Les Aventures de Tom Sawyer/Traduction Hughes, 1884/13

Traduction par William Little Hughes.
A. Hennuyer (p. 92-99).


XIII

LE REPAIRE DES PIRATES.


La résolution de Tom était prise. Tout le monde le repoussait. Soit. Il mènerait désormais l’existence d’un proscrit. Lorsqu’on apprendrait son départ, on se repentirait peut-être de l’avoir poussé à bout. Tandis qu’il se livrait à ses sombres réflexions, le futur proscrit était arrivé à une certaine distance de la ville, et la cloche de l’école résonna au loin pour appeler les élèves à la classe du soir. L’idée qu’il n’entendrait plus, jamais plus, ces sons familiers l’attrista. C’était dur, mais on l’y forçait.

Soudain il se trouva face à face avec Joe Harper, qui, lui aussi, avait à se plaindre de ses semblables, à en juger par sa mine renfrognée. Tom s’empressa d’annoncer à son ami intime qu’il était décidé à se soustraire aux mauvais traitements et au manque de sympathie. Il ne savait pas encore où il dirigerait ses pas ; mais il allait s’éloigner pour ne plus revenir.

Or, par un étrange hasard, Joe Harper courait depuis deux heures à la recherche de Tom, à qui il voulait adresser une confidence du même genre. Il venait de recevoir une correction humiliante — et cela sans motif encore — on l’accusait d’avoir bu un bol de lait dont il ignorait jusqu’à l’existence ! Puisque sa mère était lasse de lui, il s’en irait. Il espérait seulement que l’injustice qu’elle avait commise ne causerait pas trop de remords à la coupable. Les deux martyrs, après s’être apitoyés sur leur destinée, firent serment de ne se séparer que lorsque la mort viendrait mettre un terme à leurs souffrances. Joe aurait voulu se faire ermite, se réfugier dans une caverne où il se nourrirait de racines et périrait un jour ou l’autre de chagrin. Tom lui rappela qu’un ermite doit se passer de compagnons, lui démontra qu’une vie de crime présentait des avantages évidents, et son ami reconnut qu’il valait mieux devenir pirate. Il objecta toutefois que si un ermite doit se passer de compagnons, des pirates ne peuvent se passer d’un navire.

— Le navire viendra plus tard, riposta Tom. J’ai déjà trouvé un repaire, c’est là l’essentiel. Que penses-tu de l’île Jackson ?
Le serment.

— Fameux ! répliqua Joe Harper. Il n’y pousse pas de légumes ; mais nous y trouverons plus de poissons et d’œufs de tortue qu’il ne nous en faudra.

À une lieue au-dessous de Saint-Pétersbourg, à un endroit où le Mississippi n’a guère qu’un mille de largeur, s’étend une longue île boisée dont une plage basse, située à une de ses pointes, rend l’abord facile. Elle offrait un abri d’autant plus sûr que personne ne l’habitait, et elle touchait presque l’autre rive du fleuve, en face d’une forêt non exploitée. Certes, nos forbans ne pouvaient souhaiter un meilleur repaire. Quant à savoir quelles seraient les victimes de leurs pirateries, c’était là un détail dont nos deux écoliers ne se préoccupèrent pas pour le moment.

— Je songe à une chose, dit Tom, lorsque le point capital eut été réglé. Nous ne sommes que deux, ce n’est pas assez.

— Tâchons d’enrôler Huck, répliqua Joe. Il s’agit seulement de le décider assez tôt. Si je ne pars pas ce soir, je suis capable de ne plus vouloir partir du tout.

— Sois tranquille, répondit Tom. Nous avons du temps de reste. Les pirates ne se mettent jamais en route en plein jour. Huck sera ravi d’en être. C’est justement l’homme qu’il nous faut ; il connaît notre repaire mieux que nous.

En effet, Huckleberry Finn, qu’ils rencontrèrent flânant sur la grande place, consentit sans peine à se joindre à eux, car toutes les carrières lui semblaient bonnes, pour peu qu’elles eussent le charme de la nouveauté. Tom exposa son plan de campagne, et il fut décidé qu’ils se retrouveraient à minuit — l’heure de crime — à un endroit désert situé à deux milles au-dessus de la ville. Il y avait là un petit radeau dont on s’emparerait à l’abordage, afin de gagner le repaire. Chacun devait apporter sa canne à pêche et les vivres qu’il pourrait se procurer.

Vers minuit, Tom arriva avec un jambon bouilli et diverses autres provisions. Son premier soin fut de se cacher dans un épais taillis au sommet d’une colline qui dominait le lieu du rendez-vous. Les étoiles brillaient et rien ne bougeait. Il prêta l’oreille ; aucun bruit ne troublait le silence. Alors il siffla doucement. Un coup de sifflet lui répondit du bas de la colline. Il répéta deux fois ce signal avec le même résultat, puis une voix cria :

— Qui va là ?

— Tom Sawyer, le corsaire noir ! Nommez-vous !

— Huck Finn aux mains rouges !

— Joe Harper, la terreur des mers !

C’est Tom qui avait fourni à ses complices ces surnoms empruntés à un de ses livres favoris.

— C’est bien. Donnez le mot d’ordre.

Deux voix caverneuses répliquèrent en chœur :

— Sang et tonnerre !

Sur ce, Tom, lançant son jambon le long de la colline escarpée, prit le même chemin, au grand dommage de sa peau et de ses vêtements. Il aurait pu rejoindre ses amis en suivant un sentier très commode ; mais cette route n’offrait aucun des dangers, aucune des difficultés que recherchent les flibustiers.

Terreur-des-mers avait apporté une flèche de lard et un petit sac de biscuits. Finn aux mains rouges s’était approprié une poêle à frire, une quantité de tabac en feuilles et des balles de maïs dont on se sert aux États-Unis pour fabriquer des fourneaux de pipe. Corsaire-Noir, à la vue d’un foyer qui couvait sur la plage, s’écria :

— Mille sabords ! j’ai oublié d’emprunter un briquet et de l’amadou. Il faut nous procurer les moyens d’allumer un feu de bivouac. Que serions-nous devenus si je n’avais pas songé à cela ?

Nos pirates se dirigèrent donc vers le brasier à moitié éteint. L’expédition fut menée d’une façon très imposante. On s’arrêtait de temps à autre, un doigt sur les lèvres ; on se remettait en route à pas de loup, la main sur le manche d’un poignard imaginaire ; on se baissait pour écouter.

— Chut ! disait Tom ; si l’ennemi bouge, enfoncez la lame jusqu’à la garde !

Il savait fort bien que les débardeurs se trouvaient dans la ville, en train de boire ; mais ce n’était pas une raison pour ne pas agir en vrais forbans.

Après avoir ainsi débuté dans la carrière du crime en dérobant quelques tisons qui furent déposés avec soin dans la poêle à frire, on gagna le radeau et on fit voile, pour employer l’expression du capitaine. Joe pagayait à l’avant, Huck à l’arrière. Tom commandait. Debout sur la passerelle — c’est-à-dire au centre du radeau — il se tenait les bras croisés, les sourcils froncés, donnant ses ordres. — Lofez !… Barre à tribord !… Ferlez les huniers… Toutes voiles dehors !… Pare à virer !

Comme l’équipage se bornait à amener le radeau dans le courant, il semblait entendu que ces ordres n’étaient donnés que pour la forme. Nos nautoniers, du reste, savaient conduire une embarcation et ne traversaient pas pour la première fois le Mississippi. Le radeau gagna le milieu du fleuve ; les rameurs pointèrent leurs avirons dans la direction de l’île et cessèrent de pagayer, laissant agir le courant qui les menait vers l’île. On se tut tandis que le radeau passait devant la petite ville endormie dont quelques faibles lueurs indiquaient l’emplacement. Corsaire-Noir, les bras toujours croisés, jetait « un dernier regard » sur le théâtre de ses souffrances passées. Il souhaitait que Becky pût le voir bravant les colères de l’Océan, avec un sourire amer sur les lèvres. Il n’eut pas un grand effort d’imagination à faire pour transporter l’île Jackson à une distance incalculable de Saint-Pétersbourg. Ses compagnons contemplèrent la petite ville avec des idées moins romanesques. Ils la contemplèrent même si longtemps, qu’ils faillirent dépasser la pointe de l’île et se laisser entraîner par le courant ; mais ils découvrirent le danger assez tôt pour l’éviter. Vers une heure et demie du matin, le radeau échoua sur la barre à une centaine de mètres de l’endroit où ils voulaient aborder. Les corsaires durent accomplir plusieurs voyages, plongés dans l’eau jusqu’à la ceinture, afin de débarquer leur légère cargaison. Une partie du gréement du radeau se composait d’une vieille voile dont on s’empara et qui, étendue entre deux arbres, devait servir de tente pour abriter les provisions. Quant aux flibustiers, ils comptaient dormir à la belle étoile, selon la coutume des gens de leur profession.

Après avoir allumé un grand feu dans une éclaircie du bois, ils apprêtèrent quelques tranches de lard dans la poêle à frire et diminuèrent considérablement leur provision de biscuits. Ils étaient fiers de se régaler ainsi en toute liberté, sur une île déserte, loin des lieux fréquentés par les hommes, et ils déclarèrent qu’ils renonçaient à jamais à la vie civilisée. Les flammes du foyer éclairaient leurs visages d’une lueur rougeâtre qui leur donnait le teint de gens habitués à affronter tous les climats. Du moins, c’est ce qu’affirma Tom.


Les pirates.

Lorsque la dernière tranche de lard et la ration de biscuit eurent disparu, les corsaires s’étendirent sur l’herbe avec un soupir de satisfaction béate. Ils auraient pu trouver un lieu de repos plus frais ; mais un feu de camp leur semblait une des nécessités pittoresques de la situation.

— Que diraient les autres, s’ils nous voyaient ! s’écria Joe Harper. — Ce qu’ils diraient ? répliqua Tom. Ils mourraient d’envie de nous rejoindre, pus vrai, Hucky ?

— Tu peux le parier. En tout cas, le métier de pirate me va. On a de quoi manger, et il n’y a pas ici un tas de gens pour me rembarrer sans cesse.

— C’est justement là l’avantage d’une île déserte, dit Tom. On se lève, on se couche quand on veut. Pas d’école et personne pour coudre votre col de chemise avec du fil blanc ou du fil noir, afin de découvrir si vous vous êtes baigné en cachette.

— J’aime mieux être un pirate qu’un ermite, maintenant que j’ai essayé, dit Joe Harper.

— Je crois bien ! Vois-tu, un ermite serait obligé de dormir sur la pierre la plus dure de l’île, de vivre tout seul, de se cingler les épaules à coups de corde, de porter une robe qui lui écorcherait la peau et de s’arroser la tête de cendres.

— Pourquoi ça ? demanda Huck.

— Je n’en sais rien. Tous les ermites le font.

Huck ne poussa pas plus loin son interrogatoire. Il venait de vider une balle de maïs, d’y adapter un roseau, de la bourrer de tabac, et il allumait sa pipe. Il aspira la fumée d’un air si satisfait, que ses compagnons résolurent d’acquérir avant peu ce talent viril. Enfin il demanda :

— Qu’est-ce que les pirates ont à faire ?

— Ils n’ont qu’à s’amuser, répliqua Tom. Ils prennent à l’abordage les navires qu’ils rencontrent ; ils emportent dans leur repaire les piastres, les bijoux et les plats d’or ; ils tuent ceux qui leur résistent et les jettent à l’eau.

— Ils ne tuent pas les femmes, ajouta Joe Harper.

— Jamais, dit Tom. Ils sont trop généreux pour leur faire le moindre mal.

— Et les femmes aiment les pirates, parce qu’ils portent des habits plus beaux que ceux des écuyers du cirque, des habits tout couverts d’or et de diamants, reprit Joe.

Huck jeta un regard penaud sur son pantalon rapiécé.

— Je n’ai pas l’air d’un pirate, dit-il.

Ses amis le rassurèrent. Pour commencer, il n’y avait pas besoin d’être bien mis, quoique certains pirates eussent l’habitude de se munir dès le début d’une riche garde-robe.

Pau à peu la conversation devint moins animée ; les paupières des jeunes fugitifs s’alourdirent. La pipe glissa entre les doigts de Huck, qui fut le premier à fermer les yeux. Terreur-des-mers et Corsaire-Noir eurent plus de peine à s’endormir. Chaque fois que le sommeil approchait, un intrus venait le chasser. Cet intrus était la conscience, qui leur adressait déjà de vagues reproches. Enfin, la fatigue aidant, ils s’assoupirent à leur tour.