Les Aventures de Tom Sawyer/Traduction Hughes, 1884/16

Traduction par William Little Hughes.
A. Hennuyer (p. 113-118).


XVI

LE SECRET.


Après dîner, les pirates partirent à la recherche d’œufs de tortue. Ils enfonçaient un bâton dans le sable et, dès qu’ils rencontraient un endroit mou, ils s’agenouillaient afin de déblayer le sol avec leurs mains. Parfois un seul trou contenait cinquante ou soixante œufs, ronds comme une bille et à peu près aussi gros qu’un cerneau. Il y eut un fameux souper d’œufs frits ce soir-là.

Le lendemain, ils passèrent une bonne partie de la journée dans l’eau peu profonde de la barre. Ils se poursuivaient, s’éclaboussaient, se saisissaient à bras-le-corps, et la lutte finissait presque toujours par un plongeon général. Vainqueurs et vaincus disparaissaient un moment ; on n’apercevait plus qu’un enchevêtrement de bras et de jambes ; puis ils regagnaient la plage, s’étendaient sur le sable chaud pour se sécher et ne tardaient pas à recommencer leurs ébats aquatiques.

Enfin l’idée leur vint que leur peau imitait assez bien un maillot couleur de chair. Ils tracèrent un vaste cercle sur le sable et ouvrirent un cirque. La troupe se composait de trois clowns, car aucun des artistes ne voulait renoncer à ce rôle. Aussi la représentation, qui manquait de variété, ne dura-t-elle guère. Joe et Huck retournèrent à l’eau comme de vrais canards. Cette fois, Tom ne se joignit pas à eux. Il s’était aperçu qu’en donnant un dernier coup de pied pour se débarrasser de son pantalon, il avait détaché le cordon qui retenait autour de sa cheville les grelots d’un serpent à sonnettes. Comment, privé de ce talisman, avait-il pu nager sans attraper une crampe ? Lorsqu’il eut retrouvé l’amulette protectrice, ses compagnons ne tenaient plus qu’à se reposer. Ils ne paraissaient même pas avoir envie de causer, et s’assirent à l’écart. Comme ils regardaient tous les deux du côté de Saint-Pétersbourg, Tom s’inquiéta et s’empressa de les rejoindre. Joe releva à peine la tête à son approche. Huck aussi commençait évidemment à broyer du noir. Tom se rassura en songeant qu’il possédait un secret qui ne pouvait manquer d’enrayer une mutinerie ; mais ce secret, il craignait que la mauvaise humeur de ses compagnons ne l’obligeât à le révéler trop tôt.

— Allons, mes braves, s’écria-t-il, remuons-nous. Je parie qu’il y a eu des pirates avant nous dans cette île. Ils ont dû enterrer leur trésor quelque part. Que diriez-vous si nous tombions sur un coffre plein d’or et de bijoux ?

Ces paroles furent accueillies avec peu d’enthousiasme. Tom fit deux ou trois autres vaines tentatives pour relever le prestige de son repaire. Le visage de Joe s’assombrissait de plus en plus.

— J’en ai assez, dit-il enfin. On s’ennuie trop dans ton repaire.

— Par exemple ! répliqua Tom. On prend plus de poisson ici en dix minutes que là-bas en une heure. Et puis, où trouveras-tu un meilleur endroit pour te baigner ?

— L’endroit est bon ; mais je n’ai plus de plaisir à me baigner, maintenant que personne ne me le défend.

— Pauvre bébé, il veut revoir sa maman !

— Eh bien, oui, je veux la revoir ; et je ne suis pas plus un bébé que toi ! répondit Joe qui, malgré son assertion, pleurnichait un peu.

— On se passera de lui, pas vrai, Huck ? Nous n’avons pas envie de nous en aller, nous, n’est-ce pas ?

— N…o…n, répliqua Huck, d’un ton peu convaincu.

— Qu’il parte, continua Tom. Si on le montre au doigt, si on l’appelle la terreur des mé-mères, ce ne sera pas notre faute. Un joli pirate ! Nous nous passerons de lui.


Un déserteur.

Au fond Tom n’était pas rassuré, car le déserteur s’habillait avec une hâte fiévreuse, et le silence de Huck, qui suivait d’un œil attristé ces préparatifs de départ, lui parut de mauvais augure. Il se reprocha l’imprudence qu’il avait commise en racontant à ses amis avec quelle facilité il avait regagné la terre ferme. Enfin, Joe, sans adresser un mot d’adieu à ses compagnons, entra résolument dans l’eau. Le cœur de Tom se serra. Il se tourna vers Huck et répéta :

— Bah ! nous nous passerons bien de lui.

— J’ai envie de repartir aussi, répliqua Huck.

— Comment, toi aussi !… Eh bien, déguerpis, si ça te plaît. Qui t’en empêche ?

— Voyons, reprit Huck d’un ton de remontrance, viens avec nous. Je n’aime pas le laisser seul ; mais vrai, là, un repaire, c’est trop assommant. Réfléchis un peu. Tu vas t’ennuyer. Nous t’attendrons sur l’autre rive.

— Vous m’attendrez longtemps !

Huck s’éloigna avec lenteur. Tom le suivit des yeux, espérant qu’il s’arrêterait. Les révoltés continuèrent leur route, et le corsaire noir, qui se sentait déjà bien isolé, livra un dernier combat à son orgueil et courut après ses camarades en criant :

— Arrêtez ! j’ai quelque chose à vous dire.

Lorsqu’il les eut rejoints, il leur confia son secret. Les rebelles l’écoutèrent d’abord d’un air maussade ; mais à peine Tom eut-il achevé sa confidence, qu’ils battirent des mains.

— Si tu nous avais raconté cela plus tôt, s’écria Joe, je n’aurais pas songé à partir.

Tom trouva une excuse plausible. En réalité son mystérieux projet (que le lecteur ne tardera pas à connaître) ne lui semblait pas de nature à retenir bien longtemps ses camarades, et il aurait voulu ne le révéler qu’au dernier moment.

Les pirates revinrent gaiement sur leurs pas et se livrèrent avec un nouvel entrain à leurs jeux, tout en causant du projet de leur capitaine. Après un dîner composé de poisson et d’œufs de tortue, Tom déclara qu’il voulait apprendre à fumer. Joe, qui tenait sans doute à prouver qu’il n’était pas un bébé, exprima le même désir. Huck fabriqua donc des pipes et les bourra.

Les deux novices n’avaient jusqu’alors fumé que des cigares fabriqués avec des feuilles de vigne qui piquaient la langue, mais ne convenaient qu’à des enfants. Ils s’étendirent sur l’herbe, s’accoudèrent dans une attitude nonchalante et lancèrent quelques bouffées avec une circonspection qui n’annonçait pas une très grande confiance. Bien que le goût du tabac leur parût désagréable, ils ne se pressèrent pas d’exprimer leur opinion. Enfin Tom dit : — Mais c’est facile comme bonjour ! Si j’avais su, il y a longtemps que j’aurais appris.

— Ce n’est pas la mer à boire, répliqua Joe. Je ne me sens pas malade du tout.

— Ni moi non plus ; je crois que je pourrais fumer cette pipe jusqu’à demain matin. Jeff Thatcher n’en ferait pas autant.


La première pipe.

— Jeff ! je voudrais l’y voir. Il aurait eu mal au cœur dès la première bouffée. Si les autres nous voyaient, hein ?

— Il vaut mieux qu’ils ne nous voient pas. Ne soufflons pas mot, et un jour, quand ils seront à flâner dans tes parages, je m’approcherai et je te demanderai : « As-tu une pipe, Joe ? J’ai une fière envie de fumer. » Alors tu répondras tranquillement : « Oui, j’ai ma vieille pipe, et j’en ai une autre pour les amis ; mais mon tabac n’est pas très bon. » Alors je dirai : « Bah, s’il est assez fort ! » Et nous allumerons nos pipes sans nous donner des airs. Quels yeux ils ouvriront !

— Oui, je t’en réponds ! Ce sera drôle, Tom.

— Et lorsqu’ils sauront que nous sommes des pirates, il y en a plus d’un qui se mordra les pouces de n’avoir pas été avec nous.

La conversation devint bientôt un peu décousue, et les apprentis fumeurs se montrèrent plus avares de paroles. Leur expectoration augmentait d’une façon alarmante. De chacune de leurs glandes salivaires jaillissait une fontaine et ils avaient de la peine à vider le réservoir qui se formait sous leur langue assez vite pour empêcher une inondation. En dépit de leurs efforts, une partie du trop-plein leur coulait dans la gorge, qui, chaque fois, manifestait une soudaine tendance à la révolte. De minute en minute les débutants devenaient plus pâles. Enfin Joe laissa tomber sa pipe et dit d’une voix mal assurée :

— J’ai perdu mon couteau ; je crois que je ferai bien d’aller le chercher.

— Je t’aiderai, répliqua Tom en passant la main sur son front moite… Non, tu n’as pas besoin de te déranger, Huck ; nous le trouverons bien sans toi.

Huck se rappelait peut-être l’effet de sa première pipe ; il se rassit donc. Au bout d’une heure d’attente, comme ses camarades ne reparaissaient pas, la solitude commença à lui peser et il se mit à leur recherche. Il les retrouva dans le bois, assez éloignés l’un de l’autre, dormant d’un profond sommeil. Ils étaient encore très pâles ; mais quelque chose lui apprit que, s’ils avaient éprouvé un malaise, ils s’en étaient débarrassés. Ce soir-là, leur entrain habituel leur fit défaut et lorsque Huck, le repas terminé, s’apprêta à bourrer leurs pipes, ils lui évitèrent cette peine. Non, merci ; ils avaient mangé trop d’œufs de tortue à déjeuner et ne se sentaient pas très bien.