Les Avadânas, contes et apologues indiens/3

Traduction par Stanislas Julien.
Paris B. Duprat (1p. 15-26).


III

LE BRÂHMANE CONVERTI.

(De ceux qui sont doués d’une intelligence divine.)


Il y avait jadis un brahmane âgé de vingt ans que la nature avait doué de talents divins. Il n’y avait pas d’affaire, grande ou petite, qu’il ne fût capable d’exécuter en un clin d’œil. Fier de son intelligence, il fit un jour ce serment : « Il faut que je connaisse à fond tous les métiers et toutes les sciences du monde. S’il est un art que je ne possède pas, je me croirai dépourvu d’esprit et de pénétration. »

Là-dessus, il se mit à voyager pour s’instruire ; il n’y eut pas de maître qu’il n’allât trouver. Les six arts libéraux, les différentes sciences, l’astronomie, la géographie, la médecine, la magie qui ébranle la terre et fait crouler les montagnes, le jeu de dés, le jeu d’échecs, la musique, la lutte, la coupe des habits, la broderie, la cuisine, L’art de découper les viandes et d’assaisonner les mets ; il n’y avait rien qu’il ne connût à fond. Il réfléchit alors en lui-même et se dit : « Lorsqu’un homme a tant de talents, qui est-ce qui peut l’égaler ? Je vais essayer de parcourir les royaumes, pour terrasser mes rivaux. J’étendrai ma réputation jusqu’aux quatre mers et j’élèverai jusqu’au ciel la renommée de mes talents. Mes brillants exploits seront inscrits dans l’histoire, et ma gloire parviendra aux générations les plus reculées. »

En achevant ces mots, il se mit en route. Quand il fut arrivé dans un autre royaume, il entra dans un marché et le visita d’un bout à l’autre. Il vit un homme assis qui fabriquait des arcs de corne. Il divisait des nerfs et travaillait la corne avec une telle habileté que ses mains semblaient voler sur son ouvrage. À peine un arc était-il achevé que les acheteurs se le disputaient à l’envi. Le jeune homme songea en lui-même et se dit : « Les sciences que j’avais étudiées me paraissaient complètes, mais, en rencontrant cet homme, je me sens honteux de n’avoir pas appris l’art de faire des arcs. S’il voulait lutter de talent avec moi, je ne saurais lui tenir tête. Il faut que je lui demande des leçons et que j’apprenne son métier. »

Aussitôt, il demanda au fabricant d’arcs la faveur de devenir son disciple. Il travailla avec ardeur, et, dans l’espace d’un mois, il acquit complètement l’art de fabriquer des arcs. Tout ce qu’il faisait était si admirable qu’il effaçait son maître. Il le récompensa généreusement, puis il prit congé de lui et partit. Il arriva dans un autre royaume où il fut obligé de traverser un fleuve. Il y avait un batelier qui faisait mouvoir sa barque avec la vitesse d’un oiseau. Fallait-il tourner, monter ou descendre, il lui imprimait une vitesse sans égale. Le jeune homme songea encore en lui-même et se dit : « Quoique j’aie étudié un grand nombre de métiers, je n’ai pas encore appris celui de batelier. C’est sans doute un métier abject ; mais comme je l’ignore, il faut absolument que je l’apprenne, et que je possède au complet tous les arts du monde. »

Aussitôt, il alla trouver le batelier et exprima le vœu de devenir son disciple. Il lui obéit avec le plus grand respect et fit tous ses efforts pour réussir. Au bout d’un mois, il sut si bien faire tourner son bateau et le diriger, soit au gré des flots, soit contre le courant, qu’il surpassait son maître. Il récompensa largement ce dernier, lui fit ses adieux et partit. Il se rendit dans un autre royaume où le souverain avait fait construire un palais si magnifique qu’il n’en existait pas de pareil au monde. Le jeune homme songea en lui-même et se dit : « Les ouvriers qui ont construit ce palais ont déployé un talent admirable. Depuis que je voyage en secret, je n’ai pas encore étudié l’architecture. Si je voulais lutter de talent avec eux, il est certain que je n’aurais pas l’avantage. Il faut que j’étudie encore, et alors il ne me manquera plus rien. »

Aussitôt il alla trouver un architecte et demanda à devenir son disciple. Il reçut ses leçons avec respect, et mania habilement le ciseau et la hache. Au bout d’un mois, il sut se servir de la toise et du compas, de la règle et de l’équerre, sculpter et ciseler en perfection. Il connaissait à fond tout ce qui concerne le travail du bois. Grâce à ses talents naturels et à sa rare intelligence, il surpassa bientôt son maître ; il le récompensa avec générosité, prit congé de lui et partit. Il continua, à voyager dans le monde, et parcourut seize grands royaumes. Il ordonna à des lutteurs de faire assaut avec lui, mais comme il se disait de première force, personne n’osa répondre à ses défis. Il en conçut de l’orgueil et se dit : « Sur toute la terre, qui est-ce qui pourrait l’emporter sur moi ? »

Dans ce moment, le Bouddha, qui se trouvait à Djètavana, aperçut cet homme, et résolut de le convertir. Par l’effet de sa puissance surnaturelle, il prit la forme d’un religieux, et s’avança vers lui, appuyé sur son bâton et tenant à la main le vase aux aumônes. Or, jusqu’à présent, le brâhmane avait parcouru des royaumes où n’existait pas la doctrine du Bouddha, et il n’avait pas encore vu de religieux samanéens. Il se demanda avec étonnement quel était cet homme, et se proposait de l’interroger dès qu’il serait à sa portée. Peu après, le religieux arriva près de lui. « Dans les nombreux royaumes que j’ai visités, lui dit le brâhmane, je n’ai pas encore vu d’hommes du genre de Votre Seigneurie. Parmi les diverses espèces de vêtements, je n’en ai jamais remarqué de cette forme ; parmi les différents objets des temples, je n’ai jamais vu cette sorte de vase. Dites-moi, seigneur, quel homme vous êtes. Votre extérieur et votre costume sont extraordinaires.

— Je suis, dit le religieux, un homme qui dompte son corps.

— Qu’entendez-vous par là ? » demanda le brâhmane.

Le religieux, faisant allusion aux métiers qu’il avait étudiés, prononça ces vers : « Le fabricant d’arcs dompte la corne, le batelier dompte son bateau, le charpentier dompte le bois, l’homme sage dompte son corps. De même qu’une énorme pierre ne peut être emportée par le vent, le sage, qui a une âme forte, ne peut être ébranlé par les louanges ni les calomnies. De même qu’une eau profonde est limpide et transparente, l’homme éclairé, qui a entendu le langage de la loi, épure et agrandit son cœur. »

Là-dessus, le religieux ayant achevé ces vers, s’éleva dans les airs et fit paraître le corps du Bouddha, orné des trente-deux signes d’un grand homme et des quatre-vingts marques de beauté. Il répandit une splendeur divine qui pénétra en tous lieux et illumina le ciel et la terre. Puis, il descendit du haut des airs et dit au brâhmane : « Si, par ma vertu j’ai opéré ce prodige, je le dois à l’énergie avec laquelle j’ai dompté mon corps. »

Après avoir entendu ces paroles, le jeune homme jeta ses cinq membres à terre, la frappa de son front, et s’écria : « Je désire apprendre les règles les plus essentielles pour dompter le corps. »

Le Bouddha fit connaître au brahmane les cinq défenses[1], les dix vertus[2], les six pâramitas[3], les quatre méditations et les trois voies du salut. « Voilà, lui dit-il, les règles pour dompter le corps. L’art de fabriquer des arcs, de diriger une nacelle et de travailler le bois, les six sciences libérales et les talents extraordinaires, sont des choses spécieuses, qui, tout en flattant la vanité de l’homme, agitent son corps, égarent son esprit, et l’asservissent lui-même aux vicissitudes de la vie et de la mort. »

Le brâhmane fut ému de ces paroles du Bouddha, et éprouva une douce joie. Il ouvrit son cœur à la foi, et demanda à être admis au nombre de ses disciples. Le Bouddha lui expliqua encore le sommaire des quatre vérités sublimes et des huit moyens de délivrance, et aussitôt il obtint la dignité d’Arhat.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Fa-yu-pi-yu king.)
  1. 1o Ne pas tuer ; 2o ne pas voler ; 3o ne pas se livrer à la luxure ; 4o ne pas mentir ; 5o ne pas boire de liqueurs spiritueuses.
  2. 1o Ne pas tuer ; 2o ne pas voler ; 3o ne pas se livrer à la luxure ; 4o ne pas mentir ; 5o éviter la duplicité ; 6o ne pas injurier les autres ; 7o ne pas farder ses paroles ; 8o se défendre de la convoitise ; 9o ne pas se mettre en colère ; 10o ne pas regarder autrui d’un mauvais œil.
  3. Les six moyens d’arriver au Nirvân’a, savoir : 1o l’aumône ; 2o la conduite morale ; 3o la patience ; 4o le zèle ardent pour le bien ; 5o la méditation ; 6o l’intelligence.