Les Aventures de Nigel/Chapitre 03

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 56-69).


CHAPITRE III.

INTRODUCTION DU HÉROS.


Bobadel. Je vous prie de n’apprendre ma demeure à aucune de vos connaissances.
Maître Malthé. Qui, moi, monsieur ? Ah, seigneur !
Ben Johnson.


La matinée du lendemain trouva Nigel Olifaunt, le jeune lord de Glenvarloch, seul et tristement assis dans le petit appartement qu’il occupait dans la maison de John Christie, l’approvisionneur de marine, appartement que cet honnête marchand, peut-être par reconnaissance pour la profession à laquelle il devait ses principaux moyens d’existence, avait fait construire, autant que possible, d’après le plan d’une cabine de vaisseau.

La maison elle-même était située près du quai Saint-Paul, au bout de ces rues étroites et tortueuses qui, jusqu’à l’époque où cette partie de la ville fut détruite par l’incendie de 1666, formaient un labyrinthe compliqué de petites ruelles et allées sombres, humides et malsaines, où la peste se cachait aussi sûrement qu’elle le fait de nos jours dans les quartiers obscurs de Constantinople. Mais la demeure de Christie avait vue sur la rivière, et avait en conséquence l’avantage du grand air, imprégné toutefois des vapeurs odorantes des divers articles qu’il tenait dans sa boutique, et qui se composaient de fromage, beurre, savon, chandelles, etc. À tout cela se joignait l’odeur du goudron et celle de la vase que la marée découvrait en se retirant.

Au total, si ce n’est que l’habitation ne flottait pas avec le flux, et ne courait pas de risque d’échouer avec le reflux, le jeune lord était presque aussi commodément logé qu’il l’avait été à bord du petit brick de commerce qui l’avait amené à Londres de la longue ville de Kirkaldy dans le comté de Fife. D’ailleurs, l’honnête Christie, son hôte, avait pour lui toute sorte d’égards ; car Richie Moniplies n’avait pas jugé à propos de garder assez sévèrement l’incognito de son maître pour que le brave marchand ne pût soupçonner le rang élevé de son locataire. Quant à dame Nelly son épouse, c’était une petite femme toute ronde, agaçante, aimant à rire, avec des yeux fort noirs, un petit corset bien serré, un tablier vert, un jupon rouge bordé d’un étroit galon d’argent, et qui, très-judicieusement, descendait tout juste autant qu’il fallait pour montrer une cheville bien tournée et un petit pied étroitement chaussé d’un soulier bien ciré. Elle devait naturellement s’intéresser à un joli garçon, d’une humeur agréable, et s’accommodant de bonne grâce du logement que la maison pouvait offrir. En outre elle remarquait dans son jeune hôte des manières bien supérieures à celles des patrons ou capitaines de vaisseaux marchands qui occupaient habituellement ses appartements. En effet, au départ de ceux-ci elle était sûre de trouver ses planchers, dont elle prenait tant de soin, salis de restes de tabac (car en dépit des efforts du roi Jacques, cette plante narcotique commençait à être en usage), et ses plus beaux rideaux imprégnés de l’odeur du genièvre et autres liqueurs fortes, ce qui lui faisait dire avec raison qu’il y avait déjà bien assez des exhalaisons qui s’échappaient du magasin et de la boutique sans y joindre celles-là.

Mais il n’en était pas de même de M. Olifaunt : toutes ses habitudes étaient régulières, et respiraient la propreté la plus soigneuse ; ses manières, quoique ouvertes et simples, annonçaient tellement le courtisan et le gentilhomme, qu’elles formaient le plus frappant contraste avec le langage bruyant, les plaisanteries grossières et la brusque impatience des marins. Dame Nelly avait aussi remarqué que son hôte était mélancolique, malgré tous les efforts qu’il faisait pour paraître tranquille et serein ; enfin, elle prenait à lui, presque sans s’en douter, ou du moins sans en soupçonner l’étendue, un degré d’intérêt dont un galant moins scrupuleux aurait pu être tenté de profiter aux dépens du bonhomme Christie, âgé au moins d’une vingtaine d’années de plus que sa femme. Olifaunt, toutefois, avait non seulement autre chose en tête, mais il aurait regardé une telle intrigue, si l’idée lui en fût venue, comme une indigne violation des lois de l’hospitalité ; car feu son père l’avait élevé dans les principes les plus sévères de la religion nationale, et avait formé ses mœurs d’après les lois de l’honneur le plus scrupuleux. Le jeune lord n’avait pas échappé à la faiblesse dominante dans son pays, à ce sentiment d’orgueil attaché à une haute naissance, jointe à un penchant à estimer le mérite et l’importance des hommes d’après le nombre et l’illustration de leurs aïeux. Mais il savait se rendre maître de cet orgueil de famille : son bon sens et sa politesse naturelle lui avaient appris à le voiler presque entièrement.

Tel que nous venons de le décrire, Nigel Olifaunt, ou plutôt le jeune lord Glenvarloch, était, au moment où notre narration le présente au lecteur, dans une grande inquiétude sur le sort de son fidèle et unique serviteur. Richard Moniplies avait été envoyé par son jeune maître, la veille au matin, jusqu’à la cour, à Westminster, et n’en était pas encore revenu. Le lecteur est déjà au courant de ses aventures de l’après-midi, et par conséquent il en sait à cet égard plus que son maître, qui n’avait pas entendu parler de lui depuis vingt-quatre heures. Cependant, dame Nelly Christie, compatissante aux inquiétudes de son hôte, cherchait autant que possible à le distraire. Elle plaça sur la table un énorme morceau de bœuf froid, saupoudré de sel et entouré comme de coutume de navets et de carottes… Elle lui recommanda sa moutarde comme venant en droite ligne de la boutique de sa cousine, à Tewkburg, épiça la rôtie de ses propres mains, et de ses propres mains aussi elle tira un pot d’une ale forte et mousseuse car tels étaient les éléments du solide déjeuner de cette époque.

Quand elle vit que l’inquiétude de son hôte l’empêchait de faire honneur à la bonne chère qu’elle avait placée devant lui, elle commença son cours de consolations verbales avec la volubilité ordinaire aux femmes de sa classe, qui, pleines de confiance dans leurs agréments, leurs bonnes intentions et la force de leurs poumons, ne craignent ni de se fatiguer, ni de lasser leurs auditeurs.

« Eh bien ! qu’est-ce qu’il y a ? Faudra-t-il que nous vous renvoyions en Écosse aussi maigre que vous êtes venu ? En vérité, ce serait contraire à l’ordre des choses. Voilà le père de mon mari, le vieux Sandie Christie ; j’ai entendu dire que c’était un atome quand il est arrivé du Nord, et je gagerais que, lorsqu’il mourut, il y a dix ans à la Saint-Barnabe, il pesait au moins cent soixante. Je n’étais qu’une petite fille en ce temps-là, et je demeurais dans le voisinage… Je ne pensais guère alors que je serais devenue la femme de John qui a une bonne vingtaine d’années plus que moi ; mais c’est un homme laborieux et un bon mari… Et son père, comme je vous disais, est mort aussi gras qu’un marguillier… Mais j’espère, monsieur, que ma petite plaisanterie ne vous a pas offensé, et je me flatte que Votre Honneur a trouvé l’ale de son goût, ainsi que le bœuf et la moutarde. — Tout cela est excellent… Tout est trop bon… répondit Olifaunt… Vous avez tant de soin et de propreté dans tout ce que vous apprêtez, dame Nelly, que je ne sais comment je pourrai vivre quand je retournerai dans mon pays, si jamais j’y retourne. »

Ces dernières paroles parurent lui échapper involontairement, et un profond soupir les accompagna.

« Je réponds qu’il ne tiendra qu’à Votre Honneur d’y retourner dit la dame, à moins que vous ne préfériez prendre pour femme une Anglaise belle et bien dotée, comme l’ont fait plusieurs de vos compatriotes. Je vous assure que quelques-uns des meilleurs partis de la ville ont épousé des Écossais. Voilà lady Trebleplumb, la veuve de sir Thomas Trebleplumb, le gros marchand qui trafiquait tant avec la Turquie ; eh bien ! elle s’est remariée à sir Awley Macauley que Votre Honneur connaît sans doute. Et la jolie mistress Doublefée, fille du vieux avocat Doublefée, qui s’est enfuie en sautant par une fenêtre pour aller épouser à Magfair un Écossais qui a un de ces noms si difficiles à prononcer que je l’ai oublié. Et les filles du vieux Fitchport, le marchand de bois ? elles n’ont pas beaucoup mieux fait, car elles ont pris deux Irlandais. Aussi lorsque quelqu’un veut me railler sur mon locataire écossais, en parlant de Votre Honneur, je réponds au mauvais plaisant qu’il a sans doute peur pour sa fille ou sa maîtresse. Et certes il est tout naturel que je soutienne les Écossais, puisque John Christie, qui est un homme laborieux et bon mari, bien qu’il ait une vingtaine d’années de plus que moi, l’est à moitié lui-même. Quoi qu’il en soit, je suis d’avis que Votre Honneur ne prenne pas de soucis, et mange une bouchée de plus en avalant un verre d’ale pour finir son déjeuner. — Franchement, ma bonne hôtesse, cela m’est impossible… Je suis inquiet de ce drôle qui est absent depuis si long-temps ; je crains qu’il ne lui soit arrivé quelque chose dans votre dangereuse ville. »

On remarquera en passant que le genre de consolation ordinaire de dame Nelly était de nier qu’il y eût lieu de s’affliger. On dit même qu’elle avait porté cette habitude au point de consoler un jour une de ses voisines qui avait perdu son mari, par l’assurance que le cher homme serait mieux le lendemain : et peut-être n’aurait-ce pas été un moyen très-bien trouvé de consolation, quand même la chose eut été possible. Dans cette occasion, elle soutint bravement que Richie n’avait pas été absent pendant vingt heures ; et quant au danger que couraient les gens d’être tués dans les rues de Londres, à la vérité on avait trouvé deux hommes assassinés dans les fossés de la Tour la semaine dernière, mais c’était bien plus loin à l’est ; et un autre pauvre malheureux, à qui on avait coupé la gorge, avait été victime de cet accident auprès d’Islington ; enfin celui qui avait été frappé auprès de Saint-Clément, dans le Strand, par un jeune écolier du Temple complètement ivre, était un Irlandais. Elle citait tous ces exemples pour prouver qu’aucun n’était arrivé dans un cas exactement semblable à celui de Richie, qui était Écossais, et qui revenait de Westminster. « Mon plus grand motif de sécurité, ma bonne dame, c’est que le garçon n’aime ni le tapage ni les querelles, à moins qu’il n’y soit fortement excité, et qu’il n’a rien de précieux sur lui, à l’exception de papiers de quelque importance. — Votre Honneur lui rend justice, » dit l’inépuisable hôtesse, qui mettait autant de lenteur que possible à desservir le déjeuner et à ranger la chambre, afin d’avoir un prétexte pour prolonger son bavardage. « Je garantis que M. Moniplies n’est ni un débauché ni un tapageur ; car s’il avait envie de se déranger, ne se réunirait-il pas aux jeunes gens de ce voisinage, et ne serait-il pas de toutes leurs parties, tandis qu’il n’y songe seulement pas ? Au contraire, quand j’ai demandé au jeune homme de venir avec moi jusque chez ma commère, dame Drinkwater, pour y prendre un verre d’anisette et un morceau de fromage, car dame Drinkwater est accouchée de deux jumeaux, comme je l’ai déjà dit à Votre Honneur, et mon intention était en cela de faire une politesse à ce garçon : eh bien ! il a mieux aimé rester à la maison avec John Christie, et je gagerais bien qu’il y a une vingtaine d’années de différence entre eux ; car le domestique de Votre Honneur ne paraît guère plus âgé que moi. Je voudrais bien savoir ce qu’ils pouvaient avoir à se dire l’un à l’autre ; je l’ai demandé à John Christie, mais il m’a répondu en me priant d’aller me coucher. — S’il ne revient pas d’ici à quelques moments, reprit son maître, je vous prierai de me dire à quel magistrat je puis m’adresser ; car, outre l’inquiétude que m’inspire le sort du pauvre garçon, il a sur lui des papiers d’une grande importance. — Oh ! Votre Honneur peut être sûr qu’il sera de retour dans un quart d’heure, dit dame Nelly ; ce n’est pas un garçon à rester vingt-quatre heures dehors. Et quant aux papiers, j’espère que Votre Honneur lui pardonnera de m’avoir laissé jeter un petit coup d’œil sur le commencement, pendant que je lui faisais prendre un petit verre, pas plus grand que mon dé, d’eau distillée pour fortifier son estomac contre les brouillards ; et comme ils étaient adressés à Sa très-excellente Majesté le roi, il n’y a pas de doute que Sa Majesté a eu l’honnêteté de retenir Richie pour réfléchir à la lettre de Votre Honneur, et lui faire une réponse convenable. » Ici dame Nelly était tombée par hasard sur un motif de consolation plus efficace ; car le jeune lord avait lui-même quelque espoir vague que son messager avait pu être retenu à la cour. (Cependant, malgré son inexpérience des affaires, il ne lui fallut qu’un moment de réflexion pour le convaincre du peu de probabilité d’une attente si contraire à tout ce qu’il avait entendu dire de l’étiquette, des lenteurs auxquelles on devait se préparer quand on avait la moindre requête à présenter. Il répondit donc, en soupirant, à sa compatissante hôtesse, qu’il doutait fort que le roi eût jeté un regard sur sa demande, et à plus forte raison qu’il la prît en considération.

« Voilà qui est parler comme un homme qui se laisse abattre, dit la bonne dame ; et pourquoi ne ferait-il pas autant pour nous que la gracieuse reine Élisabeth ? Il y a des gens qui sont pour un roi, et d’autres pour une reine ; mais moi je sais qu’un roi est ce qui nous convient le mieux, à nous autres Anglais. Ce brave gentilhomme ne va-t-il pas aussi souvent par eau à Greenwich, et n’emploie-t-il pas autant de bateliers et de mariniers de toute espèce que la feue reine ? N’accorde-t-il pas sa faveur royale à John Taylor, le poète batelier, qui sait manier la plume aussi bien qu’une paire de rames ? N’a-t-il pas établi une cour élégante à White-Hall, tout près de la rivière ? Ainsi donc, puisque le roi est si bon ami de la Tamise, je ne vois pas pourquoi Votre Honneur et tous ses sujets, mais Votre Honneur en particulier, n’obtiendraient pas satisfaction de lui. — C’est vrai, madame, c’est très vrai ; espérons pour le mieux… mais il faut que je prenne mon manteau et mon épée, et que je prie votre mari d’avoir la complaisance de d’enseigner la demeure du magistrat. — À coup sûr, monsieur, s’écria Nelly, c’est ce que je puis faire aussi bien que lui, car John n’a jamais eu de sa vie grande facilité à s’exprimer, quoique d’ailleurs je lui doive la justice de dire que c’est un bon mari, et un homme qui fait aussi bien ses affaires qu’aucun de ce quartier. Ainsi donc, il y a l’alderman qui tient toujours séance ouverte à Guildhall, tout près de Saint-Paul, et je vous assure qu’il entretient l’ordre dans la Cité autant que le peut la sagesse humaine ; et quant au reste, il n’y a de remède que la patience… Mais je voudrais être aussi sûre de recevoir 40 liv. st., que je le suis de voir revenir le jeune homme sans accident. »

Olifaunt, trop inquiet pour ne pas douter grandement de ce que la bonne dame lui assurait avec tant de vivacité, jeta son manteau sur son épaule et il s’occupait de ceindre son épée, quand la voix de Richie qui se fit entendre sur l’escalier, et l’entrée de ce fidèle émissaire dans son appartement, vinrent dissiper toutes ses craintes. Dame Nelly, après avoir félicité Moniplies de son retour, et s’être vantée elle-même de la sagacité avec laquelle elle l’avait prédit, voulut bien enfin quitter la chambre. Indépendamment de quelque instinct de savoir-vivre qui combattait sa curiosité, elle vit bien, au fait, qu’il n’y avait aucun espoir que Richie commençât sa narration tant qu’elle resterait dans la chambre ; elle se retira donc, se flattant de tirer adroitement ce secret, soit du jeune lord, soit de son domestique, quand elle se trouverait seule avec l’un des deux.

« Au nom du ciel, qu’est-il arrivé ? dit Nigel Olifaunt… où avez-vous été, et qu’avez-vous fait ? Vous êtes pâle comme la mort ; il y a du sang sur votre main, et vos habits sont déchirés… quel métier avez-vous fait ? Il faut que vous ayez bu, Richard, et que vous vous soyez battu. — Pour m’être battu, cela est vrai, dit Richard, quoique j’en aie plus reçu que donné ; mais quant à avoir bu, ce serait chose malaisée dans cette ville que de se procurer des liqueurs quand on n’a pas le sou. Pour ce qui est ensuite du métier que j’ai fait, c’est un diable de métier, car ma tête n’est pas de fer, pas plus que mon habit n’est une cotte de mailles, de sorte qu’un bâton m’a fracassé l’une, et en le tirant un peu brusquement, on m’a déchiré l’autre. Quelques vauriens mal élevés s’étaient avisés de dire du mal de mon pays, mais je crois en avoir débarrassé le pavé ; cependant l’essaim était trop nombreux pour moi, et à la fin j’ai reçu ce coup sur le crâne qui m’a fait tomber, après quoi on m’a porté sans connaissance près de la porte du Temple, dans une petite boutique où l’on vend ces petites machines qui servent à mesurer le temps comme un homme mesure une pièce de tartan, et puis on m’a saigné sans me consulter, et, au total, ils ont été tous assez honnêtes, particulièrement un vieux qui est notre compatriote, et dont je vous reparlerai plus tard. — Et quelle heure pouvait-il être alors ? demanda Nigel. — Les deux aiguilles de fer de l’horloge de l’église qui est tout près du port marquaient précisément six heures. — Et pourquoi n’êtes-vous pas rentré à la maison sitôt que vous avez été en état de le faire ? — Ma foi, milord, chaque pourquoi a son parce que, et il y a une bonne réponse à celui-ci, reprit le serviteur… Pour rentrer à la maison, il aurait fallu savoir la trouver, et, ma foi, j’avais oublié net le nom de la rue ; de sorte que plus je demandais, plus on se moquait de moi, et plus on me mettait hors de mon chemin. Si bien que je fus obligé de renoncer à le chercher jusqu’à ce que Dieu voulût bien faire paraître le jour pour m’aider ; et comme je me vis tout près d’une église, j’y entrai, et je choisis mon gîte pour la nuit dans le cimetière. — Dans le cimetière ! dit Nigel : hélas ! je n’ai pas besoin de vous demander ce qui vous a réduit là. — Ce n’était pas tout à fait le manque d’argent non plus, milord, » dit Richie d’un ton de mystérieuse importance, « car je n’en étais pas absolument dénué comme je vous le montrerai tout à l’heure ; mais je pensai que ce serait trop mal employer une bonne pièce de six sous sterling que de la donner à ces impertinents valets d’auberge, quand je pouvais dormir d’un bon somme et tout à mon aise en plein air par une belle nuit de printemps. Il m’est arrivé plus d’une fois, quand je rentrais tard à Édimbourg et que le West-Port était fermé et le gardien de mauvaise humeur, de prendre mes quartiers dans le cimetière de Saint-Cuthbert, mais il y a aussi de belles pièces de gazon dans le cimetière de Saint-Cuthbert, où l’on peut dormir comme sur un lit de plume, jusqu’à ce que l’on entende l’alouette faire retentir l’air de ses chants en s’élevant jusqu’aux tours du château, tandis que ces cimetières de Londres sont pavés partout de grandes pierres bien jointes ensemble : mon manteau étant un peu râpé ne me faisait qu’un assez mince matelas ; de sorte que j’ai été forcé de me relever, sous peine de me sentir perclus de tous mes membres… Les morts peuvent bien dormir là d’un bon somme, mais du diable s’il en est de même des vivants. Et qu’êtes-vous devenu ensuite ? demanda son maître. — Je fus me coucher sur les planches dont on se sert ici pour mettre devant les échoppes et les boutiques, et pour étaler la marchandise, et j’y dormis aussi bien que si j’eusse été dans un château. Ce n’est pas que je n’aie été dérangé plus d’une fois par les coureuses de nuit ; mais quand elles ont vu qu’elles n’avaient autre chose à gagner avec moi que quelques coups de mon André Ferrara, elles m’ont souhaité le bonsoir en m’appelant gueux d’Écossais, et je n’ai pas été fâché d’en être quitte à si bon marché. Quand vint le matin, je me mis en route pour rentrer ; mais ce ne fut pas sans peine que je parvins à trouver mon chemin, car j’ai été du côté de l’est jusqu’à un endroit qu’on nomme Mile-End, et qui est bien à six milles d’ici. — Enfin, Richie, je suis bien aise que tout ceci se soit si bien terminé ; allez manger un morceau, car assurément vous devez en avoir besoin. — Vraiment oui, je vous en assure, monsieur ; mais avec la permission de Votre Seigneurie. — Oubliez ma seigneurie pour le moment, Richie ; je vous en ai déjà prié souvent. — Ma foi, reprit Richie, je pourrais oublier que Votre Honneur est un lord, mais il faudrait aussi oublier en même temps que je suis le serviteur d’un lord, et cela n’est pas tout à fait aussi facile. Quoi qu’il en soit, » ajouta-t-il ; et, pour joindre l’éloquence du geste au charme des paroles, il étendit le pouce et les deux premiers doigts de la main droite, tandis que les deux derniers restaient fermés de manière à ce qu’elle représentât une patte d’oiseau… « quoi qu’il en soit, j’ai été à la cour, et l’ami qui m’avait promis de m’introduire en la présence de Sa très-gracieuse Majesté a été fidèle à sa parole. En outre, il m’a mené dans une arrière-cuisine, où j’ai été régalé du meilleur déjeuner que j’aie encore eu depuis que je suis à Londres, et cela m’a fait du bien pour tout le reste du jour ; car tout ce que j’ai mangé jusqu’à présent dans cette maudite ville a toujours été empoisonné par la pensée qu’il faudra le payer. Après tout il n’y avait autre chose que des os de bœuf et du bouillon ; mais, comme Votre Honneur le sait bien, le son du roi vaut mieux que la farine des autres. Quoi qu’il en soit, le repas m’était donné pour rien. Mais je vois, » dit-il en s’arrêtant tout court, « que Votre Honneur s’impatiente. — Pas du tout, Richie, » dit le jeune lord d’un air de résignation ; car il savait bien que son domestique n’en irait pas plus vite pour être pressé… « Vous avez assez souffert dans cette ambassade pour avoir acquis le droit de la raconter comme il vous plaît. Seulement, apprenez-moi le nom de l’ami qui devait vous introduire en la présence du roi… Vous avez été fort mystérieux sur ce sujet quand vous vous chargeâtes par son entremise de faire remettre ma requête aux mains de Sa Majesté : offre que j’ai acceptée, parce que toutes les lettres que j’avais envoyées jusque-là n’avaient certainement pas été plus loin que le secrétaire du roi lui-même. — Eh bien, milord, repartit Richie, je ne vous ai pas dit d’abord son nom et sa qualité, parce que j’avais peur que vous ne fussiez offensé de voir un homme de ce genre mêlé dans les affaires de Votre Seigneurie. Mais plus d’un est arrivé à la cour par une plus mauvaise porte,

C’est Laurie Linklater, un des employés de la cuisine, et qui a été long-temps apprenti chez mon père. — Un employé dans la cuisine, un marmiton ! » s’écria lord Nigel en parcourant la chambre.

« Mais réfléchissez, milord, » dit Richie avec calme, « que tous vos grands amis s’éloignaient de vous, et que loin d’être disposés à présenter votre pétition, ils ont à peine eu l’air de vous connaître : enfin je souhaiterais de tout mon cœur, dans l’intérêt de Votre Seigneurie, dans le mien, et surtout dans celui du pauvre garçon, que Laurie eût un emploi plus élevé ; cependant Votre Honneur doit penser qu’un marmiton de la cour, si quelqu’un qui appartient à la très-royale cuisine du roi peut être appelé un marmiton, peut bien aller de pair avec un maître cuisinier tout autre part, car, comme je le disais tout à l’heure, le son du roi…

— Vous avez raison, et c’est moi qui avais tort, dit le jeune lord, je n’ai pas le choix des moyens pour faire parvenir mes réclamations, et pourvu que ces moyens soient honnêtes…

— Laurie est le plus honnête garçon qui ait jamais touché une cuiller à pot, non que je veuille dire par là qu’il ne sait pas se lécher les doigts tout comme un autre, et en cela il n’a pas tort. Mais pour couper court, car je vois que Votre Honneur s’impatiente, il me mena au palais où tout était en mouvement, parce que le roi allait partir pour chasser du côté de Blackeat, à ce qu’il m’a semblé entendre dire. Il y avait là un cheval avec tous ses harnais, le plus beau cheval gris qu’ait jamais produit une cavale, et la selle, les étriers, le mors et la gourmette étaient d’or éclatant, ou du moins d’argent doré. Bref, monsieur, le roi descendit avec tous ses nobles ; il était vêtu d’un habit de chasse vert, couvert de broderies et de galons d’or. Je reconnus bien sa figure, quoiqu’il y eût bien long-temps que je ne l’eusse vu… Par ma foi, mon garçon, pensais-je en moi-même, les temps sont bien changés depuis que vous dégringoliez un escalier dérobé du vieux palais d’Holy-Rood, transi de peur, et tenant à la main votre calotte que vous n’aviez pas eu le temps de mettre, tandis que Frank Stuart, l’enragé comte de Bothwell, était sur vos talons ; et si le vieux comte de Glenvarloch n’eût enveloppé son bras de son manteau, et reçu plus d’une blessure pour vous défendre, vous ne chanteriez pas si haut aujourd’hui. En pensant à tout cela il m’était impossible de m’imaginer que la supplique de Votre Honneur pût manquer d’être bien reçue : et je me lançai au milieu de la foule des seigneurs. Laurie crut que j’étais fou, et il me retint par le pan de mon manteau jusqu’à ce que le morceau lui restât dans la main ; de façon que je parvins à me planter devant le roi au moment où il montait à cheval. Je lui glissai la supplique dans la main… Il l’ouvrit tout étonné, et comme il en regardait la première ligne, il me vint dans la tête que je devais le saluer. Hélas ! j’eus le malheur en me baissant de toucher le nez de sa bête avec mon chapeau, de sorte que le cheval eut peur, et regimba ; sur quoi le roi, qui ne se tient guère mieux en selle qu’une paire de pincettes, pensa faire une chute qui probablement aurait mis mon cou en danger : il jeta le papier, qui tomba entre les pieds de l’animal, et il s’écria : « Qu’on se saisisse du traître ! » Là-dessus on me tomba dessus en criant à la trahison, et je songeai aux Ruthven qui avaient été poignardés dans leur propre demeure, et peut-être pour aussi peu de chose… Quoi qu’il en soit, il ne fut question que de me donner les étrivières, et on m’entraînait dans la loge du portier, sans doute pour essayer le fouet sur mon dos. Cependant je criais grâce de toutes mes forces ; et le roi, lorsqu’il se fut raffermi en selle, et qu’il eut repris haleine, s’écria qu’on ne me fît aucun mal ; « car, dit-il, c’est un de nos bœufs du Nord : je le reconnais à ses beuglements. » Et tout le monde se mit à rire, et à beugler assez haut… Il dit ensuite : « Qu’on lui donne une copie de la proclamation, et qu’il s’en retourne dans le Nord par le premier bateau à charbon, avant qu’il lui arrive pis. » Là-dessus on me lâcha, et ils s’en allèrent, tous en riant, ricanant, et se chuchotant les uns les autres quelque chose à l’oreille. Laurie Linklater me fit ensuite un fameux train : il me dit que je serais cause de sa ruine ; mais quand je lui répondis qu’il s’agissait de vos affaires, il répondit que s’il l’avait su, il se serait exposé à se faire gronder pour vous en mémoire du digne vieux lord votre père… Alors il me montra comment j’aurais dû m’y prendre, et de quelle manière j’aurais dû porter la main à mon front, comme si la grandeur du roi et l’éclat de son cheval m’avaient ébloui les yeux, et beaucoup d’autres singeries de ce genre que j’aurais dû faire, dit-il, au lieu de donner la supplique, comme si je portais des tripes à un ours… « Car, ajouta-t-il, Richie, le roi est naturellement bon et juste par caractère, mais il a des lubies, et il faut savoir le prendre. Et puis, Richie, » dit-il encore beaucoup plus bas, « je ne parlerais pas ainsi à tout autre qu’à un homme sage et prudent comme vous : mais le roi est entouré de gens qui seraient capables de corrompre un ange même descendu du ciel… J’aurais pu vous donner des conseils sur la manière de vous conduire avec lui, mais maintenant ce serait de la moutarde après le dîner. — Eh bien ! en bien ! Laurie, répondis-je, vous pouvez avoir raison, mais puisque j’ai eu le bonheur d’échapper au fouet et à la loge du portier, présente des suppliques qui voudra, du diable si Richard Moniplies reviendra ici en suppliant. » Là-dessus je m’en allai, et je n’étais pas loin de la porte du Temple, Temple-Bar, comme on l’appelle, quand la mésaventure que je vous ai déjà racontée m’arriva. — Fort bien, brave Richie, dit lord Nigel, votre tentative était faite dans une bonne intention, et elle n’était pas de nature, ce me semble, à mériter un si mauvais résultat… Mais allez manger votre bœuf à la moutarde, et nous parlerons ensuite du reste. — Je n’ai plus rien à vous dire, monsieur, si ce n’est que j’ai rencontré un gentilhomme, ou plutôt un bourgeois, très-honnête, très-poli et fort bien mis, qui était dans l’arrière-boutique de cet homme qui vend des machines, comme je vous ai dit ; et lorsqu’il a appris qui j’étais, ne voilà-t-il pas qu’il s’est trouvé être Écossais lui-même, et qui plus est, enfant de la bonne ville d’Édimbourg. Et il m’a forcé de prendre cette pièce de Portugal pour boire, disait-il ; mais ma foi, pensais-je, je ne serai pas si sot, ce sera pour manger. Il a parlé aussi de venir vous faire une visite. — Vous ne vous êtes pas avisé de lui dire où je demeurais, j’espère, drôle que vous êtes, » s’écria lord Nigel, irrité. « Par la mort ! tous les manants d’Édimbourg viendraient pour me regarder dans mon état de détresse, et paieraient un schelling par tête pour voir le spectacle d’un noble dans la misère. — Si je lui ai dit où vous demeuriez ? » répliqua Richie en éludant la question : « comment pouvais-je lui dire ce que je ne savais pas moi-même ? Si je m’étais ressouvenu du nom de la rue, je n’aurais pas été obligé de coucher cette nuit dans le cimetière. — Ayez donc soin de n’enseigner notre logement à personne, dit le jeune lord ; je puis voir ceux à qui j’ai affaire à Saint-Paul ou à la cour des requêtes. — C’est fermer la porte de l’écurie quand le cheval s’en est échappé, se dit Richie en lui-même ; mais il faut que je le mette sur un autre sujet. »

Là-dessus il demanda au jeune lord le contenu de la proclamation qu’il tenait encore ployée dans sa main. « Car n’ayant pas eu grand temps pour l’épeler, Votre Seigneurie conçoit bien que je n’ai pu y rien comprendre, si ce n’est à la grande image qui est en tête. Le lion a posé sa griffe sur un des coins de notre vieil écusson écossais maintenant, mais il me semble qu’il ne valait pas moins quand il était supporté par une licorne de chaque côté. »

Lord Nigel lut la proclamation, et la rougeur de la honte et de l’indignation lui couvrit le visage ; car le contenu produisit sur son esprit irrité le même effet que ferait sur une blessure récente de l’esprit-de-vin enflammé.

« Que diable y a-t-il dans ce papier, milord ? » dit Richie ne pouvant contenir plus long-temps sa curiosité en voyant son maître changer de couleur. « Je ne ferais pas une telle question, si ce n’est qu’une proclamation n’est pas une chose secrète, mais qu’elle est faite pour être connue de tout le monde. — Effectivement, elle est faite pour être connue de tout le monde, dit lord Nigel, et elle atteste la honte de notre pays et l’ingratitude de notre roi. — Maintenant que le ciel ait pitié de nous ! et la publier à Londres encore ! s’écria Moniplies. — Écoutez, Richie, dit Nigel Olifaunt ; dans ce papier, les lords du conseil donnent à connaître que : « Considérant qu’une foule de fainéants de basse extraction arrivent du royaume d’Écosse de Sa Majesté à sa cour d’Angleterre, qu’ils l’assiègent de leurs suppliques et de leurs pétitions, qu’ils sont une honte pour la personne royale, en exposant ainsi leur bassesse et leur misère, et déshonorent leur pays aux yeux des Anglais ; ces présentes sont pour défendre aux patrons, maîtres de bâtiments et autres, dans toutes les parties de l’Écosse, de prendre à bord et d’amener à la cour d’aussi misérables individus, sous peine d’amende et d’emprisonnement. »

— Je m’étonne que le patron nous ait pris à bord, s’écria Richie.

— Mais, en revanche, vous ne serez pas embarrassé pour vous en retourner, reprit lord Nigel, car voici une clause qui dit que ces misérables solliciteurs seront transportés en Écosse aux frais de Sa Majesté, et punis de leur audace par les étrivières ou la prison, suivant qu’ils l’auront mérité c’est-à-dire, je suppose, suivant le degré de leur pauvreté, car je ne vois pas d’autre crime spécifié. — Ceci, dit Richie, ne cadre guère avec notre vieux proverbe :


D’un roi quand on voit la face,
C’est l’annonce d’une grâce[1].


Mais que dit encore le papier, milord ? — Oh, seulement une petite clause qui nous regarde particulièrement, et qui menace de peines encore plus sévères ceux qui auront la hardiesse d’approcher de la cour sous le prétexte de demander le paiement d’anciennes dettes, ce qui de tous les genres d’importunités est le plus odieux à Sa Majesté. — Il ne manque pas de gens qui pensent comme le roi à ce sujet : ce n’est pas tout le monde qui peut se débarrasser aussi facilement que lui de cette espèce de bétail qu’on appelle des créanciers. »

Ici la conversation fut interrompue par un coup frappé à la porte. Olifaunt regarda par la croisée, et vit un homme d’une tournure respectable et d’un certain âge, qu’il ne connaissait pas. Richie y jeta aussi les yeux, et reconnut, mais sans se soucier d’en faire semblant, son ami de la veille. Craignant que la part qu’il avait à cette visite ne vînt à se découvrir, il s’échappa de l’appartement sous prétexte d’aller déjeuner, laissant à l’hôtesse le soin d’introduire maître George dans l’appartement de Nigel, ce dont elle s’acquitta d’un air fort gracieux.



  1. Proverbe anglais :
    A king’s face
    Should give grace. a. m.