Les Aventures de Tom Sawyer/Traduction Hughes, 1884/14

Traduction par William Little Hughes.
A. Hennuyer (p. 100-106).


XIV

SYMPTÔMES DE NOSTALGIE.


Lorsque Tom se réveilla le lendemain matin, il demeura tout étonné de ne pas se retrouver dans sa chambre. Il se redressa et se frotta les yeux. Il faisait à peine jour ; l’aube grise transformait le paysage que le feu du bivouac avait éclairé la veille. L’air était frais ; pas une feuille ne bougeait, aucun bruit ne troublait le silence de la forêt. La rosée émaillait de perles les feuillages et les hautes herbes. Une couche de cendres blanches couvrait le foyer, d’où montait en ligne droite une mince colonne de fumée bleue. Joe et Huck dormaient encore. Bientôt la voix d’un oiseau se fit entendre ; d’autres oiseaux répondirent à cet appel. Peu à peu l’aube blanchit. Le merveilleux spectacle de la nature secouant le sommeil se révéla aux yeux du jeune spectateur. Une petite chenille d’un vert d’émeraude se mit à onduler sur une feuille humide de rosée, soulevant par moments les deux tiers de son corps en l’air, flairant à droite et à gauche, puis continuant sa promenade. Elle se dirigea vers Tom, qui se tint immobile. À plusieurs reprises elle parut sur le point de changer de route et il se dépita. Enfin l’insecte, après avoir longuement réfléchi, la tête en l’air, s’aventura sur la jambe de Tom et monta le long de son pantalon, de son gilet, de sa jaquette. Notre écolier ne se sentit pas de joie. « Elle prend ma mesure », se dit-il. Sans nul doute il allait être avant peu habillé à neuf et endosser un superbe uniforme de pirate ! Bientôt une procession de fourmis se montra. Elles marchaient toutes dans la même direction avec cet air affairé qui les distingue, courant çà et là comme des gens qui ont perdu quelque chose, mais qui sont trop pressés pour se livrer à des recherches sérieuses. Une seule d’entre elles avait fait une trouvaille — une araignée morte, cinq fois plus grosse qu’elle — et luttait bravement pour escalader une pierre sans lâcher son butin. Une coccinelle aux élytres brunes tachetées de noir avait grimpé à une hauteur vertigineuse… jusqu’au sommet d’un brin d’herbe. Tom se pencha sur elle et lui dit :

Bête à bon Dieu, regagne ta demeure,
Ta maison brûle et ta famille pleure.

La coccinelle s’envola aussitôt et alla voir ce qui en était. Tom n’éprouva aucune surprise. Il savait de vieille date que les coccinelles sont crédules en fait d’incendie, et ce n’était pas la première fois qu’il abusait ainsi de leur naïveté. Ensuite vint un vilain scarabée, ou plutôt la compagne d’un vilain scarabée, qui se donnait beaucoup de mal pour rouler en lieu de sûreté une boule de fumier où elle avait déposé ses œufs. Tom toucha l’insecte afin de le voir ramener ses pattes sous son abdomen et faire le mort. Il tourmentait sans scrupule les pauvres bêtes qui lui tombaient sous la main ; mais pour rien au monde il ne les aurait tuées, surtout en plein air, où elles étaient chez elles, ainsi que le répétait tante Polly.

Pendant que Tom se livrait à ces expériences entomologiques, la gent emplumée avait entonné son concert matinal et s’en donnait à cœur joie. Un oiseau moqueur, le mimus carolinensis, qui appartient à la famille des merles, s’abattit sur un arbre au-dessus de la tête de Tom et imita ses voisins avec un talent qui dut les tromper. Puis un geai passa comme un éclair bleu, se percha sur un rameau presque à la portée de notre pirate, pencha la tête et examina les étrangers d’un air goguenard. Deux écureuils gris, qui se poursuivaient de branche en branche, s’arrêtèrent et s’assirent pour inspecter les intrus. C’était sans doute la première fois qu’ils voyaient un être humain et ils ne savaient pas s’ils devaient s’effrayer. La nature était bien réveillée maintenant ; le soleil dardait de longs rayons qui perçaient çà et là l’épais feuillage et quelques papillons vinrent égayer la scène.

Tom secoua ses compagnons, qui furent bien vite debout. Deux ou trois minutes plus tard nos corsaires étaient déshabillés et s’ébattaient dans l’eau limpide du Mississippi, sur un banc de sable blanc. Un courant ou une crue passagère avait emporté leur radeau. Loin de se désoler, ils se félicitèrent de cet accident qui brûlait, pour ainsi dire, leurs vaisseaux.

Ils regagnèrent leur camp, le cœur léger et très affamés. Le feu du bivouac flamba bientôt de nouveau. Huck découvrit une source d’eau fraîche ; on fabriqua des coupes avec les larges feuilles d’un rumex et l’on déclara que cette simple boisson, servie dans des tasses d’une forme aussi inusitée, remplaçait avantageusement le café. Joe venait de découper quelques tranches de lard pour le déjeuner, quand Tom et Huck l’engagèrent à ne pas se presser. Ils se dirigèrent vers une anse et tendirent leurs lignes. Joe n’avait pas eu le temps de s’impatienter, lorsqu’ils revinrent avec plusieurs belles carpes, deux perches et un petit brochet : de quoi fournir un repas à une nombreuse famille. Ils firent frire les carpes avec le lard et furent surpris de le trouver si bon, car jamais poisson ne leur avait semblé plus délicieux. Ils ignoraient combien le poisson de rivière gagne à être apprêté au sortir de l’eau. Ils ne songeaient pas non plus que l’exercice en plein air, un bain froid et une forte dose d’appétit sont une sauce merveilleuse.

Leur repas terminé, ils se reposèrent à l’ombre d’un chêne, tandis que Huck fumait sa pipe, puis ils partirent pour un voyage d’exploration. Ils errèrent à l’aventure sous les arbres, se frayant un chemin à travers les buissons, écartant les vignes folles ou d’autres plantes grimpantes qui, après s’être enroulées autour d’un tronc d’arbre, retombaient en festons du haut des branches. Parfois ils rencontraient des éclaircies tapissées d’herbe et émaillées de fleurs.

L’île avait environ trois milles de long sur un quart de mille de large et n’était séparée de la terre ferme la plus proche que par un étroit


Les pirates à l’œuvre.

canal dont la largeur ne dépassait nulle part deux cents pieds. Nos corsaires profitaient de leur liberté pour prendre un bain toutes les heures, de sorte que l’après-midi était à moitié écoulé lorsqu’ils regagnèrent leur camp. Ils avaient trop faim pour pêcher ; ils se rabattirent sur le jambon et les biscuits, dont ils se régalèrent copieusement ; puis ils s’allongèrent sur l’herbe pour causer. Mais l’entretien ne tarda pas à languir. Le calme solennel des bois et le sentiment de la solitude agissaient sur l’esprit des explorateurs fatigués. Ils se mirent à songer. Une tristesse dont ils ne comprenaient pas le motif s’empara d’eux et prit bientôt une forme moins vague. La nostalgie du foyer domestique se faisait déjà sentir. Finn aux mains rouges lui-même rêvait aux granges et aux hangars hospitaliers de Saint-Pétersbourg.

Depuis quelque temps ils avaient conscience d’un bruit sourd qui semblait venir de loin et auquel ils ne prêtèrent d’abord qu’une attention peu soutenue. Comme le bruit mystérieux, qui se renouvelait à des intervalles assez réguliers, allait se rapprochant, ils se regardèrent d’un air interrogateur et tendirent l’oreille. Une sourde détonation retentit de nouveau et parut rouler le long du fleuve.

— D’où ça peut-il venir ? demanda Joe.

— Chut ! dit Tom. Ne parlons pas, écoute.

Ils attendirent pendant quelques minutes ; le même son voilé par la distance troubla le silence du bois.

— Allons voir, s’écria Joe.

Ils coururent du côté de l’île le plus rapproché de la ville et regardèrent le long du fleuve. Le petit steamer qui servait de bac entre les deux rives du fleuve se montrait à un mille au-dessous de Saint-Pétersbourg et suivait doucement le courant. Il y avait beaucoup de monde sur le pont et un grand nombre de barques, montées par des rameurs ou marchant à la voile, escortaient le vapeur ; mais on ne pouvait distinguer le mouvement des équipages. Bientôt un jet de fumée blanche s’échappa de l’avant du petit navire et, tandis que la fumée se dilatait en formant un léger nuage, le bruit se répéta.

— Je sais ce qu’ils cherchent, s’écria Tom.

— Moi aussi, dit Huck. Ils cherchent un noyé et tirent le canon pour le faire remonter. Ils ont essayé ça l’été dernier quand Bill Turner a disparu. — Je voudrais joliment savoir qui c’est ! dit Joe, lorsqu’on eut en vain attendu une nouvelle détonation.

Tom eut tout à coup une idée lumineuse.

— Quelle chance ! s’écria-t-il. Les noyés, c’est nous !

Nos pirates se sentirent aussitôt transformés en héros. Quel triomphe ! On les cherchait, on les regrettait ; on se rappelait les actes de cruauté, d’injustice dont ils avaient été victimes ; on s’abandonnait à des remords tardifs.
Quelle chance !
Bien mieux, les pirates méconnus étaient le sujet de toutes les conversations, et leur brillante notoriété devait exciter l’envie de leurs camarades. Cela valait la peine d’être pirates !

Vers l’heure du crépuscule le vapeur retourna à son poste habituel, les barques disparurent et les pirates regagnèrent leur camp, très fiers de la célébrité qu’ils avaient acquise. Une pêche abondante leur fournit un souper auquel ils se sentaient disposés à faire honneur. Leur faim apaisée, ils se remirent à bavarder, cherchant à deviner ce que l’on disait d’eux à Saint-Pétersbourg. Les tableaux qu’ils se tracèrent de l’anxiété publique semblaient flatter leur amour propre ; mais lorsque la nuit vint, ils cessèrent peu à peu de jaser, et, bien que leurs regards restassent fixés sur le feu du bivouac, leur pensée voyageait vers un foyer plus familier. Leur repaire avait déjà perdu le prestige de la nouveauté. Tom et Joe ne purent s’empêcher de songer à certaines personnes qui ne devaient pas se réjouir de cette escapade. Un soupir leur échappa à leur insu. Enfin Joe lança un ballon d’essai, tâtant le terrain afin de découvrir si ses compagnons songeaient à un retour à la civilisation — non pas tout de suite, mais…

Tom répondit à cette avance par un ricanement sardonique digne du corsaire noir dont il avait emprunté le nom. Huck, qui ne s’était pas encore compromis, suivit l’exemple de son chef ; toute velléité de révolte fut donc étouffée pour le moment.

Huck ne tarda guère à s’assoupir et finit par ronfler. Joe en fit bientôt autant. Tom se tint assez longtemps immobile, la tête appuyée contre un tronc d’arbre. Enfin il se leva et, après avoir cherché dans l’herbe, qu’éclairait la lumière vacillante du feu de camp, il ramassa plusieurs cylindres semi-circulaires formés par l’écorce blanche d’un sycomore. Il en choisit deux qui parurent lui convenir, s’agenouilla près du foyer et traça péniblement quelques lignes avec son crayon sur chacun des morceaux d’écorce. Il en roula un qu’il mit dans la poche de sa jaquette et plaça l’autre dans le chapeau de Joe où il déposa aussi certains trésors d’une valeur inestimable, entre autres, un morceau de craie, une balle élastique, trois hameçons et une douzaine de billes dont deux en cristal. Alors il s’éloigna à pas de loup, disparut derrière les arbres et se mit à courir vers la pointe de l’île dès qu’il jugea que le bruit de ses pas ne pouvait plus réveiller les dormeurs.