Les Aventures de Nigel/Chapitre 04

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 69-82).


CHAPITRE IV.

LE JEUNE LORD ET LE VIEUX BOURGEOIS.


Allez, monsieur, le soulier ferré a quelquefois son mérite, comme dit notre proverbe rustique, et notre citadin en habit de grogram, avec sa chaîne d’or et ses souliers bien noircis, cache souvent plus de cervelle sous son bonnet plat qu’il n’y en a sous la toque ornée de plumes ou sous le bonnet de velours de l’homme d’état.
Devinez mon énigme.


Le lord écossais reçut le bourgeois de la Cité avec cette politesse froide et mêlée de réserve, par laquelle les gens des rangs élevés cherchent à faire comprendre à un plébéien qu’il est importun. Néanmoins maître George n’en parut ni offensé ni confus. Il prit la chaise que, par égard pour son air respectable, lord Nigel n’avait pu se dispenser de lui offrir, et dit, après un moment de pause, pendant lequel il regarda le jeune lord avec un respect mêlé d’émotion : « Vous excuserez ma hardiesse, milord, mais je cherchais à retrouver sur votre jeune visage les traits du bon vieux lord votre excellent père. »

Il y eut une minute de silence avant que le jeune Glenvarloch répondît, d’un air réservé : « On a souvent trouvé que je ressemblais à mon père, monsieur, et je suis bien aise de voir quelqu’un qui respecte sa mémoire ; mais les affaires qui m’ont appelé dans cette ville sont d’une nature particulière, et occupent tout mon temps. — Je vous entends, milord, dit maître George, et je ne serai pas assez importun pour vous arrêter long-temps et vous empêcher d’aller vous occuper de vos affaires ou de vous joindre à une société plus agréable. Mon but sera presque rempli quand je vous aurai dit que mon nom est George Heriot ; que j’ai été chaudement protégé par votre excellent père, qui le premier, il y a vingt ans, me recommanda à la famille royale d’Écosse et m’en fit employer ; ayant appris, par un de vos serviteurs, que Votre Seigneurie était dans cette ville pour y suivre quelque affaire importante, j’ai cru de mon devoir et me suis fait un plaisir de me présenter devant le fils de mon honoré protecteur ; et comme je suis assez connu, tant à la cour qu’à la ville, je puis lui offrir, dans la poursuite de ses affaires, tous les secours que mon crédit et mon expérience peuvent me procurer. — Je ne doute ni de l’un ni de l’autre, maître Heriot, dit lord Nigel, et je vous remercie de tout mon cœur de la bonne volonté que vous mettez ainsi à la disposition d’un étranger ; mais l’affaire que j’avais à la cour est terminée, et mon intention est de quitter Londres et même le pays, pour passer à l’étranger et y prendre du service. Je dois ajouter que la précipitation de mon départ me permet à peine de disposer d’un instant. »

Maître Heriot n’eut pas l’air de comprendre, mais il resta fixé sur sa chaise d’un air embarrassé, toutefois et comme un homme qui, ayant quelque chose à dire, ne sait de quelle manière la présenter. À la fin, il reprit avec un sourire de doute : « Vous êtes bien heureux, milord, d’avoir sitôt terminé vos affaires à la cour. Votre hôtesse, qui cause volontiers, m’a appris que vous n’étiez que depuis quinze jours dans cette ville… Il s’écoule ordinairement des mois et des années avant qu’un solliciteur prenne congé de la cour. — Mon affaire, » dit lord Nigel avec un laconisme destiné à couper court à toute discussion, « a été promptement expédiée. »

Maître Heriot n’en continuait pas moins à rester assis, et on voyait sur tous ses traits une expression de franchise et de bonne humeur, qui, jointe à son air respectable, mettait le jeune lord dans l’impossibilité de lui faire entendre plus clairement qu’il désirait être seul.

« Votre Seigneurie n’a pas encore eu le temps, dit le bourgeois, de visiter les lieux d’amusements publics, le théâtre et autres endroits de rassemblement pour la jeunesse. Mais je vois, je crois, entre les mains de Votre Seigneurie une de ces affiches qu’on répand depuis peu et qui annoncent les nouvelles pièces… Puis-je demander de quel ouvrage il est question ? — Oh ! d’une pièce très-connue, » dit lord Nigel en jetant avec impatience la proclamation que jusque-là il avait tortillée entre ses doigts, « d’une pièce excellente et fort applaudie, Une nouvelle manière de payer de vieilles dettes[1]. »

Maître Heriot se baissa pour ramasser le papier, en disant : « Ah ! c’est d’une de mes anciennes connaissances, Philippe Massinger ; » mais ayant ouvert l’imprimé, et en ayant lu le contenu, il regarda lord Nigel avec surprise et dit : « J’espère que Votre Seigneurie ne pense pas que cette défense puisse s’étendre jusqu’à sa personne, ou à ses réclamations ? — J’aurais eu de la peine à le croire possible, dit le jeune lord, et cependant il en est ainsi. Je vous dirai en peu de mots, pour ne plus revenir sur ce sujet, que Sa Majesté a jugé à propos de m’envoyer cette proclamation en réponse à une supplique respectueuse dans laquelle je lui demandais le remboursement de sommes considérables avancées par mon père, pour les besoins de l’État, dans un moment où le roi était dans la plus grande pénurie. — C’est impossible, dit le joaillier… c’est absolument impossible ! Quand le roi serait capable d’oublier ce qui est dû à la mémoire de votre père, il ne pourrait vouloir, il n’oserait même commettre une injustice si criante envers le rejeton d’un homme qui vivra long-temps après sa mort dans le souvenir du peuple écossais. — J’aurais été de votre opinion, » dit lord Nigel du même ton qu’auparavant mais on ne peut aller contre des faits. — Quelle était la teneur de votre supplique, dit Heriot, et par qui a-t-elle été présentée ? Il faut qu’elle ait contenu quelque chose de bien étrange. — Vous pouvez en avoir le brouillon original, » dit le jeune lord en tirant un papier d’une petite cassette de voyage. « La partie technique a été rédigée en Écosse par mon homme de loi, qui est un homme sensé et instruit ; le reste est de moi : je me flatte que j’ai su me tenir dans les bornes du respect et de la modestie. »

Maître Heriot y jeta rapidement les yeux, « Rien, dit-il, ne peut être plus modéré et plus respectueux… Est-il possible que le roi ait pu traiter cette pétition avec tant de mépris ? — Il l’a jetée par terre sans l’achever, dit le lord Glenvarloch, et m’a envoyé pour réponse cette proclamation, dans laquelle il me met au nombre des pauvres et des mendiants qui viennent d’Écosse déshonorer sa cour aux yeux des fiers Anglais… Voilà tout… Ah ! si mon père ne l’avait soutenu de son courage, de son bras et de sa fortune, lui-même aurait fort bien pu ne jamais voir la cour d’Angleterre. — Mais par qui cette supplique a-t-elle été présentée, milord ? dit Heriot, — car il arrive souvent que l’impression défavorable produite par le messager s’étend jusque sur le message lui-même. — Par mon domestique, dit lord Nigel, un homme que vous avez vu et pour lequel même, je crois, vous avez eu des bontés. — Par votre domestique, milord ? il paraît intelligent, et je ne doute pas qu’il ne soit fidèle ; cependant… — Vous voulez dire, répondit Nigel, que ce n’est pas un messager propre à être envoyé au roi ? cela est bien vrai : mais que pouvais-je faire ? tous mes efforts pour faire parvenir mes réclamations avaient échoué ; mes pétitions étaient constamment restées dans les portefeuilles des secrétaires et des commis, et cet homme se vantait d’avoir dans la maison du roi un ami qui l’introduirait auprès de Sa Majesté, et… — Je vous entends, dit Heriot. Mais, milord, pourquoi ne vous êtes-vous pas servi du droit que vous donnaient votre rang et votre naissance pour paraître à la cour, et demander une audience qui ne pouvait vous être refusée ?… »

Le jeune lord rougit un peu, et jeta un coup d’œil sur ses habits qui étaient fort simples, et qui, bien que de la plus grande propreté, paraissaient déjà avoir quelque service.

« Je ne sais pas pourquoi je serais honteux de dire la vérité, » dit-il après un moment d’hésitation. « Je n’avais pas un costume convenable pour me présenter à la cour… J’ai résolu de ne point faire la moindre dépense à laquelle je ne pusse subvenir, et ce n’est pas vous qui me conseilleriez, monsieur, de me tenir en personne à la porte du palais pour présenter ma pétition, confondu avec la foule de ceux qui, en effet, exposent leurs besoins et demandent la charité. — Cela aurait été, j’en conviens, de la plus grande inconvenance, dit le bourgeois ; mais, milord, je ne sais quoi me dit qu’il y a eu quelque méprise là-dessous. Puis-je parler à votre domestique ? — Je ne vois pas trop quel bien il peut en résulter, répondit le jeune lord, mais l’intérêt que vous prenez à mes malheurs paraît sincère, et c’est pourquoi… » Là-dessus il frappa du pied, et quelques secondes après, Moniplies parut à la porte essuyant la mousse de bière et les miettes de pain qui s’étaient attachées à sa barbe et à ses moustaches, et qui montraient de quelle manière il avait employé son temps. « Votre Seigneurie me permettra-t-elle, demanda Heriot, de faire quelques questions à son valet ? — Dites au page de Sa Seigneurie, maître George, » dit Moniplies en lui faisant un signe de connaissance, « si vous voulez parler exactement. — Sachez retenir votre langue impertinente, lui dit son maître, et répondez nettement aux questions qui vous seront faites. — Et répondez-y avec vérité, s’il vous plaît, monsieur le page, dit le bourgeois de la Cité, car vous savez que j’ai un secret pour découvrir les mensonges. — Fort bien, fort bien ! » reprit le domestique un peu embarrassé en dépit de son effronterie : « il me semble pourtant que la vérité dont mon maître se contente doit suffire à tout le monde. — Les pages mentent à leurs maîtres en vertu d’un privilège, dit le joaillier, et vous vous inscrivez du nombre quoique vous me paraissiez d’âge à être le doyen de leur compagnie. Mais quant à moi, il faut me dire la vérité si vous ne voulez pas que cela finisse par les étrivières. — Cela serait un assez mauvais dénoûment, répliqua le doyen des pages. Mais voyons, quelles questions avez-vous à me faire, maître George ? — Eh bien donc, poursuivit l’honnête bourgeois, je viens d’apprendre que vous avez présenté hier une supplique ou pétition pour l’honorable lord votre maître ? — Ma foi, il n’y a pas moyen de nier cela, monsieur, reprit Moniplies ; il y avait là assez de gens pour le voir. — Et vous prétendez que Sa Majesté l’a jetée par terre avec dédain ? dit le marchand ; prenez garde j’ai le moyen de savoir la vérité, et il vaudrait mieux pour vous être enfoncé jusqu’au cou dans le Nord-Loch que vous aimez tant, que de dire un mensonge dans une circonstance où le nom de Sa Majesté est en jeu. — Il n’est pas besoin de mentir ici, » répondit Moniplies d’un ton ferme ; « Sa Majesté l’a bien réellement jetée à terre comme si elle lui eut sali les doigts. — Vous entendez, monsieur, a dit Olifaunt en s’adressant à Heriot.

« Un moment, milord, » dit le judicieux bourgeois ; « cet homme n’est pas mal nommé, il a réellement plus d’un pli dans son manteau[2]…» Attendez, drôle, » ajouta-t-il, parlant à Moniplies, qui marmottait quelque chose sur ce qu’il allait finir son déjeuner, et cherchait à gagner la porte.

« Quand vous avez donné à Sa Majesté la pétition de votre maître, n’y joignîtes-vous pas autre chose ? — Et que voulez-vous que j’aie pu y joindre, maître Heriot ? — C’est précisément ce que je désire savoir, répondit son interrogateur. — Eh bien donc, je ne puis absolument nier que je n’aie glissé en même temps dans la main de Sa Majesté un petit bout de supplique pour mon propre compte… seulement pour lui épargner de la peine, et qu’il pût les examiner toutes deux à la fois. — Une supplique pour votre propre compte, impudent drôle ! s’écria son maître. — Mon Dieu, milord, les pauvres gens peuvent bien avoir des suppliques à faire de même que leurs supérieurs. — Et peut-en savoir quel était le contenu de cette importante pétition ? demanda Heriot… Je vous en prie, milord, pour l’amour de Dieu, ne vous emportez pas, ou nous ne viendrons jamais à bout de découvrir le fond de cette étrange affaire… Allons, drôle, dites la vérité, et j’intercéderai pour vous auprès de milord. — C’est une longue histoire à raconter. Mais voilà le fin mot… il s’agit d’un vieux compte dû à la succession de mon père par Sa très-gracieuse Majesté la mère du roi, pendant qu’elle habitait le château, pour diverses provisions provenant de notre boutique, que mon père, assurément, s’est fait un honneur de fournir, que le roi, sans doute, ne se fera pas moins d’honneur de payer, et dont le remboursement me sera très-agréable. — Que signifie ce débordement d’impertinences ? — Il n’y a pas un mot qui ne soit aussi vrai que si John Knox[3] l’eût dit lui-même, répondit Richie ; voici la copie de la supplique. »

Maître George lui prit des mains un morceau de papier chiffonné, et lut entre ses dents « Représente humblement… hum… hum… que la très-gracieuse mère de Sa Majesté doit légitimement la somme de 15 marcs… dont le compte suit… douze pieds de veau pour gelées… un agneau pour le jour de Noël… un cochon de lait rôti pour la chambre privée pour le souper de milord de Bothwell avec la reine… » Je pense, milord, que vous ne pouvez guère vous étonner que le roi ait donné à cette requête une aussi brusque réception ; et je conclus, monsieur le page, que vous avez eu soin de présenter votre supplique avant celle de votre maître. — Non, sur ma foi ! répondit Moniplies ; je croyais avoir donné d’abord celle de milord, comme de droit, ce qui, d’ailleurs, aurait aplani le chemin pour la mienne… mais dans le vacarme et la confusion du moment, et au milieu de tous ces chevaux qui galopaient çà et là dans la cour, je crois que je les lui aurai glissées toutes deux, l’une avec l’autre dans la main, et il est bien possible que la mienne se soit trouvée par-dessus… Quoi qu’il en soit, si la chose a été de travers, il est bien sûr que c’est moi qui ai eu toute la peur et qui en ai couru tous les risques. — Et qui recevrez tous les coups, impudent coquin, s’écria Nigel. Faudra-t-il que je me voie insulté et déshonoré à cause de l’insolente présomption que vous avez eue de mêler vos vils intérêts avec les miens ? — Allons, allons, milord, » dit le compatissant bourgeois en essayant de s’interposer, « c’est moi qui ai fait découvrir la sottise de ce garçon ; que Votre Seigneurie daigne faire grâce à ses os en ma faveur. Vous avez sujet d’être irrité, et cependant le drôle a péché plutôt par manque de jugement que par mauvaise intention, et je répondrais qu’il vous servira mieux une autre fois si vous lui pardonnez cette faute… Sortez, maraud ; je ferai votre paix avec votre maître. — Non, non, » s’écria Moniplies en conservant son terrain avec fermeté  ; «s’il lui plaît de frapper un garçon qui l’a suivi par pure amitié, car je crois que depuis notre départ d’Écosse il n’a guère été question de gages entre nous, que milord se satisfasse, et il verra l’honneur qu’il en retirera. Quant à moi, j’aime mieux, quoique je ne vous en sois pas moins obligé, maître George, recevoir un coup de son bâton que de voir un étranger se mettre entre nous deux. — Assez donc, dit son maître, et retirez-vous de devant moi. — Eh bien ! ce ne sera pas long, » dit Moniplies en se retirant lentement ; « je suis venu parce que l’on ma appelé, et depuis une demi-heure je n’aurais pas demandé mieux que de m’en aller, sans maître George qui m’a tenu là à me faire des questions, cause de tout ce tapage. »

C’est ainsi qu’il se retira en murmurant, non de l’air d’un homme qui vient d’être pris en faute, mais du ton de celui à qui l’on a fait un affront.

« Jamais homme ne fut plus humilié que je ne le suis par un impertinent valet ! Le drôle n’est pas sot, et je l’ai toujours trouvé fidèle. Je crois aussi qu’il m’aime, car il en a donné des preuves ; mais, d’un autre côté, il a une si haute opinion de lui-même, il est si plein de présomption et d’entêtement, qu’il semble quelquefois être le maître et m’avoir pour valet ; quelque sottise qu’il fasse, il a soin de se plaindre bien haut, comme si tout le tort venait de mon côté. — Conservez-le et faites-en cas malgré tous ses défauts, dit le bourgeois ; car, croyez-en mes cheveux blancs, l’attachement et la fidélité dans un serviteur sont des qualités qui deviennent de jour en jour plus rares. Cependant, mon digne jeune lord, ne lui confiez pas de commission au-dessus de sa naissance et de son éducation, car vous voyez vous-même ce qui peut en arriver. — Je ne le vois que trop, maître Heriot, et je suis fâché d’avoir fait cette injustice à mon souverain, à votre maître. En véritable Écossais, la sagesse ne me vient qu’après coup mais la faute est faite… Ma supplique a été refusée, et ma seule ressource est d’employer le reste de mes moyens à me transporter avec Moniplies dans quelque pays où l’on veuille recevoir mes services, afin de mourir sur un champ de bataille comme ont fait mes aïeux. — Il vaut mieux vivre et servir votre pays comme votre noble père, milord. Pourquoi baisser les yeux et secouer la tête ?… Le roi n’a pas refusé votre supplique, puisqu’il ne l’a pas vue… Vous ne demandez que votre droit, et son rang l’oblige à rendre justice à tous ses sujets… Oui, milord, et j’ajouterai que son caractère le porte naturellement à l’accomplissement de ce devoir. — Je serais heureux de pouvoir partager cette opinion, et pourtant je ne veux pas parler du tort qui m’est fait ; mais mon pays souffre de bien d’autres injustices. — Milord, quand je parle de mon royal maître, c’est non seulement avec le respect et la reconnaissance que je lui dois en qualité de sujet de serviteur favorisé, mais encore avec la franchise d’un libre et loyal Écossais. Le roi lui-même est disposé à maintenir d’une manière égale la balance de la justice, mais il est entouré de gens qui peuvent jeter, sans être découverts, leurs vœux égoïstes et leurs étroits intérêts dans un des bassins. Vous en êtes déjà la victime sans le savoir. — Je suis surpris, maître Heriot, de vous entendre parler, après une si courte connaissance, comme si vous étiez parfaitement au fait de mes affaires. — Milord, la nature de mon emploi me donne un accès direct dans l’intérieur du palais. Je suis bien connu pour ne pas m’entremêler dans les intrigues ou les affaires de parti, de sorte qu’aucun favori n’a encore essayé de me fermer la porte du cabinet du roi ; au contraire, j’ai conservé la faveur de chacun tant qu’il a été en mon pouvoir, et je n’ai partagé la chute de personne. Mais il est impossible que j’aie des relations si fréquentes avec la cour sans savoir, même quand je ne le voudrais pas, quels rouages sont en mouvement, et par quels ressorts on en accélère ou arrête la marche. Naturellement, quand je veux apprendre quelques nouvelles, je connais la source où il faut les aller puiser. Je vous ai dit quelle est la cause de l’intérêt que je prends au sort de Votre Seigneurie. Hier seulement j’ai appris que vous étiez dans cette ville, et cependant j’ai trouvé moyen, en venant ici ce matin, de me procurer certains renseignements sur les obstacles qui peuvent s’opposer à votre réclamation. — Monsieur, je vous suis obligé de votre zèle trop peu mérité de ma part, » répondit Nigel avec un reste de réserve : « j’ai peine à m’expliquer comment j’ai pu exciter tant d’intérêt. — D’abord permettez-moi de vous prouver que ce zèle est sincère, reprit le bourgeois. Je ne vous blâme pas de la répugnance que vous avez à croire aux belles protestations d’un étranger d’un rang inférieur dans le monde, quand vous avez trouvé si peu d’amitié dans vos proches, dans ceux d’une naissance égale à la vôtre, et que tant de liens obligeaient à vous aider. Mais faites attention à ce que je vais vous dire. Il y a sur les vastes domaines de votre père une hypothèque pour la somme de 40,000 marcs dus ostensiblement à Peregrine Peterson, conservateur des privilèges à Campvère. — Je ne sais pas ce que c’est qu’une hypothèque ; je sais qu’il existe une obligation pour cette somme, qui, si elle n’est pas payée, entraînera la perte de mes biens patrimoniaux, quoiqu’elle ne représente pas le quart de leur valeur ; et si je presse le gouvernement du roi de m’accorder le remboursement des sommes avancées par mon père, c’est précisément afin de pouvoir dégager mes biens de cet avide créancier. — C’est là ce que nous appelons une hypothèque de ce côté de la Tweed ; mais je vois que vous ne connaissez pas votre véritable créancier. Le conseiller Peterson ne fait que prêter son nom à un personnage qui est tout simplement le lord chancelier d’Écosse : celui-ci espère, au moyen de cette dette, obtenir lui-même possession de vos biens, ou peut-être flatter l’avidité d’un tiers encore plus puissant. Il laissera probablement sa créature Peterson les saisir en son propre nom ; puis, quand l’odieux de cette affaire sera affaibli par le temps, les biens et la seigneurie de Glenvarloch seront transmis à ce grand homme par son digne instrument, sous le voile d’une vente ou de quelque autre arrangement de ce genre. — Cela est-il bien possible ! s’écria lord Nigel. Le lord chancelier versa des larmes quand je pris congé de lui… Il m’appela son cousin, son fils même, me remit des lettres, et, quoique je ne lui demandasse aucun secours pécuniaire, s’excusa de ne pouvoir m’en offrir, à cause des dépenses auxquelles l’obligeaient son rang et sa nombreuse famille. Non, je ne puis croire qu’un gentilhomme puisse pousser jusque-là la duplicité. — Je ne suis pas, il est vrai, issu d’un sang noble, répondit le bourgeois de la Cité ; mais je vous dirai encore une fois : Regardez mes cheveux blancs, et songez que je ne puis avoir aucun intérêt à les flétrir par une fausseté, dans une affaire qui me touche uniquement en ce qu’elle concerne le fils de mon bienfaiteur. Réfléchissez aussi aux résultats… Les lettres du chancelier vous ont-elles procuré quelque avantage ? — Aucun, dit Nigel, excepté de belles paroles et des actions pleines de froideur… Je pense déjà depuis quelque temps que leur seul but est de se débarrasser de moi. Hier, un de ces protecteurs, comme je parlais de passer chez l’étranger, me pressa d’accepter de l’argent, sans doute pour que les moyens de m’exiler ne me manquassent pas. — Précisément, ajouta Heriot ; plutôt que de vous voir rester, ils vous fourniraient eux-mêmes des ailes pour fuir. — Je cours le trouver, » s’écria le jeune homme irrité, « et je lui dirai ce que je pense de sa bassesse. — Sous votre bon plaisir, » dit Heriot en le retenant, « vous n’en ferez rien. Par une querelle, vous ne réussiriez qu’à me perdre, moi qui vous les ai fait connaître ; et quoique je sois disposé à risquer la moitié de ma boutique pour rendre service à Votre Seigneurie, certes, vous ne voudriez pas me faire du tort quand il n’en pourrait résulter aucun avantage pour vous. »

Le mot boutique sonna désagréablement aux oreilles du jeune lord, qui répondit à la hâte : « Du tort, monsieur ! Je suis si loin de vous faire du tort que vous m’obligeriez infiniment de vous désister de ces inutiles offres de services à l’égard d’un homme qu’il est impossible de servir jamais efficacement. — Laissez-moi faire, dit l’orfèvre ; jusqu’à présent vous vous êtes trompé de route. Permettez-moi de prendre cette copie de votre supplique ; je la ferai transcrire convenablement, et je choisirai ensuite le moment, la première occasion de la remettre entre les mains du roi, avec un peu plus de prudence, j’espère, que votre domestique n’en a montré. Je répondrais presque qu’il prendra l’affaire comme vous le désirez ; mais, même dans le cas contraire, je ne désespérerais pas encore d’une aussi bonne cause. — Monsieur, dit le jeune seigneur, il y a tant de cordialité dans vos paroles, et ma situation est si malheureuse, que je ne sais comment refuser vos offres obligeantes, quoique en même temps je rougisse de les accepter d’un étranger. — J’espère que nous ne sommes déjà plus étrangers l’un pour l’autre, répliqua l’orfèvre ; et pour ma récompense, quand ma médiation aura réussi et que vous serez rentré dans votre fortune, j’espère que vous commanderez votre premier service d’argenterie chez George Heriot. — Vous auriez un mauvais payeur, maître Heriot. — Je ne crains pas cela ; et je suis bien aise de vous voir sourire, milord. Il me semble que cela vous fait ressembler encore davantage au bon vieux lord votre père, et d’ailleurs cela m’enhardit à vous présenter une petite requête : c’est de vouloir bien accepter un dîner sans façon demain chez moi. Je loge ici tout près, dans Lombard-Street. Quand à la chère, milord, je puis vous promettre une excellente soupe au coulis de veau, un chapon gras bien lardé, un plat de tranches de bœuf en l’honneur de la vieille Écosse, et peut-être un verre d’un bon vieux vin mis en tonneau avant qu’il fût question de l’union de l’Écosse et de l’Angleterre. Quant à la société, nous aurons un ou deux de nos chers compatriotes, et ma ménagère pourrait bien y joindre quelque gentille Écossaise. — J’accepterais la politesse que vous me faites, maître Heriot, dit Nigel ; mais j’ai entendu dire que les dames de la Cité de Londres aiment à voir un homme vêtu galamment… je ne voudrais pas rabaisser un noble Écossais dans l’opinion qu’elles ont pu s’en former ; car, sans aucun doute, vous avez fait valoir de votre mieux notre malheureux pays, et j’avoue qu’en ce moment je ne suis guère disposé à faire de la dépense en toilette. — Milord, votre franchise m’encourage à faire encore un pas, dit maître George… Je… je dois de l’argent à votre père, et… en vérité, si Votre Seigneurie me regarde aussi fixement, je ne pourrai jamais aller jusqu’au bout de mon histoire. Pour parler sans détour, car je n’ai jamais pu soutenir un mensonge de ma vie, afin de poursuivre votre affaire convenablement, Votre Seigneurie doit se montrer à la cour d’une manière conforme à son rang. Je suis un orfèvre, et je gagne ma vie à prêter de l’argent aussi bien qu’à vendre de l’argenterie. Je désire placer cent livres sterling à intérêts dans vos mains jusqu’à ce que vos affaires soient arrangées. — Et si elles ne s’arrangent jamais ? demanda Nigel. — Dans ce cas, milord, reprit le bourgeois de la Cité, la perte d’une telle somme serait de peu d’importance pour moi en comparaison de tant d’autres sujets de regrets. — Maître Heriot, dit lord Nigel, ce service est généreusement offert, et je l’accepterai avec franchise.. Je dois présumer que vous voyez dans cette affaire un espoir que j’y aperçois à peine moi-même, car, sans doute, vous ne voudriez pas me surcharger d’un nouveau fardeau en me persuadant de contracter une dette que je ne pourrais jamais acquitter. J’accepterai donc votre argent avec l’espoir et la confiance que vous me mettrez dans le cas de vous le rendre exactement. — Je vous convaincrai, milord, répliqua l’orfèvre, que mon intention est d’agir avec vous comme avec un débiteur dont j’espère être payé : c’est pourquoi vous voudrez bien, s’il vous plaît, me signer une reconnaissance de cet argent et une obligation de me le rembourser. »

Il prit alors l’étui d’argent qui était passé dans sa ceinture, et en tira tout ce qu’il fallait pour écrire ; puis, ayant fait un petit billet comme il le voulait lui-même, il sortit d’une des poches de côté de son manteau un petit sac d’or, et dit qu’il devait s’y trouver cent livres sterling, et se mit à les compter très-méthodiquement sur la table. Nigel Olifaunt ne put s’empêcher de lui faire observer que cette cérémonie était tout à fait inutile, et qu’il prendrait le sac sur la parole de son obligeant créancier ; mais ceci n’était point d’accord avec les formes que le bonhomme était habitué à mettre dans les affaires.

« Ayez patience avec moi, dit-il, mon bon lord. Nous autres bourgeois de la Cité, nous sommes une race prudente et circonspecte, et je perdrais pour jamais ma réputation dans la paroisse Saint-Paul si je donnais une quittance ou prenais un reçu sans avoir compté l’argent jusqu’au bout. Je crois que le compte est juste maintenant ; et, sur mon âme, » ajouta-t-il en regardant par la fenêtre, « je vois venir mes domestiques qui m’amènent ma mule, car j’ai à me rendre à Westward-Hoe. Mettez votre argent de côté, milord… il ne fait pas bon laisser des oiseaux de cette couleur hors de la cage dans un logement garni à Londres. La serrure de votre coffre-fort ne me paraît pas très-sûre… Je puis vous en fournir une à peu de frais qui a renfermé des milliers de livres. Elle a appartenu au bon vieux sir Faithful Frugal… Son fils prodigue a vendu jusqu’à la coquille après avoir mangé l’amande : telle est la fin d’une fortune de la Cité. — J’espère mieux de la vôtre, maître Heriot. — Et moi aussi, milord, » dit le vieux marchand en souriant ; « mais pour me servir des termes de l’honnête John Bunyan (et en parlant ainsi des larmes remplissaient ses yeux), il a plu à Dieu de m’éprouver en m’enlevant deux enfants ; et quant à celui que j’ai adopté, et qui vit encore, que le ciel ait pitié de lui : Hélas ! je suis patient et reconnaissant ; et quant aux richesses que Dieu m’a envoyées, elles ne manqueront pas d’héritiers tant qu’il y aura des orphelins dans la vieille Édimbourg… Je vous souhaite le bonjour, milord. — Il y a déjà un orphelin qui vous doit de la reconnaissance, » dit Nigel en l’accompagnant vers la porte ; et le vieux bourgeois se défendant d’être ainsi reconduit prit enfin congé de son nouvel ami.

En s’en allant il traversa la boutique à la porte de laquelle se tenait la dame Christie qui lui fit un signe de tête. Il lui demanda poliment des nouvelles de son mari. Dame Christie regretta qu’il fût absent, mais il était allé à Deptford, lui dit-elle, régler ses comptes avec un capitaine de bâtiment hollandais.

« Il faut que les affaires se fassent, dame Christie, dit l’orfèvre. Rappelez au souvenir de votre mari George Heriot, de Lombard-Street. J’ai fait des affaires avec lui, c’est un homme juste et exact dans ses engagements : soyez bons à l’égard de votre noble locataire ; ayez soin qu’il ne manque de rien. Quoique en ce moment il lui plaise de vivre dans la solitude et dans la retraite, il y a des gens qui s’intéressent à lui, et je suis chargé de fournir tout ce qui lui sera nécessaire ; de sorte que vous pourrez me faire savoir par votre mari, ma bonne dame, dans quel état se trouve milord, et s’il a besoin de quelque chose. — Ainsi, c’est donc un vrai lord, après tout ? Eh bien, sur ma foi, j’ai toujours pensé qu’il en avait la mine. Mais pourquoi ne va-t-il pas au parlement, dans ce cas ? — Il ira, dame Christie, répondit Heriot, mais au parlement d’Écosse, dans son pays. — Oh ! ce n’est qu’un lord écossais, dit la bonne dame, et voilà pourquoi il est honteux d’en porter le titre peut-être. — Gardez qu’il vous entende parler ainsi, dame Christie, dit le bourgeois. — Qui ? moi, monsieur, reprit-elle ; je vous assure qu’il n’y a rien d’offensant pour lui dans ces paroles. Anglais ou Écossais, il n’en est pas moins un homme comme il faut, et bien poli ; et plutôt que de le laisser manquer de rien, j’aimerais mieux le servir moi-même, et aller jusqu’à Lombard-Street vous en avertir en personne. — Envoyez-moi votre mari, bonne dame, » dit l’orfèvre, qui, avec toute son expérience et sa bonté, était un peu sévère sur les formes… « Le proverbe dit : Quand les femmes courent, la maison va de travers… et laissez le valet de Sa Seigneurie servir son maître dans son appartement. — Bonjour à Votre Honneur, » dit la dame un peu froidement ; et aussitôt que le donneur de conseils fut hors de portée, elle s’écria avec un peu d’humeur : « Sur ma foi, vous pouvez garder vos avis, vieux chaudronnier écossais que vous êtes ; mon mari est aussi prudent et presque aussi vieux que vous, et s’il ne trouve rien à dire, cela suffit. Quoiqu’il ne soit pas aussi riche que certaines gens, cependant j’espère bien le voir un jour sur une mule, tout comme eux, avec une selle de drap et deux domestiques en habit bleu derrière lui. »



  1. A new way to pay old debts, titre d’une comédie anglaise de Massinçer, qui fut composée vers ce temps, et qui est restée au théâtre. a. m.
  2. Moniplie signifie plusieurs plis, comme aussi l’un des estomacs d’une vache. a. m.
  3. Apôtre de la réforme en Écosse.