Les Aventures de Tom Sawyer/Traduction Hughes, 1884/10

Traduction par William Little Hughes.
A. Hennuyer (p. 74-79).


X

LE SERMENT.


Les deux enfants, pâles d’effroi, coururent d’abord côte à côte dans la direction de la ville sans échanger une parole. Ils retournaient la tête de temps en temps et regardaient par-dessus leur épaule, comme des gens qui craignent d’être poursuivis. Dans chaque tronc d’arbre qui se dressait sur la route ils croyaient voir un homme et un ennemi, si bien que la peur leur coupait la respiration. Tandis qu’ils passaient devant les cottages disséminés à l’entrée de la ville, les aboiements des chiens de garde semblaient leur mettre des ailes aux pieds.

— Si nous pouvions seulement arriver jusqu’à la vieille tannerie, dit enfin Tom d’une voix haletante et sans s’arrêter. Je ne me tiens plus sur mes jambes.

— C’est comme moi, répliqua Huckleberry.

Malgré les plaintes que leur arrachait la frayeur plutôt que la fatigue, ils continuèrent leur course, les yeux fixés sur le but désigné par Tom. Enfin, ils gagnèrent une masure abandonnée, se précipitèrent ensemble par la porte ouverte et se laissèrent tomber derrière un mur protecteur. Peu à peu leur pouls battit moins fort et Tom dit à voix basse :

— Quelle histoire, Huck !

— J’aurais presque autant aimé voir le diable !

— Comment ça finira-t-il ?

— Si le docteur meurt, ça finira par une pendaison.

— Tu crois ?

— J’en suis sûr.

— Mais qui racontera la chose ? Nous ?


La fuite.

— Nous ? Oh, non ! Si nous dénoncions Joe l’Indien, il nous tuerait un jour ou l’autre, j’en mettrais ma main au feu.

— C’est justement ce que je pensais, Huck. — Laissons parler Jack Potter.

— Jack Potter n’a rien vu, donc il ne pourra rien raconter, répliqua Tom.

— Hein ? Qu’est-ce que tu me chantes là ?

— Il venait d’être assommé lorsque Joe l’Indien a frappé le docteur. Comment veux-tu qu’il sache quelque chose ? Et puis le coup l’a peut-être tué,

— Je te parie que non, répondit Huck. Il était gris, comme toujours, et mon père avait l’habitude de dire que quand un individu est ivre, on lui cognerait la tête avec une église sans lui faire trop de mal.

Après avoir réfléchi un moment, Tom demanda :

— Huck, es-tu certain de pouvoir garder le secret ?

— Oh ! oui, car si j’ouvrais la bouche, Joe ne se gênerait pas pour me noyer comme un chien. N’aie pas peur, va, Tom ; je ne parlerai pas.

— N’importe, nous allons jurer de ne pas souffler mot.

— C’est cela, jurons.

Et joignant le geste à la parole, Huck leva la main et se disposa à prêter le serment demandé.

— Attends un peu, Huck ; il ne s’agit pas d’un petit serment de rien du tout, interrompit son compagnon. Pour une affaire sérieuse il faut des écritures et du sang.

L’occasion de signer un contrat de son sang ne se rencontre pas souvent ; elle ne se présentait même qu’une seule fois dans les livres que Tom avait lus. L’heure, le lieu, les circonstances donnaient en outre à la cérémonie un caractère solennel. Il s’empressa donc de ramasser un large copeau de bois blanc que les rayons de la lune semblaient lui désigner, chercha un bout de crayon parmi les trésors que contenaient ses poches et traça, avec beaucoup plus d’application qu’il n’en mettait d’ordinaire à ce genre d’exercice, les lignes suivantes :

88
88

Huckleberry s’extasia devant la calligraphie de Tom et admira la clarté de son style.

— À présent, dit ce dernier, il s’agit de signer.

Il déroula le fil qui entourait une des aiguilles fichées dans le revers de sa jaquette, piqua son pouce, qu’il pressa afin d’en faire sortir une gouttelette de sang. Après avoir fait saigner la piqûre à diverses reprises, il parvint, à l’aide d’un clou qui lui servit de plume, à orner le document de ses initiales. Il guida ensuite la main de Huck qui traça, tant bien que mal, un H et un F. Le contrat qui liait la langue des deux témoins du meurtre fut enterré à l’endroit même où il avait été signé.

— Tom, demanda Huck, ça tient pour toujours ces machines-là ?

— Naturellement, puisque c’est signé avec notre sang. Quoi qu’il arrive, motus, à moins que tu n’aies envie de tomber mort.

Là-dessus les deux amis prirent congé l’un de l’autre, complètement oublieux du remède infaillible contre les poireaux qui avait motivé leur malencontreuse expédition.

Lorsque Tom se faufila dans sa chambre à coucher il faisait presque jour. Il se glissa dans le lit avec une prudence extrême, convaincu que personne ne se doutait de son escapade. Il ignorait que le doux Sid, qui ronflait alors comme un sabot, veillait depuis plus d’une heure.

Quand il rouvrit les yeux, son frère était levé et parti. Pourquoi ne l’avait-on pas appelé, comme d’habitude ? Tante Polly savait-elle quelque chose ? Il s’habilla en toute hâte et descendit. La famille se trouvait déjà à table. On ne lui adressa aucun reproche. Il s’assit et s’efforça de paraître gai. Vains efforts. Ses plaisanteries, ses sourires demeurèrent sans réponse. Évidemment Sid l’avait dénoncé.

Dès qu’il eut achevé son repas, sa tante le prit à part. Il espéra qu’il allait recevoir une correction. Son espoir ne se réalisa pas. Tante Polly commença par pleurer sur lui ; puis elle lui demanda comment il pouvait ainsi briser son vieux cœur et finit en l’engageant à continuer, s’il tenait à la voir descendre dans la tombe avant l’heure. Mille coups d’étrivière auraient produit moins d’impression sur Tom dont le cœur était plus sensible que la peau. Il pleura, promit de se réformer et fut congédié ; mais il comprit qu’il n’avait obtenu qu’un pardon incomplet et que ses promesses n’inspiraient qu’une faible confiance. Il se retira trop abattu pour garder rancune à Sid, de sorte que le dénonciateur aurait pu se dispenser de battre aussi promptement en retraite par la porte de derrière.

Ce fut le cœur gros et d’un pas alourdi que notre héros gagna l’école. La punition qui l’attendait pour avoir fait l’école buissonnière la veille ne le préoccupait guère.
Tu me feras mourir de chagrin.
Il la subit de l’air d’un homme qui supporte de si rudes épreuves que de pareilles bagatelles le laissent indifférent ; puis il s’installa à sa place, les coudes sur son pupitre, la mâchoire dans les mains, et se mit à contempler le mur avec le regard fixe d’un infortuné qui se demande s’il n’a pas atteint les dernières limites de la souffrance humaine. Son coude pressait une substance dure — peu lui importait une meurtrissure de plus ou moins ! À la longue, cependant, il changea de posture et prit d’un air distrait l’objet en question qui se trouvait enveloppé dans un vieux journal. Il déplia le papier. Un long soupir s’échappa de sa poitrine et son cœur se serra. C’était la belle boule de cuivre qui ornait naguère une paire de chenets désormais dépareillée. Cette dernière goutte d’amertume fit déborder le vase.