Les Aventures de Tom Sawyer/Traduction Hughes, 1884/12

Traduction par William Little Hughes.
A. Hennuyer (p. 86-91).


XII

TANTE POLLY, MÉDECIN.


Si le cauchemar qui avait troublé le sommeil de Tom ne pesait plus sur lui, c’est qu’un nouvel intérêt l’absorbait. Becky Thatcher avait cessé de venir à l’école. On la disait malade. Si elle allait mourir ? Cette pensée désespérait notre héros, qui ne songea plus à se faire clown, chef d’une tribu sauvage ou même pirate. Il laissa de côté son cerceau, sa balle, ses billes. Tante Polly s’inquiéta ; elle le crut indisposé et lui administra toutes sortes de remèdes. C’était une de ces bonnes âmes qui ont foi dans les médecines brevetées. On n’inventait aucune drogue qu’elle n’eût envie d’essayer, non sur elle-même — car sa santé ne laissait rien à désirer — mais sur quiconque lui tombait sous la main. Elle recevait une de ces feuilles périodiques qui apprennent à leurs abonnés à mourir sans l’aide du médecin, et prenait pour paroles d’Évangile les réclames que les charlatans font insérer dans ces publications populaires. Forte de ses connaissances hygiéniques, elle prodiguait les consultations gratuites au grand dommage de ses voisins.

À cette époque, une nouvelle panacée devenait à la mode. Tante Polly avait appris que l’hydrothérapie était un spécifique souverain contre l’apathie et contre bien d’autres malaises. Tom avait évidemment besoin de stimulants. Chaque matin, au saut du lit, il fut installé devant une des cloisons du bûcher, inondé d’eau froide et frotté avec une serviette de grosse toile qui produisait l’effet d’une râpe et donnait à sa peau la couleur d’un homard bouilli. Ensuite on enveloppait le patient dans un drap mouillé, on le roulait dans une couverture et on le laissait transpirer selon la formule.

En dépit de ce traitement énergique, Tom se montra de plus en plus triste, de plus en plus découragé, de plus en plus énervé. Tante Polly consulta son journal et ajouta au déluge d’eau froide des bains chauds. Tom ne retrouva pas sa gaieté d’autrefois. Tante Polly aida l’hydrothérapie en astreignant le malade à un régime sévère et en lui collant sur la peau divers papiers chimiques. Elle lui fit en outre avaler plus de médecines brevetées qu’il n’en fallait pour guérir ou tuer un cheval.

À la longue, Tom se soumit avec indifférence à une persécution sanitaire contre laquelle il s’était d’abord révolté. Cette phase inattendue de la maladie consterna la vieille dame. À tout prix il importait de vaincre une inertie aussi alarmante. Par bonheur elle entendit alors parler du fameux Élixir réconfortant. Elle s’en procura aussitôt plusieurs flacons. Elle goûta l’élixir et bénit l’inventeur. C’était tout simplement du feu liquide. Elle délaissa l’hydrothérapie et les autres remèdes en faveur de l’élixir. Elle en donna une cuillerée à Tom et attendit le résultat avec une vive anxiété. Le résultat fut tel que l’inquiétude dont elle souffrait depuis plusieurs semaines s’évanouit en un clin d’œil. L’indifférence de Tom semblait vaincue — il s’était mis à danser et à gambader.

— Tu vois, dit tante Polly ; j’ai enfin mis la main sur le bon remède ; rien ne résiste à cela.

Tom, en proie à un incendie intérieur, sentit qu’il serait temps de se réveiller. L’existence négative qu’il menait pouvait convenir à des malheureux qui, comme lui, ne s’intéressaient plus à quoi que ce fût ; mais il commençait à en avoir assez et à trouver qu’on l’assujettissait à des épreuves par trop variées. Il songea donc à se soustraire aux expériences de sa tante et résolut de feindre d’aimer l’élixir réconfortant. Il en demanda si souvent que sa tante finit par l’inviter à se servir lui-même et à la laisser tranquille. S’il se fût agi de Sid, elle n’aurait redouté aucun subterfuge ; mais elle se méfiait de Tom et surveilla en cachette le flacon. Elle vit que le niveau de l’élixir s’abaissait avec une régularité satisfaisante et l’idée ne lui vint pas que le malade se servait de la médecine pour guérir une fente qui existait dans le plancher du parloir.

Un jour que Tom était en train d’administrer une dose à la fente en question, le chat jaune de sa tante s’approcha en ronronnant et regarda la cuiller d’un œil plein de convoitise. Tom lui dit :

— N’en demande pas, Roméo, si tu n’en veux pas.


L’élixir réconfortant.

Mais Roméo donna à entendre qu’il en voulait.

— Bien sûr ?

Roméo ronronna.

— Alors je vais te céder ma part, parce que je ne suis pas un goulu. Seulement, si la médecine te déplaît, tu ne t’en prendras qu’à toi ?

Roméo accepta cette condition. Tom le prit d’une main caressante, le tint serré entre ses genoux, lui ouvrit la mâchoire et lui versa dans le gosier une cuillerée de l’élixir. Roméo se dégagea, sauta à une hauteur de deux pieds, poussa un miaulement qui ressemblait au cri de guerre d’un Peau-Rouge et courut à travers la chambre en bondissant par-dessus les meubles ; puis il se dressa sur ses pattes de derrière, exécuta un cavalier seul qu’un maître de danse eût certes admiré, et laissa échapper un second miaulement que Tom regarda comme une expression de joie ineffable. Après avoir ainsi remercié son bienfaiteur, le chat se livra à une nouvelle course au clocher. Tante Polly arriva juste à temps pour voir son favori exécuter une dernière pirouette et s’enfuir par la croisée en entraînant deux pots de fleurs, Elle demeura muette de surprise, regardant par-dessus ses lunettes et se demandant si elle devait en croire ses yeux. Tom, qui se roulait par terre et se tenait les côtes, fut bien vite debout.


Tom, qu’a donc Roméo ?

— Tom, qu’a donc Roméo ? demanda la vieille dame.

— Je ne sais pas… J’ai tant ri que je n’en puis plus. — Je ne l’ai jamais vu se démener de la sorte. Que lui est-il arrivé ?

— Il a peut-être vu une souris. Les chats dansent quand ils voient une souris… du moins on me l’a dit.

Tom ne riait plus ; sa tante, qui regardait autour d’elle d’un air soupçonneux, venait d’apercevoir le flacon. Bientôt elle ramassa la cuiller révélatrice et la brandit d’un geste menaçant. Tom baissa les yeux. Il se sentit soulevé par l’oreille et reçut deux ou trois coups de cuiller sur la tête.

— Voyons, comment as-tu pu traiter ainsi un pauvre animal qui ne peut pas se plaindre ?

— Je l’ai fait par charité, parce qu’il n’a pas de tante.

— Pas de mauvaises plaisanteries, Tom !

— Ce n’est pas une plaisanterie. J’ai eu pitié de lui, parce qu’il n’a personne pour lui brûler l’estomac avec un tas de drogues.

Tante Polly éprouva un remords de conscience. La situation lui apparut sous un nouveau jour. S’il y avait de la cruauté à droguer un chat, peut-être n’était-il pas moins cruel de bourrer son neveu de remèdes. Elle s’attendrit, une larme mouilla ses yeux ; elle posa la main sur la tête de Tom et dit d’un ton ému :

— J’ai agi pour le mieux, et puis cela t’a fait du bien.

Tom regarda à la dérobée l’endroit où il avait versé tant de cuillerées d’élixir et répliqua avec beaucoup de gravité :

— Je sais que tu as agi pour le mieux, ma tante ; moi aussi, et cela a fait du bien à Roméo. C’est la première fois qu’il danse.

— Allons, vilain garnement, je vois que tu n’as plus besoin de médecine. Cours à l’école et tâche de ne plus me chagriner.

Tom arriva à l’école avant l’heure de la classe. Du reste, depuis quelque temps, il se présentait toujours un des premiers et son exactitude inusitée avait attiré l’attention de ses camarades. Ces derniers remarquaient aussi qu’au lieu de jouer comme autrefois avec eux, il rôdait seul à l’entrée de la cour. Il se disait malade. Ce jour-là, il se tint à son poste habituel, surveillant la route. Chaque fois qu’une robe se montrait à l’horizon, il était prêt à danser de joie ; mais dès que la robe se rapprochait, il retombait dans son abattement. Enfin, les robes cessèrent d’apparaître et il entra dans la salle d’étude déserte pour broyer du noir tout à son aise en regardant par la croisée. À peine se fut-il installé qu’il vit arriver Becky. L’instant d’après, il était dehors, criant, courant, riant, décoiffant ses camarades, bondissant par-dessus la clôture, se tenant debout sur la tête, bref, exécutant les nombreux tours de force qu’une longue expérience lui avait rendus faciles. Becky ne semblait pas faire la moindre attention à lui. Se pouvait-il qu’elle ignorât sa présence ? Il porta ses exploits dans le voisinage immédiat de la nouvelle venue ; il décrivit des cercles autour d’elle en poussant des cris effroyables ; il saisit la première casquette qui lui tomba sous la main et la lança sur le toit de l’école ; il se précipita tête baissée au milieu d’un groupe de joueurs, les culbuta dans toutes les directions et vint s’abattre aux pieds de celle qu’il voulait charmer et qu’il faillit renverser. Ce fut à peine si Becky daigna regarder l’acrobate déconfit ; mais elle hocha la tête d’un air dédaigneux. Le sang monta aux joues de Tom. Il se releva et s’éloigna l’oreille basse.