Les Aventures de Tom Sawyer/Traduction Hughes, 1884/15

Traduction par William Little Hughes.
A. Hennuyer (p. 107-112).


XV

L’ÉLOGE FUNÈBRE DE TOM.


Cinq ou dix minutes plus tard, Tom barbotait dans l’eau peu profonde de la barre et s’avançait vers la côte la plus rapprochée de l’île. Avant que l’eau eût atteint sa ceinture, il était à mi-chemin. Comme le courant ne lui permettait plus de continuer sa marche, il se jeta à la nage pour franchir les derniers cent mètres, gagna la rive et se mit à courir. Un peu avant dix heures, il atteignit une baie située presque en face de Saint-Pétersbourg. Au-dessous de lui il aperçut le bac, dont la cheminée lançait des jets de fumée. Il dévala le long de la berge, se glissa dans l’eau, fit deux ou trois brassées, grimpa dans le canot arrimé à l’arrière du vapeur et attendit. Bientôt une cloche fêlée résonna et une voix qu’il connaissait bien cria : « Au large ! » Une minute ou deux plus tard l’avant du canot était soulevé dans le sillage de son remorqueur, et le voyage commençait. Tom se réjouit d’être arrivé juste à temps, car il n’ignorait pas que le bac ne traverserait plus le fleuve ce soir-là. Au bout d’un quart d’heure les roues cessèrent de tourner et Tom nagea jusqu’à terre, abordant à une certaine distance du débarcadère afin d’éviter la rencontre des autres passagers. Il franchit au pas de course les rues déjà désertes, et se trouva bientôt derrière la maison de sa tante. Escaladant la clôture de planches, il s’approcha de la croisée du parloir où il voyait briller une lumière. Là se trouvaient tante Polly, Sid, Marie et la mère de Joe Harper, qui parlaient évidemment des noyés, à en juger par leur mine attristée. Le parloir, je l’ai déjà dit, était aussi la chambre à coucher de tante Polly. On se tenait près du lit à quatre colonnes dont le chevet se trouvait adossé au mur, et qui s’étendait entre les causeurs et la porte entrebâillée. Tom la poussa doucement, et se faufila presque à plat ventre par l’ouverture.


L’éloge funèbre de Tom.

— Qu’a donc cette chandelle ? demanda tante Polly. Bon, la porte est ouverte. Va donc la fermer, Sid.

Tom s’était déjà glissé sous le lit, mais pas une seconde trop tôt.

— Comme je vous le disais, reprit tante Polly, continuant une conversation interrompue, il n’était pas méchant au fond. Un peu étourdi, voilà tout ; pas plus responsable qu’un poulain qu’on lâcherait dans un pré. Et tante Polly se mit à pleurer.

— C’est comme mon Joe, dit Mme Harper en sanglotant. Plein de diableries, mais aussi peu égoïste qu’il est possible de l’être. Quand je songe que je l’ai corrigé pour avoir bu cette crème, sans me rappeler que je l’avais jetée moi-même parce qu’elle était tournée ! Ah ! j’ai bien mérité de ne plus le revoir, le pauvre enfant !

— J’espère que Tom est au ciel, dit Sid ; mais s’il s’était mieux conduit…

Sid !

Tom, bien qu’il ne pût rien voir, reconnut la voix qui prononçait le nom de son frère et devina l’expression qui animait en ce moment le regard de celle qui prenait sa défense.

— Sid ! pas un mot contre mon Tom, maintenant qu’il n’est plus… Oh ! madame Harper, je ne me consolerai jamais de l’avoir perdu, malgré les transes continuelles qu’il me causait.

— Oui, c’est bien dur, répliqua Mme Harper. L’autre jour, Joe a fait partir un pétard juste sous mon nez et je l’ai rudement secoué. S’il recommençait ce soir, je lui sauterais au cou pour l’embrasser.

— Je comprends ça, madame Harper ; personne ne le comprend mieux que moi. La semaine dernière, Tom a bourré Roméo d’élixir réconfortant ; j’ai cru que la malheureuse bête allait devenir enragée et, Dieu me pardonne, j’ai…

Ce souvenir émut si vivement la vieille dame qu’elle ne put achever la phrase. Tom aussi versa quelques larmes ; seulement, au lieu de compatir à la douleur des siens, il s’apitoyait sur son propre sort. À force d’entendre énumérer les bonnes qualités de celui que l’on regrettait, il commença à croire que tout le monde l’avait méconnu jusqu’alors et qu’il possédait une foule de vertus dont il ne s’était jamais douté. Néanmoins il fut tenté de se montrer à l’improviste. Les aventures du Brigand de la Sonore contenaient maintes scènes de ce genre qui l’avaient attendri. Il résista à la tentation et se borna à écouter. En rattachant divers lambeaux d’un entretien un peu décousu, il apprit que l’on supposait que ses compagnons et lui s’étaient noyés en prenant un bain. On était au mercredi et, si le dimanche suivant on restait sans nouvelles, on renoncerait à tout espoir et l’on réciterait la prière des morts. Tom eut d’abord un frisson ; mais bientôt son visage se rasséréna, et il remit en place le rouleau d’écorce qu’il avait tiré de sa poche.


Tante Polly endormie.

Mme Harper se leva pour partir. Tante Polly, restée seule, s’agenouilla et fit une courte prière où le nom du prétendu noyé revint à plusieurs reprises. Lorsqu’elle se fut couchée, Tom demeura longtemps sans bouger, car maintenant il tenait plus que jamais à ce que sa visite demeurât ignorée. Enfin il se glissa hors de sa cachette, prit la chandelle sur la table, parut hésiter un moment, puis s’approcha du chevet qu’il abrita avec sa main contre la lumière, posa les lèvres sur le front de la dormeuse et s’éloigna sur la pointe des pieds. Il regagna l’endroit où stationnait le bac, reconnut que le champ était libre et se hissa sans hésiter sur le pont, À cette heure, il ne restait à bord qu’un vieux chauffeur, qui allait se coucher dès que ses camarades avaient disparu. Tom sauta dans le canot, détacha l’amarre et descendit le courant à la rame. Arrivé à un mille au-dessus de la ville, il traversa le fleuve en biaisant et atteignit la baie où il s’était embarqué. Ce trajet, qu’il avait souvent accompli, n’était qu’un jeu pour lui. La pensée lui vint de s’emparer du canot. Puisqu’un pirate a le droit de faire main basse sur un navire, il est à plus forte raison autorisé à capturer une simple barque. Mais Tom craignit qu’on ne se livrât à des recherches qui pourraient aboutir à la découverte de son repaire. Il renonça donc à son projet, mit pied à terre et se reposa en luttant contre le sommeil ; puis il songea à rejoindre ses amis. La nuit touchait à sa fin et il faisait grand jour lorsqu’il se trouva en face du banc de sable. Il se reposa de nouveau avant de se mettre à la nage, et peu de temps après il arrivait, tout ruisselant, en vue du bivouac. Ses compagnons étaient déjà debout, et il allait se montrer quand il entendit Joe qui disait :

— Non, Tom n’est pas un lâcheur, Huck. On peut compter sur lui, il ne désertera pas. Il sait que ce serait une honte pour un pirate. Je suis sûr qu’il manigance quelque chose.

— En attendant, il nous laisse le bec dans l’eau. Où diable peut-il être ? En tout cas, ce qu’il a mis dans ton chapeau est à toi.

— Pas encore, Huck. Je vais te relire ce qu’il a écrit : « Si le corsaire noir n’est pas revenu pour déjeuner… »

— Le corsaire noir est revenu ! s’écria Tom, dont l’entrée en scène produisit un effet des plus dramatiques, qu’il gâta en ajoutant : et j’ai une faim de loup !

Un somptueux repas, composé de lard et de divers relevés de poisson, fut bien vite préparé. Tandis que l’on y faisait honneur, Tom raconta (en les enjolivant) les dangers qu’il avait courus. Lorsqu’il eut terminé son récit, ses auditeurs se montrèrent aussi fiers que s’ils eussent été les héros de l’aventure. Enfin le corsaire noir, qui tombait de fatigue, se coucha à l’ombre et dormit jusqu’à midi ; les autres pirates, qui éprouvaient le besoin de se dégourdir les jambes, coururent vers l’endroit où le poisson ne semblait demander qu’à mordre.