéta Tom.

Cette fois, il n’y avait pas à s’y tromper.

— Thomas Sawyer, voilà un aveu qui me confond. Vous n’en serez pas quitte pour de simples coups de férule. Ôtez votre jaquette.

Et le bras du magister fonctionna jusqu’à ce qu’il fût fatigué et jusqu’à ce que le jonc qu’il employait dans les grandes occasions fût brisé.

— Maintenant, dit-il, prenez vos livres et allez vous asseoir du côté des filles. Que cela vous serve de leçon.

Les ricanements qui accueillirent notre héros semblèrent le remplir de confusion ; mais en réalité, son but était atteint. Lorsqu’il s’assit au bord du banc, son idole se recula en hochant la tête d’un air dédaigneux. Les autres élèves échangèrent des coups de coude et des clins d’œil. Tom se tint coi, les yeux fixés sur un livre dont il ne lisait pas un mot. Peu à peu, un murmure confus annonça que la ruche reprenait son travail. Tom commença à lancer des regards furtifs à sa voisine qui fit la moue et lui montra le dos. Lorsqu’elle se retourna, il y avait sur son cahier une pêche qu’elle repoussa sans trop d’animosité. Tom replaça son offrande au même endroit et se mit à dessiner sur son ardoise en affectant de cacher son œuvre. La demoiselle feignit d’abord de ne pas s’occuper de lui ; mais il ne fallait pas une forte dose de perspicacité pour reconnaître que son attention était éveillée. Tom continua à dessiner, sans paraître se douter qu’on l’observait. Enfin, la petite curieuse, après avoir en vain essayé de regarder par-dessus l’épaule du dessinateur, dit tout bas, avec un peu d’hésitation :

— Laissez-moi voir. Tom découvrit alors une atroce caricature d’une maison ornée de trois cheminées d’où s’échappaient des tire-bouchons de fumée. Tandis que l’architecte ajoutait, après coup, la porte et les fenêtres, sa voisine témoigna le plus vif intérêt ; puis elle murmura :

— C’est une très belle maison. Faites un monsieur qui va entrer.


Une conversation interrompue.

Tom s’empressa de dessiner un personnage qui ressemblait à tout ce que l’on voudra, excepté à un homme, et qui aurait pu enjamber la maison. Sa voisine ne se montra pas difficile ; elle se déclara même très satisfaite du monstre et demanda :

— Pourriez-vous faire mon portrait ?

Tom dessina sans hésiter un sablier surmonté d’une pleine lune, avec des fétus de paille en guise de jambes et des bras d’une maigreur phénoménale. Il arma un des bras de pattes de mouche qui étaient censées tenir un éventail prodigieux.

— Comme je voudrais savoir dessiner ! dit l’original de ce portrait. — C’est très facile. Je vous apprendrai.

— Bien vrai ? Quand ?

— Après la classe si vous voulez. Comment vous appelez-vous ?

— Becky Thatcher. Et vous ? Oh ! je me souviens ! Thomas Sawyer.

— Ce n’est pas là mon nom d’amitié, répliqua Tom en se frottant les côtes. Vous m’appellerez Tom, n’est-ce pas ?

— Oui.

Tom se mit à griffonner sur son ardoise, cherchant à cacher ce qu’il écrivait. Cette fois, Becky n’y alla pas par quatre chemins.

— Je veux voir, dit-elle.

Tom écarta peu à peu la main, et Becky put lire sur l’ardoise : « Je vous aime joliment. »

— Moi qui croyais que c’était un beau dessin ! lui dit-elle. Je vous aime bien aussi, car je vous trouve drôle.

Au même instant, Tom, saisi par l’oreille, se sentit enlevé et entraîné à travers la salle jusqu’à sa place habituelle, sous un feu roulant de regards railleurs. Le maître se tint une minute ou deux derrière lui, puis s’éloigna sans prononcer une parole et remonta sur son trône. Mais bien que l’oreille de Tom lui causât une vive douleur, il ne songea pas à se plaindre.