Les Avadânas, contes et apologues indiens/2

Traduction par Stanislas Julien.
Paris B. Duprat (1p. 8-14).


II

LE LABOUREUR QUI A PERDU SON FILS.

(De ceux qui se sont dépouillés de toute affection.)


Un père et son fils labouraient ensemble. Un serpent venimeux ayant fait mourir le fils, le père continua à labourer comme auparavant. Il ne regarda point son fils et ne pleura point.

« À qui appartient ce jeune homme ? demanda un brâhmane.

— C’est mon fils, répondit le laboureur.

— Puisque c’est votre fils, dit le brâhmane, pourquoi ne pleurez-vous pas ?

— Quand l’homme vient au monde, repartit le laboureur, il fait un premier pas vers la mort ; la force de l’âge est le signal du déclin. L’homme de bien trouve sa récompense et le méchant sa punition. La douleur et les larmes ne servent de rien aux morts. Maintenant, seigneur, entrez en ville. Ma maison est située en tel endroit. Passez-y et dites que mon fils est mort ; puis, prenez mon repas et apportez-le moi.

— Quel est cet homme ? se dit le brâhmane. Son fils est mort, et il ne s’en retourne pas ! Le cadavre gît à terre, et son cœur reste insensible à la douleur ! Il demande froidement de la nourriture ; il n’a pas d’entrailles ; c’est une dureté sans exemple. »

Le brâhmane entra en ville, se rendit dans la maison du laboureur et vit la mère dont le fils était mort. Il lui dit alors :

« Votre fils est mort, et votre mari m’a chargé de lui rapporter son repas. » Le brâhmane ajouta : « Comment ne songez-vous pas à votre fils ? »

La mère du jeune homme répondit au brâhmane par cette comparaison : « Ce fils n’avait reçu qu’une existence passagère ; aussi je ne l’appelais point mon fils. Aujourd’hui il s’en est allé sans moi, et je n’ai pu le retenir. C’est comme un voyageur qui passe dans une hôtellerie, Aujourd’hui, il s’en va de lui-même ; qui pourrait le retenir ? Telle est la situation d’une mère et d’un fils. Que celui-ci s’en aille ou vienne, s’avance ou s’arrête, je n’ai point de pouvoir sur lui ; il a suivi sa destinée primitive et je ne pouvais le sauver. »

Le brâhmane parla ensuite à la sœur aînée du défunt. « Votre jeune frère est mort, lui dit-il ; pourquoi ne pleurez-vous pas ? »

La sœur aînée répondit au brâhmane par cette comparaison. « C’est, lui dit-elle, comme lorsqu’un charpentier est entré dans une forêt. Il coupe des arbres, les lie ensemble et en forme un grand radeau qu’il lance au milieu de la mer ; mais aussitôt survient un vent impétueux qui chasse le radeau et en disperse les débris ; puis les flots entraînent les poutres de l’avant et de l’arrière qui, une fois séparées, ne se rejoignent jamais. Tel a été le sort de mon jeune frère. Réunis ensemble par la destinée, nous sommes nés tous deux dans la même famille. Suivant que notre existence doit être longue ou courte, la vie et la mort n’ont point de temps défini ; on se réunit pour un moment, et l’on se sépare pour toujours ! Mon jeune frère a terminé sa carrière, et chacun de nous suit sa destinée. Je ne pouvais le protéger ni le sauver. »

Le brâhmane parla ensuite à la femme du défunt : « Votre mari est mort, lui dit-il, pourquoi ne pleurez-vous pas. ? »

Cette femme lui répondit par une comparaison. « C’est, lui dit-elle, comme deux oiseaux qui volent et vont se reposer au sommet d’un grand arbre ; ils s’arrêtent et dorment ensemble. Puis, aux premières lueurs du jour, ils se lèvent et s’envolent chacun de leur côté, pour chercher leur nourriture. Ils se réunissent, si la destinée le veut ; sinon, ils se séparent. Mon époux et moi, nous avons eu le sort de ces oiseaux. Quand la mort est venue le trouver, il a suivi sa destinée primitive, et je ne pouvais le sauver. »

Le brâhmane parla encore à son esclave et lui dit : « Votre maître est mort ; pourquoi ne pleurez-vous pas ? »

L’esclave lui répondit par cette comparaison : « Mon maître, par l’effet de la destinée, s’est trouvé uni à moi. J’étais comme le veau qui suit un grand taureau. Si un homme tue ce grand taureau, le veau qui se trouve près de lui ne saurait lui sauver la vie. La douleur et les cris du veau ne serviraient à rien. »

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Fa-youen-tchou-lin, livre LII.)