Les Aventures de Nigel/Chapitre 01

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 31-43).

LES AVENTURES
DE NIGEL.



CHAPITRE PREMIER.

LONDRES SOUS LE ROI JACQUES.


Anglais et Écossais sont maintenant d’accord, et Saunders[1] s’empresse de traverser la Tweed, où tel est le luxe qui l’attend, que sa mère le reconnaîtrait à peine. Contemplez sa métamorphose : sa grosse ratine de Glascow est changée en riche brocard ; son épée à poignée de fer a fait place à l’élégante rapière dorée et ciselée ; son bonnet même est remplacé par le fin castor : vit-on jamais un galant de meilleur air ?
La Réformation.


Les longues hostilités qui pendant plusieurs siècles divisèrent les parties méridionales et septentrionales des îles Britanniques venaient d’être heureusement terminées par l’avénement du pacifique Jacques Ier au trône d’Angleterre. Mais quoique la couronne d’Angleterre fût jointe à celle d’Écosse sur la tête de ce même roi, il fallut un grand laps de temps et plus d’une génération pour détruire les préjugés nationaux invétérés qui ont si long-temps existé entre les royaumes-unis, et pour amener les sujets de l’un et de l’autre côté de la Tweed à se regarder mutuellement comme des amis et des frères.

Ces préjugés étaient naturellement dans toute leur force sous le règne du roi Jacques. Les sujets anglais l’accusaient de partialité envers ceux de son ancien royaume, tandis que les Écossais, au contraire, avec une égale injustice, lui reprochaient d’avoir oublié son pays natal, et de négliger les anciens amis à la fidélité desquels il avait été si redevable.

Le caractère du roi, pacifique jusqu’à la timidité, le portait perpétuellement à s’interposer comme médiateur parmi les factions des mécontents dont les querelles troublaient la cour. Mais, malgré toutes ses précautions, les historiens ont rapporté plusieurs circonstances où la haine mutuelle de ces deux nations, qui, après avoir été ennemies pendant mille ans, venaient d’être si récemment unies, éclata avec une fureur qui menaçait d’un embrasement général. Cette haine se communiquait des premières jusqu’aux dernières classes de la société. Et en même temps qu’elle occasionnait des débats dans le conseil et dans le parlement, des factions à la cour, et des duels parmi la noblesse, elle produisait dans la même proportion des désordres et des querelles dans les rangs inférieurs du peuple.

À l’époque où ces inimitiés avaient le plus de violence, un mécanicien ingénieux, mais fantasque et entêté dans ses opinions, consacrait, dans la ville de Londres, sa vie à l’étude des sciences abstraites : il se nommait David Ramsay ; et soit que ce fût son grand talent dans sa profession, comme les courtisans le prétendaient, ou comme le murmuraient tout bas ses voisins, l’avantage d’avoir pris naissance dans la bonne ville de Dalkeith, près d’Édimbourg, qui lui eût servi de recommandation, le fait est qu’il avait obtenu dans la maison du roi Jacques la charge de fabricant de montres et d’horloges de Sa Majesté. Il ne dédaignait cependant pas de conserver une boutique dans Temple-Bar, à quelques toises de l’église de Saint-Dunstan.

La boutique d’un marchand de Londres, comme on peut le supposer, était alors bien différente de celles que nous voyons maintenant dans les mêmes rues. Les marchandises était exposées en vente dans des montres et n’étaient préservées des injures du temps que par une couverture en canevas : tout cela ressemblait beaucoup plus aux étalages et aux baraques qui sont élevées pour la commodité temporaire des marchands forains qu’à l’établissement d’un respectable citoyen. Mais plusieurs des plus riches boutiquiers, et David Ramsay était du nombre, avaient attenant à leur échoppe un petit appartement qui s’ouvrait par derrière, et était à la boutique extérieure à peu près ce que la caverne de Robinson Crusoé était pour la tente qu’il avait construite devant. Maître Ramsay avait coutume de se retirer dans cette seconde place pour s’y livrer aux calculs abstraits de son art, car il visait aux perfectionnements et aux découvertes, et quelquefois il poussait ses recherches, comme Napier et d’autres mathématiciens de ce temps, jusque dans les sciences abstraites.

Quand il se livrait à ces occupations, il laissait les postes extérieurs de son établissement commercial à ses deux apprentis, jeunes gens robustes et doués d’une bonne poitrine, qui passaient la journée à crier : « Que demandez-vous ? que demandez-vous ? » accompagnant ces mots de la nomenclature de tous les articles dont ils tenaient un assortiment. Cet appel direct et personnel aux passants n’est plus maintenant en usage que dans la rue Montmouth (s’il existe même encore dans ce refuge des marchands de vieux habits, parmi les enfants de la race errante d’Israël) ; mais dans le temps dont nous parlons, c’était une coutume commune aux juifs et aux gentils, et qui remplaçait le charlatanisme des annonces de nos journaux : le but de tous ces moyens est d’attirer l’attention du public en général, et des amis en particulier, sur l’incomparable excellence des marchandises exposées en vente, à un prix si modique que les marchands semblent plutôt avoir en vue le service du public que leur avantage particulier. Ceux qui proclamaient verbalement l’excellence de leurs marchandises avaient un avantage sur ceux qui maintenant se servent des feuilles d’annonce, c’est qu’ils pouvaient, dans différentes circonstances, adapter adroitement leurs paroles à l’extérieur particulier et au goût des passants.

Ce dernier perfectionnement était aussi d’usage dans la rue Montmouth, comme nous le rappelons encore, et on nous a souvent fait apercevoir à nous-même ce qui pouvait manquer à notre costume, en nous exhortant à nous faire habiller plus convenablement ; mais ceci est une digression.

Ce mode d’invitation directe et personnelle aux chalands devenait cependant une tentation dangereuse pour les jeunes étourdis chargés d’attirer les pratiques en l’absence de la personne intéressée à la vente. Se fiant à leur nombre et à leur esprit de corps, les apprentis et commis-marchands de Londres se permettaient souvent des libertés avec les passants, et exerçaient leur esprit aux dépens de ceux qu’ils n’avaient aucun espoir de convertir en acheteurs par leur éloquence. Si ces sarcasmes leur attiraient quelques violentes représailles, tous les autres garçons de boutique étaient prêts à venir au secours de leurs confrères, comme le dit une vieille chanson que le docteur Johnson avait coutume de fredonner :


Et de Londres, grands et petits,
Se levaient tous les apprentis.


Des combats acharnés s’engageaient souvent à ces occasions, surtout quand les étudiants en droit[2] ou autres jeunes gens appartenant à l’aristocratie étaient insultés ou croyaient l’être. Alors les épées nues se croisaient souvent avec les bâtons des citoyens, et il restait presque toujours quelque victime sur la place de l’un et l’autre côté. Dans ce temps la police, toujours lente et insuffisante, n’avait pas d’autres ressources que celle de l’alderman du quartier, qu’appelait les maîtres boutiquiers et mettait fin à la dispute par la force du nombre, comme on voit les Capulet et les Montagu séparés sur le théâtre[3].

Dans le temps où cet usage était celui des plus respectables aussi bien que des moins considérables boutiquiers de Londres, David Ramsay, le soir même où commence cette histoire sur laquelle nous appelons l’attention du lecteur, s’était retiré, pour se livrer à ses travaux abstraits, à ses études de prédilection : il avait laissé la direction de la partie extérieure de sa boutique ou échoppe à ses susdits apprentis, savoir, Jenkin Vincent et Frank Tunstall, garçons rusés, actifs, robustes et remarquables par la force de leurs poumons. Vincent avait été élevé à l’excellent collège de l’hôpital de Christ-Curch, il n’avait donc jamais quitté Londres où il était né, et possédait toute la vivacité, l’adresse et l’audace qui caractérisent la jeunesse d’une grande ville. Il était alors âgé d’une vingtaine d’années, d’une forte constitution, mais remarquablement bien fait : célèbre par ses exploits des jours de fêtes au jeu de balle et aux autres exercices gymnastiques, il était presque sans rivaux pour le maniement de l’épée, quoiqu’il ne se fût servi jusque-là que du bâton. Il connaissait toutes les petites rues, les allées sombres, les impasses solitaires du quartier, mieux que son catéchisme. Il s’occupait aussi activement des affaires de son maître que de ses propres espiègleries et fredaines, et savait si bien arranger les choses, que l’honneur qu’il se faisait dans le premier cas le tirait d’affaire, ou du moins lui servait d’excuse dans le second, quand le besoin de s’amuser l’entraînait dans certaines incartades, qui, nous devons pourtant le dire, n’avaient eu jusque-là rien de déshonorant pour lui.

Il se laissait aller quelquefois à des écarts que David Ramsay son maître, quand il les découvrait, cherchait à réprimer, s’efforçant de lui faire tenir une conduite plus régulière : sur d’autres, au contraire, le maître fermait les yeux, leur attribuant le même effet qu’à l’échappement d’une montre qui absorbe une surabondante quantité de l’impulsion mécanique.

La physionomie de Jin Vin (c’était le nom qu’on lui donnait familièrement) répondait au portrait qu’on a fait de son caractère. Sa tête, sur laquelle son bonnet plat d’apprenti était généralement posé de côté, était entièrement couverte de cheveux épais et d’un noir de corbeau, qui, naturellement frisés, seraient devenus très-longs, si l’humble coutume de son état et la stricte recommandation de son maître ne l’eussent forcé à les couper très-courts : ce n’était point toutefois sans répugnance, car il regardait avec envie les boucles flottantes que les courtisans et les étudiants en droit, qui appartenaient à l’aristocratie, commençaient à se permettre comme une marque distinctive de supériorité et de noblesse. Les yeux de Vincent étaient un peu enfoncés dans sa tête, d’un noir très-vif, pleins de feu, de malice et d’intelligence, et avaient une expression railleuse, même quand il prononçait les paroles consacrées à son commerce, comme s’il ridiculisait ceux qui étaient disposés à donner quelque attention à ses lieux communs. Il avait cependant assez d’adresse pour y mêler quelques petits traits de son invention, qui donnaient une tournure bouffonne même au langage routinier de la boutique ; et la promptitude de ses manières, son empressement et son désir d’obliger, son intelligence et la politesse qu’il savait montrer là où il croyait la politesse nécessaire : toutes ces qualités avaient fait de lui le favori des pratiques de son maître.

Ses traits étaient loin d’être réguliers, car son nez était aplati, sa bouche des plus grandes, et son teint tirait un peu plus sur le brun qu’on ne le jugeait alors compatible avec la beauté, même dans un homme. Mais aussi, quoiqu’il eût toujours respiré l’air d’une ville entourée de murailles, ses joues avaient le mâle incarnat de la force et de la santé ; son nez retroussé donnait un air d’esprit et d’espièglerie à tout ce qu’il disait, et secondait bien l’expression maligne de ses yeux : sa bouche enfin, quoique grande, était garnie de lèvres bien formées et bien colorées, qui, lorsqu’il riait, découvraient une rangée de dents fortes et régulières, et blanches comme de l’ivoire. Tel était le moins jeune des apprentis de David Ramsay, fabricant de montres et d’horloges de Sa Majesté Jacques Ier.

Le compagnon de Jenkin était le dernier des deux apprentis, bien qu’il pût être son aîné de deux ans. Il avait d’ailleurs un caractère plus tranquille et plus modéré. Francis Tunstall était issu d’une ancienne et orgueilleuse famille qui réclamait le titre de « Sans tache, » parce que, au milieu des chances diverses dés guerres longues et sanglantes des Deux-Roses, elle avait suivi avec une inébranlable fidélité la maison de Lancaster ; le moindre rejeton de cet arbre attachait de l’importance à la racine d’où il était sorti, et on supposait que Tunstall nourrissait en secret une portion de cet orgueil de famille, qui avait arraché des larmes à sa mère, devenue veuve et indigente, quand elle se vit obligée de lui donner un genre de vie qui dérogeait, comme le lui suggéraient du moins ses préjugés, au rang de ses ancêtres.

Malgré ces idées aristocratiques, le maître trouvait ce jeune homme plus docile, plus régulier et plus strictement attentif à son devoir que son actif et alerte camarade. Tunstall plaisait aussi à l’horloger par l’attention particulière qu’il semblait disposé à prêter aux principes abstraits de la mécanique, dont les limites étaient agrandies chaque jour par les progrès des sciences mathématiques. À la vérité, Vincent laissait son compagnon bien loin derrière lui dans tout ce qui avait rapport à la mise en pratique, à l’adresse manuelle nécessaire à l’exécution, et le surpassait doublement dans toutes les affaires qui concernaient le métier. Cependant, David Ramsay avait coutume de dire que si Vincent savait mieux faire une chose, Tunstall connaissait mieux les principes d’après lesquels elle se faisait, et il disait souvent à ce dernier qu’il était trop instruit dans la théorie pour devoir jamais se contenter d’une exécution médiocre. Tunstall était réservé et studieux, et quoique parfaitement civil et obligeant, il ne paraissait jamais se croire à sa place quand il vaquait aux devoirs de la boutique. Il était grand et bien fait, avait les cheveux blonds et les membres bien formée les traits réguliers, les yeux bleus, bien fendus, un nez droit d’une forme grecque, et une physionomie qui exprimait à la fois la douceur et l’intelligence, mais où régnait une gravité au-dessus de son âge, et qui allait presque jusqu’à la mélancolie. Il vivait fort d’accord avec son compagnon, et s’empressait de le soutenir quand celui-ci était engagé dans quelques-unes des querelles qui, comme nous l’avons déjà dit, troublaient fréquemment la ville de Londres en ce temps-là. Mais quoique Tunstall s’entendît à manier le bâton, qui était l’arme des comtés du nord, avec un très-grand degré de perfection, et quoiqu’il fût naturellement fort et actif, son intervention en de telles circonstances semblait toujours une chose de nécessité ; et comme il ne se joignait jamais volontairement ni aux querelles, ni aux jeux, il était beaucoup moins considéré par la jeunesse du quartier que son ardent et actif ami Jin Vin. C’était au point même que sans le crédit de son camarade et son intercession, Tunstall aurait couru la chance d’être exclu de la société des jeunes gens de sa classe, qui l’appelaient par dérision le Cavaliero Cuddy et le gentil Tunstall. D’un autre côté, le jeune homme lui-même, privé de l’air salubre dans lequel il avait été élevé, et de l’exercice auquel il était accoutumé quand il habitait son toit natal, perdait peu à peu la fraîcheur de son teint sans manifester précisément aucun symptôme d’un mal quelconque ; il devenait pâle et maigre à mesure qu’il grandissait ; il finit par avoir un extérieur faible et délicat sans être atteint d’aucune maladie, et sans avoir d’autre disposition maladive que de fuir la société et de consacrer ses moments de loisir à des études particulières, plutôt que de se mêler aux jeux de ses compagnons, ou même d’aller aux théâtres qui étaient le rendez-vous de ses pareils. C’était là en effet que, suivant de respectables autorités, les commis-marchands qui occupaient la dernière galerie s’amusaient à se jeter à la tête des trognons de pommes et des coquilles de noix, remplissant toute la salle de désordre et de clameurs.

Tels étaient les deux jeunes gens qui appelaient David Ramsay leur maître, et contre lesquels il avait coutume de gronder depuis le matin jusqu’au soir, lorsque leurs singularités venaient se mettre en opposition avec les siennes, ou interrompre le cours tranquille et lucratif de la vente.

Après tout, les deux jeunes gens étaient attachés à leur maître ; et lui, brave homme, quoique fort distrait et un peu bizarre, ne l’était guère moins à eux. Lorsqu’il lui arrivait en quelque occasion de se laisser un peu échauffer par le vin, il avait coutume de se vanter dans son dialecte du Nord, « des deux jolis garçons qu’il avait chez lui, et des regards que les dames de la cour jetaient sur eux lorsque, parcourant la ville dans leurs carrosses, elles s’arrêtaient à la porte de sa boutique. » Mais David Ramsay ne manquait jamais en même temps de redresser son grand et maigre squelette, d’étendre ses mâchoires décharnées, en faisant une grimace effrayante, et d’indiquer par un signe de son long visage et un clignotement de son petit œil gris, qu’il y avait encore dans Fleet-Street une autre figure non moins digne d’être regardée que celles de Frank et de Jenkin. Sa vieille voisine, la veuve Simons, la couturière, qui, dans sa jeunesse, avait fourni à la fleur des élégants et des libertins du Temple des jabots, des manchettes et des tours de col, distinguait encore plus particulièrement l’espèce d’attention que les dames de qualité qui visitaient la boutique de David Ramsay accordaient à ses apprentis. « Le jeune Frank, à ce qu’elle disait, attirait ordinairement les regards des jeunes dames, comme ayant quelque chose de doux et de mélancolique dans la physionomie, mais cela s’arrêtait là ; car la timidité du pauvre garçon l’empêchait de dire un seul mot. Jin Vin, au contraire, était rempli d’espièglerie et de bonne volonté, toujours disposé à rire, empressé et serviable. Son pas ressemblait, pour l’élasticité, à celui d’un jeune daim de la forêt d’Epping, et son œil noir comme celui d’une Égyptienne, était si plein de feu, qu’aucune femme connaissant le monde ne pouvait faire aucune comparaison entre ces deux garçons. Quant au pauvre voisin Ramsay, ajoutait-elle, c’est un bon et honnête voisin, et un homme instruit sans doute, qui pourrait devenir riche s’il avait du sens commun à l’appui de sa science. Sans doute, pour un Écossais, le voisin Ramsay n’était pas un méchant homme ; mais il était toujours si barbouillé de fumée, si rempli de fils d’or et de limaille de cuivre, si couvert d’huile et de noir de lampe, que, d’après la dame Simons, il faudrait toute sa boutique pleine de montres pour décider toute femme un peu propre à toucher ledit voisin Ramsay autrement qu’avec une paire de pincettes. »

Une autorité encore plus grave, la dame Ursule, femme de Benjamin Suddlechop, le barbier, était absolument de la même opinion.

Tels étaient pour les qualités naturelles et l’estime dont ils jouissaient dans le public les deux jeunes gens qui, par un beau jour d’avril, ayant fait leur service à la table de leur maître et de sa fille pendant leur dîner, à une heure (car telle était, ô jeunes gens de Londres, la sévère discipline à laquelle vos prédécesseurs étaient soumis !), allèrent se régaler des restes du dîner de leur maître, conjointement avec deux domestiques femelles, dont une cuisinière, et l’autre appelée la femme de chambre de mademoiselle Marguerite. Ils vinrent alors prendre la place de leur maître dans la boutique extérieure, et, conformément à la coutume établie, se mirent à réclamer par leurs sollicitations et leurs éloges des objets étalés en vente, l’attention et la pratique des passants.

Dans cette fonction on suppose aisément que Jenkin Vincent surpassait de beaucoup son camarade timide et réservé. Le dernier n’articulait qu’avec difficulté, et comme s’acquittant d’un acte de devoir dont il était plutôt honteux, il prononçait à peine les mots d’usage : « Que demandez-vous ?… Que demandez-vous ?… des montres ?… des horloges ?… des lunettes ?… Que demandez-vous, monsieur ?… Que demandez-vous, madame ?… des lunettes ?… des montres ?… des horloges ? »

Mais cette insipide répétition, qui n’était variée que par le différent arrangement des mots, était plate en comparaison du style fleuri et pompeux de Jenkin Vincent, cet apprenti au front intrépide, à la langue dorée, à l’esprit vif et railleur, que nous avons déjà décrit. « Que demandez-vous, noble monsieur ?… Que demandez-vous, ma belle dame ? » disait-il d’un ton en même temps hardi et flatteur, ce qui était souvent appliqué de manière à plaire aux personnes auxquelles il s’adressait, et à exciter un sourire parmi ses auditeurs. « Dieu bénisse Votre Révérence ! » criait-il à un ecclésiastique bénéficier ; « le grec et l’hébreu ont fatigué les yeux de Votre Révérence… Achetez une paire de lunettes de David Ramsay ! le roi, Dieu bénisse Sa Majesté sacrée ! ne lit jamais l’hébreu ou le grec sans en faire usage. — En êtes-vous bien sûr ? dit un corpulent ministre de la vallée d’Évesham ; en ce cas, si le chef de l’Église en porte, Dieu bénisse Sa Majesté sacrée ! je veux essayer ce qu’elles pourront faire pour moi ; car je ne suis plus en état de distinguer une lettre hébraïque d’une autre, depuis… je ne sais combien de temps, depuis une maladie que j’ai faite. Choisissez-moi une paire de lunettes, de celles que porte Sa Majesté sacrée, mon bon garçon. — En voici une paire qui conviendra à Votre Révérence, » reprit Jenkin en montrant une paire de lunettes qu’il touchait de l’air d’un profond respect. « Sa Majesté sacrée les a mises il y a quelques semaines sur son respectable nez, et les aurait gardées pour son usage très-sacré ; mais la monture en étant, comme le voit Sa Révérence, du jais le plus pur, cela convient mieux, comme Sa Majesté très-sacrée s’est plu à le dire, à un évêque qu’à un prince séculier. — Sa Majesté très-sacrée le roi, » répliqua le digne homme, « fut toujours un autre Daniel dans ses jugements. Donnez-moi les lunettes, mon bon garçon, et qui sait sur le nez de qui elles peuvent se trouver placées dans deux ans d’ici ? notre révérend frère de Gloucester se fait vieux. »

Il ouvrit ensuite sa bourse, paya les lunettes, et quitta la boutique d’un air bien plus important que celui qu’il avait en y entrant.

« Fi donc, dit Tunstall à son compagnon, ces verres ne conviendront jamais à un homme de son âge. — Vous êtes un sot, Frank, répliqua Vincent ; si le bon docteur avait désiré des verres qui l’aidassent à lire, il les aurait essayés avant d’en acheter. Il ne prétend pas s’en servir lui-même, et ces lunettes-là conviendront aussi bien pour être montrées aux gens que les meilleures que nous ayons dans la boutique… Que demandez-vous ? cria-t-il, recommençant ses sollicitations : un miroir pour votre toilette, ma belle dame ? Votre coiffure est de travers… C’est dommage, elle est de si bon goût. »

La femme s’arrêta et acheta un miroir.

« Que demandez-vous ?… une montre, maître avocat… une montre qui ira aussi vite que votre éloquence ? — Taisez-vous, monsieur, » répondit le docteur en droit, dérangé par les paroles de Vincent au milieu d’une sérieuse consultation qu’il tenait avec un grave procureur ; « taisez-vous : il n’y a pas un drôle qui ait le verbe plus haut que vous entre la taverne du Diable et Guildhall. — Une montre, recommença l’imperturbable Jenkin, qui ne perdra pas treize minutes pendant un procès de treize ans ?… Il ne peut plus m’entendre… Une montre, qui vous dira, maître poète, combien de temps la patience de l’auditoire supportera votre première pièce au théâtre du Taureau-Noir ? »

Le poète sourit, et fouilla tous les recoins de son gousset, jusqu’à ce qu’il y eût trouvé une petite pièce de monnaie.

« Voilà six sous pour entretenir ton esprit, mon ami, dit-il. — Grand merci, répondit Vincent ; à la prochaine représentation d’une de vos pièces, j’amènerai une foule de bons garçons bien vigoureux qui mettront à la raison tous les sifflets qui pourraient partir du parterre, ou de nos petits maîtres étalés sur le théâtre : sinon le rideau pourrait bien en souffrir. — Maintenant voilà ce que j’appelle une bassesse, dit Tunstall : prendre l’argent de ce pauvre rimeur ! — Vous êtes un hibou, encore une fois, répliqua Vincent ; s’il n’a rien gardé pour acheter du fromage et des radis, il dînera seulement un jour plus tôt avec quelque patron ou quelque acteur, car c’est son habitude cinq fois par semaine. Il n’est pas naturel qu’un poète se paie lui-même son pot de bière. Je boirai ses six sous pour lui, afin de lui épargner cet affront ; et à la troisième représentation, à son bénéfice, il en aura pour son argent, je vous le promets… Mais voici une autre espèce de pratique… Regardez le drôle de garçon ! regardez comme il ouvre la bouche devant toutes les boutiques, comme s’il voulait avaler les marchandises… Oh ! Saint-Dunstan l’a rempli d’admiration, Dieu veuille qu’il n’avale pas les statues ! Regardez comme il reste étonné à la vue d’Adam et d’Ève jouant leur carillon. Allons, Frank, toi qui es un savant ! explique-moi ce que c’est que ce garçon-là avec sa casquette bleue et une plume de coq dessus pour montrer la noblesse de son sang, ses yeux gris, ses cheveux blonds, son épée à poignée de fer, son habit tout usé, sa marche à la française, son regard espagnol… un livre à sa ceinture et un petit poignard de l’autre côté, ce qui indique en lui un demi-pédant et un demi-tapageur. Comment appelez-vous cette pièce curieuse ? — Un franc Écossais, dit Tunstall, tout fraîchement arrivé ici, je suppose, pour aider le reste de ses compatriotes à ronger les os aux braves habitants de la vieille Angleterre… C’est une chenille, je crois, qui vient dévorer ce que les sauterelles ont épargné.


Au beau pays d’Écosse il reçut la naissance ;
Tout gueux qu’il soit, il faut nourrir son indigence.


— C’est cela même, Frank, répondit Vincent. — Chut ! dit Tunstall ; n’oublions pas que notre maître en est… — Bah ! répondit son pétulant camarade, notre maître sait de quel côté son pain est beurré, et je vous garantis qu’il n’a pas vécu si longtemps parmi des Anglais, et aux dépens des Anglais, pour nous en vouloir de notre esprit anglais… Mais voyez, notre Écossais a fini de contempler Saint-Dunstan, et le voilà qui vient de notre côté. Ma foi, en l’examinant bien, c’est un garçon vigoureux en dépit des taches de rousseur et du hâle dont son visage est couvert… Il s’approche encore davantage, je m’en vais lui parler…

— Et prenez garde, dit son camarade, que cela ne finisse par quelques os cassés, car il n’a pas l’air d’un garçon fort endurant.

— Je m’en moque, reprit Vincent ; et s’adressant à l’étranger : Achetez une montre, illustre chef du Nord ; achetez une montre pour compter le nombre des heures d’abondance qui se sont écoulées pour vous depuis le bienheureux moment où vous tournâtes le dos à Berwick… Achetez des lunettes pour mieux voir ces Anglais prêts à devenir votre proie ; achetez ce que vous voudrez… vous aurez crédit pour trois jours ; car vos poches fussent-elles aussi vides que celles du père Fergus, vous êtes Écossais, et vous voici à Londres, c’est-à-dire que vous aurez le temps de les remplir d’ici là. »

L’étranger regarda l’espiègle apprenti en fronçant le sourcil, et en portant la main sur son bâton d’une manière menaçante.

« Achetez une médecine, dit l’imperturbable Vincent, si vous ne voulez acheter ni temps ni lumière… une médecine pour l’estomac… Monsieur, voici la boutique d’un apothicaire de l’autre côté de la rue. »

Ici l’apprenti Galien, qui était à la porte de son maître avec son bonnet plat, ses dessus de manches de grosse toile et un gros pilon de bois à la main, ramassa la balle que Jenkin lui jetait, et se mit à crier à son tour : « Que demandez-vous, monsieur ? Achetez un précieux onguent calédonien,

Flos sulphur, cum butyro, quant. suff.[4]. — Dont on se servira après s’être fait frotter avec une serviette de chêne anglais, » reprit Vincent.

Le bon Écossais avait prêté le flanc à cette décharge d’artillerie légère en arrêtant sa marche majestueuse, et regardant de travers d’abord l’un, puis l’autre des assaillants, comme pour les menacer d’une riposte ou d’une vengeance plus sérieuse. Mais son flegme ou sa prudence naturelle l’emporta sur son indignation ; et secouant la tête de l’air d’un homme qui méprise les railleries auxquelles il vient d’être exposé, il continua de descendre Fleet-Street poursuivi par les éclats de rire de ses persécuteurs.

« L’Écossais ne se bat pas qu’il n’ait vu son sang, dit Tunstall, qui, né dans le nord de l’Angleterre, savait tous les dictons populaires de cette contrée. — Ma foi, je ne sais pas, dit Jenkin… Il n’a pas l’air de plaisanter, ce garçon-là, et je gage qu’il n’ira pas loin sans distribuer quelque bon coup… Écoutez, écoutez ! les voilà qui s’attroupent. »

Effectivement le cri bien connu, « Apprentis ! apprentis, aux bâtons, aux bâtons ! » commença à retentir le long de Fleet-Street ; et Jenkin saisit son arme qui était là sous le comptoir, afin de pouvoir la trouver sous sa main au moindre signal ; et criant à Tunstall de prendre la sienne et de le suivre, il sauta par-dessus la demi-porte qui fermait la boutique, et courut de toute sa force vers le lieu où se rassemblait la foule, répétant sur son chemin le cri de guerre des apprentis, et coudoyant ou renversant tout ce qui s’opposait à son passage. Son camarade, après avoir appelé son maître pour avoir l’œil sur la boutique, suivit aussitôt son exemple, et courut après lui aussi vite qu’il put, quoique avec plus d’égards pour les passants, tandis que le vieux David Ramsay, les mains et les yeux levés au ciel, un tablier vert devant lui, et n’ayant eu que le temps de serrer dans son sein un verre qu’il polissait, arriva à la hâte pour veiller à la sûreté de ses marchandises, sachant par une vieille expérience que, quand le cri Aux bâtons ! se taisait entendre, il n’avait pas grand service à attendre de ses apprentis.



  1. Nom donné au peuple écossais, comme on donne celui de Paddy aux Irlandais. a. m.
  2. Les Templiers dit le texte, parce que les gens de loi occupent le local où demeurèrent les chevaliers du Temple. a. m.
  3. Roméo et Juliette, tragédie de Shakspeare. a. m.
  4. Formule médicale abrégée, pour fleur de soufre et de beurre, quantité suffisante. a. m.