Les Avadânas, contes et apologues indiens/5

Traduction par Stanislas Julien.
Paris B. Duprat (1p. 31-36).


V

LES CORBEAUX ET LES HIBOUX.

(Défiez-vous des hypocrites.)


Jadis, il y avait des corbeaux et des hiboux qui étaient constamment en guerre. Les corbeaux attendaient le jour, et, sachant que les hiboux n’y voyaient goutte, écrasaient et tuaient ces oiseaux, et se repaissaient de leur chair. De leur côté, les hiboux sachant que, pendant la nuit, les corbeaux étaient aveugles, les attaquaient à coups de bec, leur ouvraient les entrailles et se repaissaient, à leur tour, de leur chair. De cette manière, les uns craignaient le jour et les autres la nuit ; cela n’avait pas de fin. Dans ce temps-là, au milieu des oiseaux, se rencontra un corbeau plein de prudence. Il parla à ses compagnons, et leur dit : « Notre hostilité mutuelle est vraiment implacable ; nous finirons par nous exterminer complètement les uns les autres ; et il est impossible que les deux partis restent sains et saufs. Il faut employer un moyen habile pour exterminer tous les hiboux, et, après cela, nous pourrons vivre tranquilles et heureux ; autrement, notre perte est certaine.

— À merveille, s’écrièrent les corbeaux ; mais quel beau projet avez-vous conçu pour exterminer nos ennemis ?

— Mes amis, répondit le corbeau prudent, vous n’avez qu’à m’assaillir à coups de bec, m’arracher les plumes et me peler le cou. J’emploierai alors un stratagème qui amènera leur extermination complète. »

Les corbeaux l’ayant traité suivant son désir, il se rendit dans l’état le plus piteux à l’entrée du trou des hiboux, et poussa des cris lamentables. Un hibou ayant entendu ses plaintes, sortit et l’interrogea : « Pourquoi venez-vous vers notre demeure, le crâne meurtri et déchiré, et le corps tout dépouillé de plumes et de duvet ? Vos cris lugubres annoncent de cruelles souffrances. Peut-on en savoir la cause ?

— La multitude des corbeaux, leur répondit-il, a conçu contre moi une haine acharnée. Ne pouvant plus vivre avec eux, je viens me réfugier auprès de vous pour échapper à leur rage. »

Le hibou s’apitoya sur son sort et voulut le nourrir avec bonté, mais tous ses compagnons s’écrièrent : « C’est un ennemi mortel que nous ne devons même pas approcher. Pourquoi le nourrir, et accroître à nos dépens sa haine et son hostilité ?

— Aujourd’hui, reprit le hibou, comme il est accablé de misère et de douleur, il vient nous demander un asile. Il est seul et abandonné, quel mal pourrait-il nous faire ? »

Ils consentirent aussitôt à le nourrir, et lui apportaient constamment les restes de leurs proies. Mais, après un certain nombre de jours et de mois, son duvet revint, et ses ailes se garnirent de plumes comme auparavant. Le corbeau, témoignant une joie feinte, imagina secrètement un habile stratagème. Il ramassa des branches sèches, des herbes et des brins de bois, et les arrangea au milieu du trou, comme pour témoigner aux hiboux sa reconnaissance. « À quoi bon tout cela. lui demandèrent-ils.

— Dans tout votre trou, répondit le corbeau, il n’y a que des pierres froides. Ces herbes et ces branches vous garantiront du vent et du froid. »

Les hiboux le crurent et ne dirent mot. Sur ces entrefaites, le corbeau chercha à devenir le gardien de leur retraite, et feignit d’exécuter leurs ordres, sous prétexte de les remercier de leurs bienfaits.

Dans ce même temps, il tomba une neige violente, accompagnée d’un vent glacial, et tous les hiboux se réfugièrent promptement dans leur trou.

Le corbeau profita avec joie de cette occasion : il s’élança vers un endroit où des bergers avaient allumé du feu, apporta dans son bec une branche enflammée, et incendia la demeure des hiboux, qui, en un instant, furent consumés au milieu de leur trou.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Tsa-p’ao-thsang-king, livre VIII.)