Les Aventures de Nigel/Chapitre 02

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 43-55).


CHAPITRE II.

LES ÉCOSSAIS.


Ceci, monsieur, est un homme parmi les autres qui a des richesses à volonté, et la volonté de s’en servir, jointe à l’esprit qu’il faut pour les augmenter. Ma foi, sa plus grande folie est une espèce de charité prodigue, qui va souvent déterrer des objets dont les hommes prudents détournent la vue quand ils s’offrent sur leur passage.
Le vieux Couple.


Le vieil horloger allait et venait dans sa boutique, de fort mauvaise humeur d’avoir été dérangé si brusquement dans ses études abstraites ; et ne pouvant se décider à abandonner la suite des calculs qu’il avait entamés, il entremêlait d’une manière bizarre les fragments de ses opérations d’arithmétique avec les discours d’usage qu’il adressait aux passants et les réflexions que le mécontentement lui arrachait sur ses paresseux d’apprentis : « Que demandez-vous, monsieur ? Madame, que demandez-vous ? Des pendules pour le salon, pour la salle à manger ?… Des montres pour la nuit, des montres de jour ?… La roue d’arrêt étant de 48, le pouvoir du grand ressort 8, le pivot de la sonnerie de 48… Que demandez-vous, honoré monsieur ?… Le quotient, le multiplicande… Faut-il que les coquins soient sortis précisément dans ce bienheureux moment !… L’accélération étant en raison de 5 minutes 55 secondes 53 tierces 59 quartes… Je les étrillerai tous deux quand ils reviendront… Ils peuvent en être sûrs, de par les os de l’immortel Napier ! »

Ici le philosophe irrité fut interrompu par l’entrée d’un grave citoyen, de la tournure la plus respectable, qui, le saluant familièrement du nom de David, mon vieil ami, et lui serrant cordialement la main, lui demanda ce qui l’avait mis si fort en colère.

Le costume de l’étranger, quoiqu’il y régnât une certaine gravité, était plus riche que celui des bourgeois en général. Ses hauts-de-chausses étaient de velours noir doublé de soie pourpre, qu’on apercevait aux poches et aux crevés. Son pourpoint était de drap pourpre, et le manteau court qu’il portait par-dessus était de velours noir pour répondre à ses hauts-de-chausses : l’un et l’autre étaient ornés d’un nombre infini de petits boutons d’argent, richement travaillés en filigrane. Une chaîne d’or à trois rangs entourait son cou, et au lieu d’une épée et d’un poignard, il portait à la ceinture un couteau de table ordinaire et un petit étui d’argent, qui paraissait devoir contenir tout ce qu’il faut pour écrire. On aurait pu croire que c’était quelque secrétaire ou commis au service du public, si son bonnet, d’une forme plate, basse et sans ornements, et ses souliers d’un noir bien luisant, n’eussent annoncé qu’il appartenait à la Cité. C’était un homme bien fait, et d’une taille ordinaire : quoique avancé en âge, il paraissait d’une bonne santé. Sa physionomie exprimait la sagacité et la bonne humeur ; et son œil brillant, ses joues rubicondes et ses cheveux gris ajoutaient à l’air respectable que lui donnait son costume. Il se servit du dialecte écossais dans les premiers mots qu’il prononça, mais de telle manière qu’il était difficile de distinguer si c’était une plaisanterie qu’il se permettait avec un ami, ou s’il parlait son idiome natal ; car sa conversation ordinaire se ressentait peu de l’accent provincial.

En réponse aux questions de son respectable ami, Ramsay soupira profondément et répondit en répétant sa question : « Ce qui me tourmente, maître George ? ma foi, c’est ce qui se passe ! Je vous le déclare, un homme serait aussi tranquille dans le pays des fées que dans le quartier extérieur de Faringdon. Mes apprentis sont devenus de vrais lutins ; il paraissent et disparaissent comme des esprits follets, et n’ont pas plus de régularité dans leurs mouvements qu’une montre sans échappement. S’il y a une balle à lancer, un bœuf à tourmenter, une fille à plonger dans le ruisseau pour faire taire sa langue, et des os à briser, Jenkin ne manque jamais de se mettre de la partie, et Tunstall court après lui afin qu’il n’aille pas tout seul… Je crois vraiment que les boxeurs, les conducteurs d’ours et les charlatans se sont ligués contre moi, mon cher ami, car ils passent dix fois plus souvent devant ma porte que devant toute autre de la Cité. Il y a un coquin d’Italien qui vient d’arriver aussi, et qu’on appelle Polichinelle, de sorte que tout ensemble… — Fort bien, interrompit maître George ; mais quel rapport tout cela a-t-il avec le cas actuel ? — Vous saurez, répondit Ramsay, qu’on vient de crier au voleur et à l’assassin, et je souhaite qu’il n’arrive que le moindre de ces deux maux au milieu de ces porcs d’Anglais tout gonflés de poudding, et j’ai été interrompu au milieu des calculs les plus profonds où un homme se soit jamais enfoncé, maître George. — Que voulez-vous, mon ami ? il faut prendre patience… Vous êtes un homme qui faites le commerce du temps… Vous pouvez le faire aller vite ou lentement à volonté, vous êtes donc moins que tout autre dans le cas de vous plaindre qu’il s’en perde un peu par-ci par-là. Mais voilà vos garçons qui reviennent et rapportent avec eux un homme mort, à ce que je crois. Je crains d’après cela que le mal ne soit sérieux. — Plus il y a de mal, plus cela les amuse, » dit le vieux bourru d’horloger. « Je suis bien aise pourtant que ce ne soit aucun de ces deux drôles… Pourquoi nous apportez-vous ici un cadavre, vauriens que vous êtes ? » ajouta-t-il en s’adressant aux deux apprentis qui, à la tête d’une foule considérable de jeunes gens de leur classe, dont quelques-uns offraient des marques évidentes du combat qui venait d’avoir lieu, portaient un corps au milieu d’eux.

« Il n’est pas encore mort, monsieur, répondit Tunstall. — Portez-le chez l’apothicaire, en ce cas, répondit son maître… Croyez-vous que je puisse rendre la vie et le mouvement à un homme comme si c’était une montre ou une horloge ? — Pour l’amour de Dieu, mon bon ami, dit maître George, qu’on le dépose à l’endroit le plus proche… Il paraît n’être qu’évanoui. — Évanoui, dit Ramsay ; et quel besoin a-t-il de s’évanouir dans les rues ? Mais n’importe, pour obliger mon ami maître George, je prendrais chez moi tous les morts de la paroisse de Saint-Dunstan. Appelez Sam Porter : qu’il vienne faire attention à la boutique. »

Là-dessus l’homme évanoui, qui était ce même Écossais qui avait passé quelques moments auparavant dans la rue au milieu des quolibets des apprentis, fut transporté dans l’arrière-boutique de l’artiste, et il y fut placé dans un fauteuil jusqu’à ce que l’apothicaire, qui demeurait en face, eût traversé la rue pour venir à son secours. Ce personnage, comme il arrive quelquefois à certains membres des professions savantes, avait plus de jargon scientifique que de connaissances réelles. Il se mit à parler du sinciput, de l’occiput, du cerebrum et cerebellum, jusqu’à ce que le très petit fonds de patience que possédait David Ramsay fût épuisé.

« Bellum ! bellum ! » répéta-t-il avec beaucoup d’indignation. « Que signifie tout cela, s’il vous plaît[1] ? Vous feriez mieux de lui mettre un emplâtre à la tête. »

Maître George, avec un zèle mieux entendu, demanda à l’apothicaire s’il ne serait pas nécessaire de le saigner. Le pharmacien toussa, hésita pendant une minute ; mais son art ne lui suggérant rien de mieux à ordonner dans ce cas pressant, il observa qu’en tout cas la saignée soulagerait le cerveau ou cerebrum, s’il arrivait qu’il y eût tendance à un dépôt de sang extravasé, qui pourrait occasionner une pression sur cet organe délicat. Heureusement il était capable de faire cette opération… Pour tout le reste il fut puissamment aidé par Jenkin, qui était aussi savant et plus expérimenté que le docteur en fait de têtes cassées. Suivant la méthode scientifique observée aujourd’hui par ceux qui entourent nos boxeurs, ils employèrent abondance d’eau froide, et le frottèrent avec un peu de vinaigre, ce qui réussit si bien, qu’un moment après l’homme se mit à se redresser sur son siège, à serrer son manteau autour de lui, et à regarder ceux qui l’entouraient comme quelqu’un qui cherche à recueillir ses esprits et à recouvrer sa mémoire.

« On ferait bien de le porter sur le lit qui est dans le petit cabinet de derrière, » dit maître George, auquel les êtres de la maison paraissaient familiers.

« Je lui céderai volontiers ma place sur le lit de camp, dit Jenkin (car ce cabinet de derrière servait de chambre à coucher aux deux apprentis qui y partageaient un lit de camp) ; je puis bien coucher sous le comptoir. — Et moi aussi, dit Tunstall : et le pauvre diable peut l’avoir à lui tout seul pour y passer la nuit. — Le sommeil, dit l’apothicaire, est, suivant l’opinion de Galien, un restaurateur et fin fébrifuge, et on le trouve sur un lit de camp tout comme ailleurs. — Surtout quand on n’en peut avoir de meilleur, dit maître George… Mais voilà deux braves garçons de céder leur lit de si bon cœur à ce pauvre homme !… Allons, ôtons-lui son manteau, et portons-le sur le lit. J’enverrai chercher le docteur Irving, le chirurgien du roi : il ne demeure pas loin d’ici, et ce sera ma part du devoir du Samaritain, voisin Ramsay. — Eh bien, monsieur, dit l’apothicaire, si vous jugez à propos d’avoir recours à d’autres avis que les miens, je ne me refuserai pas à consulter avec le docteur Irving ou tout autre homme de l’art instruit, et à continuer de fournir de ma pharmacopée les drogues qui pourront être nécessaires. Au surplus, quoi qu’en puisse dire le docteur Irving, qui, je crois, a pris ses degrés à Édimbourg, ou tout autre docteur écossais ou anglais, je soutiendrai que le sommeil pris à propos est un fébrifuge, un calmant et un restaurant. »

Il marmotta encore quelques mots savants, et finit par déclarer à l’ami de Ramsay, en anglais beaucoup plus intelligible que son latin, que ce serait à lui qu’il s’adresserait pour le paiement des drogues, soins et visites fournis ou à fournir à l’étranger.

Maître George le pria d’envoyer la note de ce qu’on lui devait déjà, et de ne pas se déranger davantage, à moins qu’on ne le fît demander. Le pharmacien qui, d’après certaines découvertes faites dans un moment où le manteau de l’inconnu s’était un peu entr’ouvert, n’avait pas pris une haute idée des moyens pécuniaires du malade que le hasard lui envoyait, ne vit pas plutôt un riche citoyen embrasser sa cause, qu’il montra quelque répugnance à se désister du traitement commencé ; il fallut une admonition assez sèche de maître George, qui, malgré sa bonne humeur, savait prendre le ton convenable dans l’occasion, pour décider l’Esculape de Temple-Bar à regagner sa boutique.

Délivrés de la présence de M. Raredrench, Jenkin et Francis firent charitablement tous leurs efforts pour débarrasser le malade de son long manteau gris ; mais celui-ci les repoussa tant qu’il put en murmurant d’une voix sourde. « Plutôt ma vie ! plutôt ma vie. » Au milieu de cette lutte le pauvre manteau n’étant pas en état de résister à tant de secousses, céda enfin et se déchira avec un bruit qui faillit faire tomber le malade en syncope ; il resta dans son fauteuil exposé à leurs regards avec ses vêtements de dessous, dont le mauvais état (car on n’y voyait que trous et pièces) excita à la fois la pitié et le rire : telle avait certainement été la cause de sa répugnance à se séparer de son manteau, duquel on pouvait dire, comme de la charité chrétienne, qu’il servait à cacher bien des défauts.

L’étranger lui-même, jetant les yeux sur le costume qui trahissait sa misère, parut si étourdi de cette découverte que, murmurant entre ses dents qu’il était en retard pour un rendez-vous, fit un effort pour se lever et quitter la boutique, mais il en fut aussitôt empêché par Jenkin Vincent et son camarade, qui, sur un signe de maître George, se saisirent de lui et le forcèrent de rester assis. Le malade tourna les yeux autour de lui, et dit d’une voix encore faible et avec l’accent du nord très-fortement prononcé : « Quelle est donc cette manière, messieurs, de traiter un étranger qui vient séjourner dans votre ville ? Vous m’avez cassé la tête, vous venez de me déchirer mon manteau, et voilà maintenant que vous en voulez à ma liberté personnelle ! Ils étaient plus sages que moi, » ajouta-t-il après un moment de pause, « ceux qui me conseillèrent de mettre mes plus mauvais habits pour parcourir les rues de Londres, et si j’avais eu quelque chose de pire que ceux-ci (ce qui aurait été difficile, dit Jin Vin à son compagnon), c’eût encore été trop bon pour tomber entre les mains de gens si étrangers aux lois de la civilité. — À parler vrai, » dit Jenkin, incapable de se contenir plus long-temps, quoique la discipline du siècle imposât aux jeunes gens de sa classe une réserve respectueuse et même une profonde humilité en présence de leurs parents, de leurs maîtres ou de personnes d’un âge plus avancé, sentiments dont on ne se fait aucune idée de nos jours ; « à parler vrai, les habits de ce bon monsieur n’ont pas l’air de pouvoir supporter qu’on les touche sans précaution. — Taisez-vous, jeune homme, » dit maître George d’un ton d’autorité ; « ne raillez jamais l’étranger ni le pauvre ; le bœuf noir ne vous a pas encore marché sur le pied[2]. Vous ne savez pas dans quel pays vous pouvez vous trouver un jour, et quels habits vous porterez avant de mourir. »

Vincent baissa la tête et se le tint pour dit ; mais l’étranger ne se contenta pas de ce qu’un autre venait de dire pour lui.

« Je suis étranger, monsieur, cela est certain, et il me semble qu’en cette qualité j’ai été un peu familièrement traité dans votre ville. Mais, quant à ma pauvreté, je ne vois pas de quel droit personne m’en accuserait jusqu’à ce que je lui eusse demandé de l’argent. — C’est bien là le cher pays. » dit tout bas maître George à David Ramsay, « orgueil et pauvreté. »

Mais David avait repris ses tablettes et sa plume d’argent, et profondément plongé dans des calculs qui lui faisaient parcourir tous les nombres de l’arithmétique, depuis la simple unité jusqu’aux millions, billions, trillions, il n’entendit pas seulement la réflexion de son ami. Maître George, s’apercevant de sa distraction, se retourna du côté de l’Écossais.

« D’après cela j’imagine, Jockey, que si un étranger vous offrait un noble, vous le lui jetteriez à la tête. — Non pas, si je pouvais le gagner par un honnête service, dit l’Écossais ; je suis disposé à me rendre utile, car, quoique sorti d’une maison honorable, je ne puis dire que je sois très-bien pourvu du côté de la fortune. — Oui-dà ! reprit maître George ; et quelle maison réclame l’honneur d’un tel descendant ? — Si l’ancienneté de sa cotte d’armes est en raison de celle de son habit[3] » dit bien bas Vincent à son compagnon.

« Allons, voyons, Jockey, répondez donc, » continua maître George en remarquant que l’Écossais, suivant l’usage de ses compatriotes, lorsqu’on leur fait une question franche et directe, réfléchissait quelques moments avant d’y répondre. »

« Je ne m’appelle pas plus Jockey que vous ne vous appelez John, monsieur, » dit l’étranger, comme s’il eût été offensé de s’entendre donner un nom qui, dans ce temps, était en usage comme l’est maintenant celui de Sawney pour distinguer un Écossais en général. « Mon nom, puisque vous voulez le savoir, est Richard Moniphes, et je suis issu de l’honorable maison de Castle Collop, bien connue au West-Port d’Édimbourg. — Et qu’appelez-vous le West-Port ? continua l’interrogateur. — Sous le bon plaisir de Votre Honneur, » dit Richie qui, ayant recouvré ses sens de manière à remarquer l’extérieur respectable de maître George, jugeait à propos de mettre plus de politesse dans son langage ; « le West-Port est une porte de notre ville, de même que les voûtes de brique de White-Hall forment l’entrée du palais du roi ; seulement le West-Port et de pierre de taille, et c’est un bâtiment qui a plus d’élégance et d’ornements d’architecture. — Allons donc, l’ami, les portes de White-Hall ont été construites d’après les plans du grand Holbein, répondit maître George. Il faut que votre accident vous ait un peu dérangé la cervelle, mon bon ami. Vous allez peut-être me dire aussi que vous avez à Édimbourg une rivière navigable aussi belle que la Tamise avec tous ses vaisseaux ? — La Tamise ! » s’écria Richie du ton d’un profond mépris, « que Dieu vienne au secours du jugement de Votre Honneur ! nous avons à Édimbourg les eaux du Leith et le lac Nord. — Et le Pow-Burn, et le Quarry-Holes, et le Gudesub, hâbleur que vous êtes ! » répondit maître George dans le dialecte écossais avec un accent naturel et très-prononcé. « Ce sont des drôles de votre espèce, avec vos histoires et vos mensonges, qui déshonorent le pays. — Que Dieu me pardonne, monsieur, » dit Richie fort étonné de voir que contre son attente il parlait à un Écossais, « j’avais pris Votre Honneur pour un anglais ; mais j’espère qu’il n’y a pas de mal à soutenir l’honneur de son pays natal dans une terre étrangère où tout le monde cherche à le décrier. — Appelez-vous soutenir l’honneur de votre pays que de prouver qu’il compte au nombre de ses enfants un aussi effronté menteur ? dit maître George. Mais, allons, ne faite pas la grimace pour cela. En trouvant un compatriote vous avez aussi trouvé un ami, si vous le méritez, et surtout si vous me répondez la vérité. — Je ne vois pas ce que je pourrais gagner à ne pas la dire, répondit le digne Écossais. — Eh bien donc, pour commencer, dit maître George, je soupçonne que vous êtes le fils du vieux Mungo Moniplies, boucher dans le West-Port. — Votre Honneur est sorcier, je crois, » dit Richie en faisant une espèce de grimace.

« Et comment avez-vous osé vous donner pour un noble ? — Je ne sais pas, monsieur, » répondit Richie en se grattant la tête ; « j’ai entendu beaucoup parler d’un comte de Warwick dans ce pays du sud, je crois que c’est Guy qu’on le nomme, et il s’est acquis une grande réputation à tuer des vaches, des sangliers et autres animaux ; et je gage que mon père a tué plus de vaches et de sangliers sans parler des bœufs, veaux, moutons, brebis, agneaux et cochons, que toute la noblesse d’Angleterre. — Allez, vous êtes un drôle retors, dit maître George ; mais tenez votre langue en bride, et prenez garde à vos réponses. Votre père était un honnête bourgeois et le syndic de sa compagnie : je suis fâché de voir à son fils un aussi mauvais habit. — Il n’est pas très-bon, monsieur, » dit Richie Moniplies en y jetant un coup d’œil ; « il n’est pas très-bon, j’en conviens ; c’est la livrée ordinaire aux enfants des pauvres bourgeois de notre pays… dame Nécessité nous force à le porter. Il faut prendre patience. Le roi, en quittant l’Écosse, a tué le commerce d’Édimbourg. On couperait du foin sur la grande place, et l’on ferait une bonne récolte de luzerne dans Grass-Market. Il croît autant d’herbe dans l’endroit où fut jadis la boutique de mon père qu’il eu aurait fallu pour servir de pâture aux bêtes qu’il tuait autrefois. — Ce n’est que trop vrai, dit maître George, et pendant que nous faisons ici notre fortune, nos vieux voisins et leurs familles meurent de faim dans le pays. On devrait penser à cela plus souvent. Et comment avez-vous attrapé des coups à la tête ? Richie, répondez-moi franchement. — Ma foi, monsieur, je n’ai pas intérêt à mentir dans cette affaire, répondit Moniplies[4]. Je suivais tranquillement cette rue, et de tous côtés les quolibets et les mauvaises plaisanteries pleuvaient sur moi… Un instant, pensai-je en moi-même, vous êtes un peu trop forts en nombre contre moi, pour que je m’y frotte ; mais que j’attrape quelqu’un de vous dans le parc de Barford ou au bout de la ruelle, et je le ferai chanter sur un autre air. En ce moment un vieux diable de potier vint se mettre devant moi, et offrir un pot pour y mettre mon onguent écossais ; je le poussai, comme de raison, et le vieux coquin trébuchant alla tomber sur ses pots, dont il cassa une vingtaine. Alors des cris s’élevèrent de tous côtés, et si ces deux messieurs ne m’avaient aidé à en sortir, j’aurais certainement été assassiné. Mais il arriva que comme ils me prenaient par le bras pour me tirer des mains de l’ennemi, je reçus d’un batelier le coup dont je suis tombé. »

Maître George regarda les apprentis, comme pour leur demander si ce récit était vrai.

« La chose s’est passée exactement comme il le déclare, dit alors Jenkin. Je n’ai pas vu le commencement, mais le peuple disait qu’il avait cassé quelque poterie, et que, je vous en demande pardon, monsieur, il n’y avait par moyen de prospérer dans le voisinage d’un Écossais. — Bon ! qu’importe ce qu’on disait ? vous êtes un brave garçon d’avoir pris le parti du plus faible. Et vous, l’ami, » continua maître George en s’adressant à son compatriote, « voulez-vous passer demain chez moi ? cette adresse vous apprendra où je demeure. — Je me rendrai chez Votre Honneur, » dit l’Écossais en s’inclinant très-bas, « c’est-à-dire si mon honorable maître le permet. — Ton maître ? dit George : as-tu un autre maître que dame Nécessité dont tu m’as dit porter la livrée ? — Ma foi, n’en déplaise à Votre Honneur, je sers deux maîtres, dit Richie car mon maître et moi sommes tous deux les esclaves de cette vieille sorcière à laquelle nous espérions tourner le talon en quittant l’Écosse ; de sorte que vous voyez, monsieur, que j’exerce une espèce de servitude en second ordre, étant le serviteur d’un serviteur. — Et quel est le nom de votre maître ? » demanda George : et remarquant que Richie hésitait, il ajouta : Ne me le dites pas pourtant si c’est un secret. — C’est un secret qu’il ne servirait à rien de garder, dit Richie ; seulement vous savez que nous autres Écossais nous avons le cœur trop fier pour exposer notre détresse devant témoins. Ce n’est pas que mon maître éprouve autre chose qu’un embarras momentané, monsieur, » ajouta-t-il en regardant les deux apprentis anglais, « ayant une somme considérable au trésor royal, c’est-à-dire, » continua-t-il tout bas à maître George, « que le roi lui doit des monceaux d’argent ; mais il paraît qu’il sera difficile de s’en faire payer. Mon maître est le jeune lord Glenvarloch. »

Maître George témoigna beaucoup de surprise à ce nom.

« Vous faites partie des gens du jeune lord Glenvarloch, et vous êtes dans un tel état ! — Oui, ma foi, et vous voyez en moi tout ce qu’il y a de gens, au moins pour le moment. Plût au ciel qu’il fût plus heureux que je ne le suis, quand je devrais, moi, rester dans le même état ! — J’ai vu son père, dit maître George, suivi de quatre gentilshommes et de dix laquais tout couverts de velours et de dentelles. Mon Dieu ! quels changements on voit dans ce monde ! heureusement qu’il y en a un meilleur après lui. L’illustre et ancienne maison de Glenvarloch, qui a servi son roi et son pays pendant cinq cents ans ! — Votre Honneur peut bien dire mille, reprit le serviteur. — Je dis ce que je sais être vrai, l’ami, » répondit le bourgeois de Londres, « et pas un mot de plus. Vous paraissez assez bien remis maintenant ; pouvez-vous marcher ? — Très-bien, monsieur, ce n’était qu’un étourdissement. J’ai été élevé à West-Port, et ma tête peut supporter un coup qui mettrait un bœuf à bas. — Où loge votre maître ? — Nous logeons pour le moment, n’en déplaise à Votre Honneur, dans une petite maison au bout d’une de ces ruelles qui descendent au bord de l’eau, chez un honnête homme nommé John Christie, qui tient une boutique de fromage et de chandelles, et qui fournit surtout les vaisseaux. Son père était de Dundee. Je ne me souviens pas du nom de la rue, mais c’est tout juste en face de la grande église, là-bas ; et Votre Honneur se souviendra que nous ne portons que notre nom de famille, Nigel Olifaunt tout court, parce que nous vivons dans la retraite en ce moment, car en Écosse on nous appelait lord Nigel. — C’est fort sage à votre maître, dit le bourgeois, et je trouverai votre logement, quoique l’adresse n’en soit pas des plus claires. »

En parlant ainsi, il glissa une pièce d’argent dans la main de Richie Moniplies, et lui dit de retourner chez lui et d’éviter de s’engager dans de nouvelles querelles.

« J’aurai soin que cela n’arrive plus, » dit Richie d’un air d’importance, « maintenant que j’ai sur moi quelque chose à garder ; et là-dessus je vous souhaite à tous une bonne santé, et fais surtout mes remercîments à ces deux jeunes gentilshommes. — Je ne suis pas un gentilhomme, » dit Jenkin en secouant la tête, « je suis tout bonnement un apprenti de Londres, et j’espère en être un jour un bon bourgeois. Frank peut se dire gentilhomme, si cela lui plaît. — Je l’étais autrefois, dit Tunstall, et j’espère que je n’ai rien fait pour en perdre le titre. — Eh bien, eh bien, comme vous voudrez, reprit Richie Moniplies ; mais, quoi qu’il en soit, je vous suis fort obligé à l’un et à l’autre : croyez que je ne suis pas capable de l’oublier de sitôt, bien que je n’en dise pas grand’chose en ce moment. Bonsoir, mon généreux compatriote. » En disant ces mots, il allongea hors de la manche de son pourpoint en lambeaux une main longue et osseuse, et un bras dont les muscles se dessinaient comme des cordes.

Maître George lui serra la main amicalement, tandis que Jenkin et Frank échangeaient entre eux des regards malins. Moniplies aurait bien voulu adresser ensuite ses remercîments au maître du logis, mais le voyant, comme il le dit ensuite, griffonnant sur son petit livret, de l’air d’un homme qui n’a pas la tête à lui, il se contenta de lui donner un coup de chapeau, et sortit de la boutique.

« Voila bien Jockey l’Écossais avec tout ce qu’il a de bon et de mauvais, » dit maître George à l’horloger David ; et celui-ci, suspendant, quoique avec répugnance, les calculs où il était plongé, et tenant sa plume à un pouce de ses tablettes, regardait son ami avec de grands yeux ternes et distraits qui n’exprimaient pas plus d’intelligence que d’intérêt. « Cet homme, continua maître George, sans remarquer l’état d’abstraction mentale de son ami, montre d’une manière caractéristique, comment notre orgueil et notre pauvreté écossaise font de nous des menteurs et des fanfarons ; et cependant ce drôle qui ne peut dire trois mots à un Anglais qu’il n’y en ait un qui soit un mensonge, est, je le gagerais, l’ami fidèle, le serviteur dévoué de son maître, et peut-être s’est-il dépouillé de son manteau pour l’en couvrir quand il faisait froid, quoique lui-même dût se trouver in cuerpo, comme on dit en Espagne. Chose étrange, que la fidélité et le courage, car je garantirais que le drôle est brave, se trouvent réunis à cette humeur fière et hâbleuse ! Mais vous ne m’écoutez pas, mon ami David ? — Si fait, si fait, avec la plus grande attention, répliqua David ; car, comme le soleil fait le tour du cadran en vingt-quatre heures, ajoutez pour la lune cinquante minutes et demie. — Vous êtes dans le septième ciel, mon ami, dit son compatriote… — Je vous demande pardon, répondit David… si la roue a fait le tour en vingt-quatre heures… j’y suis… et la roue B en vingt-quatre heures cinquante minutes et demie… 57 étant à 54 ce que 59 sont à vingt-quatre heures cinquante minutes et demie, ou à peu près… Je vous demande pardon, maître George, et je vous souhaite le bonsoir de tout mon cœur. — Le bonsoir ! dit maître George, comment donc ? vous ne m’avez pas encore souhaité le bonjour… Allons, mon vieil ami, mettez de côté vos tablettes, ou le mécanisme intérieur de votre tête en souffrira autant que l’extérieur de celle de notre compatriote a souffert des coups de bâton… Bonsoir, dites-vous ? non, non, je n’ai pas envie de vous débarrasser si vite de ma personne : je suis venu dans l’intention de goûter avec vous et de me faire jouer un air de luth par ma filleule mistress Marguerite. — De bonne foi, j’étais distrait, maître George… vous me connaissez… vous savez que lorsque je suis une fois sous les roues… — Il est heureux que vous n’en vendiez que de petites, » interrompit son ami ; et Ramsay, sortant enfin de ses rêveries abstraites et de ses calculs, le conduisit par un petit escalier jusqu’au premier étage occupé par sa fille et le reste de son petit ménage.

Les apprentis reprirent leur place sur le devant de la boutique, et renvoyèrent Sam Poter. Jenkin dit alors à Tunstall : « Avez-vous remarqué, Frank, comme le vieil orfèvre s’est familiarisé avec son misérable compatriote ? Quand auriez-vu quelqu’un de son pays secouer si cordialement la main à un pauvre Anglais ? Ma foi, je le dirai à l’honneur des Écossais, ils se mettront dans l’eau par dessus la tête et les oreilles pour servir un de leurs compatriotes, tandis qu’ils ne mouilleront pas l’ongle de leur petit doigt pour empêcher un Anglais de se noyer. Et cependant, sous ce rapport, maître George n’est encore qu’à demi Écossais, car je lui ai vu rendre plus d’un service à des Anglais. — Mais, vous-même, Jenkin, dit Tunstall, il me semble que vous n’êtes aussi qu’à demi Anglais… Comment se fait-il que vous ayez pris le parti de cet Écossais ? — Vous l’avez pris aussi, répondit Vincent. — Sans doute, parce que je vous ai vu commencer ; d’ailleurs ce n’est pas la mode dans le Cumberland de tomber cinquante sur un, répliqua Tunstall. — Ce n’est pas non plus la mode de Christ-Church, répondit Jenkin. Vivent la loyauté et la vieille Angleterre ! De plus, je vous dirai en secret qu’il y avait un certain accent dans sa voix… c’est-à-dire dans son dialecte ! il m’a rappelé un petit langage qui chatouille plus agréablement mes oreilles que ne le fera le dernier son de la cloche de Saint-Dunstan, le jour où je serai dégagé de mon apprentissage… Vous devinez de qui je veux parler, Frank ? — Non, en vérité, reprit Tunstall, à moins que ce ne soit Jeannette, la blanchisseuse écossaise ? — Que le diable emporte Jeannette dans son cuvier ! Non, non !… Où avez-vous donc les yeux ? ne voyez-vous pas que je veux, parler de la jolie mistress Marguerite ? — Bah ! » dit Tunstall d’un ton sec.

Aussitôt un mouvement de colère, non sans quelque mélange de soupçon, vint étinceler dans les yeux noirs et pénétrants de Jenkin.

« Bah ! et que signifie ce bah ? je ne serais pas, je crois, le premier apprenti qui eût épousé la fille de son maître. — Ils savaient garder leur secret, à ce que j’imagine ; ou du moins, ils avaient achevé leur apprentissage. — Frank, » répliqua Jenkin avec aigreur, « ce peut être la mode parmi les gentilshommes auxquels on enseigne dès le berceau à porter deux faces sous le même bonnet, mais ce ne sera jamais la mienne. — Voici l’escalier, » dit froidement Tunstall, « montez et allez demander à notre maître la main de mistress Marguerite, vous verrez quelle espèce de face il aura sous son bonnet. — Non, non, pas de cela non plus, s’écria Jenkin, je ne suis pas si sot… mais je choisirai mon temps, et tous les comtes du Cumberland ne me couperont pas l’herbe sous le pied ; c’est ce dont je vous réponds. »

Francis ne fit pas de réponse ; et recommençant à s’occuper des soins de leur boutique, ils se remirent tous deux à adresser leurs sollicitations habituelles aux passants.



  1. Il y a dans le texte, Que signifient toutes ces cloches de Londres ? bell étant le mot anglais pour cloches. a. m.
  2. Proverbe écossais, dont le sens est : le malheur ne vous a pas encore atteint. a. m.
  3. An ancient coat belongs to it, un ancien habit lui appartient, dit le texte, par allusion à cotte d’armes et à son habit ; le mot coat ayant les deux significations en anglais. a. m.
  4. Moniplies est le nom anglais d’un des estomacs de la vache. a. m.